Et si la crise était une chance?

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Souvenez-vous du boom des années folles après la Première Guerre mondiale ou de celui des Trente Glorieuses après la Seconde. Pourquoi ne connaîtrions-nous pas un tel dynamisme après deux ans de crise sanitaire?

“Nous sommes en guerre.” Le choc provoqué par la pandémie a souvent été comparé à celui d’un grand conflit, avec son cortège de décès, de faillites, de dépressions. Mais l’après-coronavirus pourrait donc ressembler à l’après-guerre. Et cela, c’est bien plus positif.

Il y a deux ans, le spécialiste belge du vélo connecté Cowboy n’aurait jamais pensé attaquer le marché américain car on vendait dans tous les “States” moins de bicyclettes que dans le Benelux. Mais voilà, avec le covid, les choses ont changé, les aides publiques à l’achat de vélos électriques se sont multipliées. Cowboy désire donc désormais entrer dans ce marché américain qui d’ici 2025, représentera 4 milliards de dollars!

“Le coronavirus est une opportunité, rappelle le secrétaire d’Etat à la relance Thomas Dermine en présentant son plan. C’est la première fois que nous faisons l’expérience dans notre chair, nos vies familiales, nos vies professionnelles, d’un événement externe qui change notre façon de voir le monde.” La crise a fait bouger les lignes car on a tous ressenti le besoin de faire redémarrer l’économie autrement: avec la digitalisation et la décarbonation de l’économie, de vastes chantiers se sont ouverts, des nouveaux business et de nouveaux modèles apparaissent, aidés par d’énormes plans d’investissements et un changement de mentalité.

Quelqu’un qui a très bien décrit ce bouleversement est l’essayiste et journaliste Martial You ( lire son interview ci-après): “Jamais, dit-il, tant de milliards n’auront été adossés à une telle mutation technologique pour nous propulser dans le monde d’après. Un monde meurt à l’instant où un autre, qui bourgeonnait, est sur le point d’éclore”.

La Belgique pionnière de l’e-santé

Des bourgeons apparaissent partout: dans l’énergie verte, la sidérurgie, la construction, l’organisation du travail, l’enseignement, et même la santé.

Dans ce dernier secteur, l’incubateur bruxellois de start-up médicales E-Health Venture est en première ligne pour percevoir ces changements. Celui-ci voulait au départ mettre en place un modèle qui fonctionne très bien en Israël. “Aider les hôpitaux à développer leurs idées digitales et les commercialiser, explique Marius Declerck, responsable des opérations d’E-Health Venture. Nous étions prêts à nous lancer mais avec la crise sanitaire, les hôpitaux se sont repliés sur leurs activités prioritaires. Cela a retardé notre départ et nous le ressentons encore aujourd’hui. En revanche, la digitalisation de la santé, qui est le domaine dans lequel nous sommes, offre des opportunités immenses dans le futur. On voit des entreprises comme Proximus ou Vodaphone mettre la santé en haut de leur agenda.”

Télémédecine Notre pays est devenu un pionnier dans l'e-santé.
Télémédecine Notre pays est devenu un pionnier dans l’e-santé.© GETTY IMAGES

Notre pays est devenu un pionnier dans l’e-santé, comme en témoigne le nouveau règlement Inami annoncé au début de cette année. Avec le covid, la loi a autorisé le remboursement temporaire des téléconsultations. Mais depuis le mois de janvier, elle prévoit la possibilité de rembourser des services de télémédecine, y compris l’achat d’applications mobiles. C’était la dernière brique de la plateforme belge des applications mobiles de santé (mHealthBelgium) créée en 2018. Elle est gérée par la Fédération belge de l’industrie des technologies médicales (beMedTech) et la Fédération belge des entreprises technologiques (Agoria). Pour être remboursées, les applications devront franchir trois niveaux successifs. Et cela peut aller vite car aujourd’hui, on compte une quinzaine d’applications au premier niveau, et quelques-unes déjà au deuxième. “Cette nouvelle réglementation de l’Inami est une étape majeure, se réjouit Marius Declerck. Les valorisations des entreprises qui ont atteint ce troisième niveau aux Etats-Unis ou en Israël sont monstrueuses”.

L’urgence climatique

Cette émergence d’un nouveau monde est soutenue par un déversement d’argent public comme jamais on l’avait vu auparavant. “Pour résister à l’effondrement économique, en un an, les banques centrales du monde entier ont conçu ex nihilo 10.000 milliards de dollars d’argent nouveau”, rappelle Martial You.

Il ne s’agit pas seulement de subsidier des activités à l’arrêt mais de faire rebondir l’économie: le plan de relance européen s’élève à 750 milliards d’euros (390 milliards de subventions, 360 milliards de prêts). La Belgique recevra un peu moins de 6 milliards qui viendront financer 85 projets d’investissement et 36 projets de réformes.

