Echapper à la bête

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Une héroïne comme celle de La vraie vie, on n’en rencontre pas souvent. Dix ans au premier chapitre, la quinzaine à la dernière page. Son prénom, on ne le connaîtra pas. Pas grave, cela permet de s’inclure en elle, de penser avec elle – narratrice, sa voix est la nôtre -, de marcher dans ses pas qui filent dans les rues de ” la Démo “. C’est le nom de son lotissement terne aux maisons standardisées. Dans le foyer de cette fille intelligente et battante, sommeille une bête, son père, comptable sans ambition mais chasseur dans ses loisirs et dans sa tête. Sa mère, une ” amibe “, ménagère sans goût et sans passion. Heureusement, il y a son frère Gilles, qu’elle protège et emmène dans ses jeux. ” Elle est assez lucide mais obligée aussi de l’être avec tout ce qui lui arrive. Elle n’a pas beaucoup le choix de grandir, explique Adeline Dieudonné, l’auteure. Elle a ce côté très troublant qu’on ressent quand on observe les adolescents. On a parfois l