A côté de cette manne européenne, chaque Etat ajoutera aussi sa contribution. Pour l’économie wallonne, par exemple, cela signifie une injection d’argent de 7,6 milliards, dont une partie a été naturellement réorientée pour reconstruire une région dévastée par les inondations de juillet. Et nos voisins en font autant. Le plan de relance allemand pèse 130 milliards, le plan français 100 milliards. Et l’on ne parle ici que de l’argent public. Parallèlement, les marchés financiers se sont eux aussi mis au vert. En tout, le marché des green bonds dépasse déjà le trillion de dollars, et ce n’est qu’un début.

Digitalisation Aujourd'hui, une paire de chaussures sur deux serait achetée en ligne.
Digitalisation Aujourd’hui, une paire de chaussures sur deux serait achetée en ligne.© GETTY IMAGES

En Europe, mais aussi en Chine et aux Etats-Unis, les autorités ont donc appuyé sur l’accélérateur en fixant l’ambitieux mais indispensable objectif d’atteindre une neutralité carbone en 2050. Ce qui a profondément modifié la dynamique dans tous les secteurs émetteurs de CO2. Car tout va très vite: en septembre, Volvo a reçu de la part du consortium suédois Hybrit la toute première livraison d’acier “décarboné”, fabriqué sans coke et sans énergie fossile, à base d’hydrogène vert (c’est-à-dire obtenu à partir d’électricité renouvelable).

Leader dans l’hydrogène

Or, comme dans l’e-santé, notre pays a une formidable carte à jouer dans l’hydrogène. La Belgique fait partie du top 10 mondial dans les capacités planifiées d’hydrogène vert, ce qui lui permet de construire des projets leaders. Voici un an, une dizaine de partenaires publics et privés (on y trouve Fluxys, Engie, ArcelorMittal…) ont lancé North-C-Methanol, la plus grande installation de conversion de l’hydrogène en méthanol renouvelable au monde. L’objectif: réduire les émissions de CO2 de 140.000 tonnes et produire 44.000 tonnes de méthanol vert par an. Ce gaz sera utilisé dans l’industrie chimique locale, l’industrie des énergies renouvelables ou comme carburant pour les navires et les trains.

Autre exemple de leadership belge: John Cockerill. Le groupe liégeois se positionne comme un acteur majeur dans la fabrication d’électrolyseurs géants, qui permettent de fabriquer de l’hydrogène à partir de l’eau, avec des centaines d’emplois à la clé.

“Les projets abondent, note Cédric Brüll, le directeur du cluster Tweed qui rassemble plus d’une centaine d’entreprises wallonnes actives dans le secteur de l’énergie durable. Hayrport, le projet qui vise à produire et distribuer de l’hydrogène sur le site de l’aéroport de Liège, a été validé par le gouvernement wallon. Il y a un appel à projet de 50 millions sur l’industrie bas carbone, sur la mobilité hydrogène et la production locale d’hydrogène via électrolyse. Nous attendons un appel pour le réseau de bornes électriques en Wallonie.”

Lancement d’une foule de start-up

Et quand il n’est pas possible d’éliminer le carbone du processus de production, on le “défossilise”. On fait en sorte que la source du carbone ne soit plus dans l’énergie fossile et l’on emprisonne ce carbone dans un processus de production circulaire. Carmeuse, John Cockerill et Engie ont ainsi mis au point au point un système qui capture le CO2 émis par les fours à chaux pour l’associer à de l’hydrogène et produire un gaz. Le processus débutera dès l’an prochain.

“Les réglementations vont devenir contraignantes, les entreprises doivent bouger. Les grands industriels sont en train de mettre en place des plans très ambitieux de réduction de carbone car payer 100 à 150 euros la tonne de CO2 pour produire le futur ciment, le futur engrais, etc., cela pose des questions. De rentabilité mais aussi de capacités financières”, ajoute Cédric Brüll. Les anciens modèles d’affaires se périment à grande vitesse.

Ce contexte favorise le lancement d’une foule de start-up, dans tous les domaines, afin d’aider à produire de manière efficiente et durable. Quand on feuillette les journaux de ces dernières semaines, on voit que dans le textile, Resortec, une start-up belge, lance une technique de désassemblage de vêtements qui va permettre de recycler bien plus facilement ceux-ci. Dans l’immobilier, Besix Proximus et i.Leco créent une plateforme (Aug.e) qui doit améliorer la performance énergétique et l’impact environnemental des bâtiments. Toujours dans l’immobilier, une autre start-up, Ark Habitat, vise à robotiser le processus de construction afin d’éviter de gaspiller du matériel et de le rendre plus efficient. Le domaine de la proptech (de la construction et de la gestion immobilière intelligente) est en effervescence. Noshaq et de Finance&invest.brussels ont d’ailleurs lancé récemment un fonds, Rise PropTech, pour aider au développement de ces nouveaux métiers.

Economie 4.0

Cette révolution industrielle n’est pas uniquement dictée par la crise climatique. Elle est également poussée par l’accélération de la digitalisation, la 5G, l’intelligence artificielle… Bref, ce qu’on appelle l’industrie 4.0.

L’activité de l’entreprise montoise I-care, qui a développé une plateforme permettant aux entreprises de faire de la maintenance prédictive, en est un exemple frappant. “La crise pour nous a été un stress test, affirme Fabrice Brion, le fondateur et CEO d’I-care. Depuis des années, nous disions à nos clients qu’ils n’étaient pas obligés d’arrêter leurs machines pour effectuer leur maintenance. Nous pouvions mesurer une série de paramètres pendant qu’elles fonctionnaient et dire quand les arrêter et les réparer. Mais les clients ne nous croyaient pas toujours. Or, avec la crise, ils ont été obligés de continuer à livrer médicaments, produits alimentaires, vêtements, papier hygiénique. Les machines ne pouvaient pas s’arrêter. Et les entreprises qui effectuaient auparavant une maintenance classique sur site en arrêtant la production sont venues nous trouver en nous demandant si nous pouvions les aider à maîtriser les risques dans cette situation. Les clients qui ont franchi le pas ne reviendront pas en arrière.” Fabrice Brion observe que la dynamique de son entreprise en a profité: “Notre objectif de croissance est d’atteindre 25% par an. Nous l’avons maintenu l’an dernier, et cette année, nous atteignons 37%. Nous voulons multiplier notre taille par cinq dans les cinq prochaines années”.

Hydrogène Le groupe John Cockerill investit 100 millions d'euros pour développer la filière hydrogène en France.
Hydrogène Le groupe John Cockerill investit 100 millions d’euros pour développer la filière hydrogène en France.© BELGAIMAGE

Comme dans les années 1930

Du côté de la distribution aussi, “le secteur connaît une modification comme il n’en avait plus connu depuis 1930 et l’arrivée des supermarchés, observe le CEO de Comeos, Dominique Michel, dans La Libre. La crise du covid a accéléré ce mouvement du numérique de façon exceptionnelle. Les plateformes, essentiellement celles détenues par des géants comme Amazon et Alibaba, ont multiplié par trois leurs chiffres d’affaires durant la pandémie. Aujourd’hui, une paire de chaussures sur deux est achetée en ligne.”

Notre pays a parfois du mal à adapter ses réglementations pour suivre la tendance: la moitié des commandes en ligne passées par les Belges sont préparées à l’étranger. Mais certaines sociétés belges sont bien “dans le vent”, tel le magasin bio en ligne Kazidomi. “Les gens se sont davantage tournés vers l’e-commerce et vers le secteur des produits sains dans lequel nous nous positionnons, explique sa CEO et fondatrice Emna Everard. Nous avons observé des réactions très fortes des consommateurs au moment des annonces de confinement en Belgique et en France. Nous avons triplé nos ventes lors du premier confinement, et ce soutien a duré toute l’année. Aujourd’hui, avec les réouvertures des restaurants, les chiffres de croissance sont retombés. Mais les habitudes de consommation resteront différentes: davantage de gens se sont habitués à commander en ligne.” Kazidomi poursuit son chemin ambitieux. “Avant, nous avions des plans de développement à l’international, d’expansion du catalogue et de la marque, des projets d’automatisation… Le covid les a accélérés mais n’a pas redéfini ces projets. Nous avons sans doute gagné une ou deux années en termes de revenus. Mais si le covid a multiplié les volumes, il nous a aussi obligés à recruter plus rapidement, à prendre davantage d’intérim et le coût des matières premières a augmenté.” Dès lors, les objectifs de Kazidomi ne bougent pas “Nous devrions devenir bénéficiaires fin 2022”, confirme Emna Everard.

Tous au télétravail?

Que l’on travaille dans l’industrie, le commerce ou l’assurance, la crise a également profondément changé l’organisation du travail. Beaucoup d’entreprises rétives au télétravail ont abandonné leurs réserves. Aux Etats-Unis, PwC, un des big four de la consultance, accepte désormais que tous ses employés télétravaillent. Des managers qui effectuaient des “one day trips” ont remplacé ceux-ci par des réunions Team, Zoom, Skype, etc.

Cela dope évidemment la demande de télé-services. Myskillcamp, la jeune société tournaisienne spécialisée dans la formation à distance, a vu ses revenus tripler en 2020 et cherche à étendre son marché, notamment au Royaume-Uni. Myskillcamp a attiré des investisseurs comme Riverside et Mediahuis dans une levée de fonds de 12 millions d’euros qui va lui permettre d’engager 80 personnes de plus.

Mais il n’y a pas que la formation en entreprises. L’école frémit aussi sur ses bases. Les confinements ont forcé les classes à se digitaliser. “Des professeurs se sont révélés au travers de leurs initiatives et de leur imagination pour mettre en place des méthodes innovantes d’enseignement”, note Martial You. On observe que finalement, l’enseignement à distance permet à la fois de toucher facilement des élèves qui devaient faire des kilomètres pour atteindre leur école, et de faire accéder au plus grand nombre l’enseignement des meilleurs professeurs. Allez faire un tour sur YouTube et vous verrez des merveilles de petites leçons de maths, de physique, de littérature, d’anglais. Pourquoi ne pas les généraliser, ce qui donnerait une prime aux bons professeurs?

La crise a été une catastrophe, humaine et économique. Mais l’après-crise est en train d’insuffler un nouvel élan. Et c’est en cela que l’on peut dire qu’elle est une chance. Beaucoup, déjà, l’ont saisie à pleines mains.

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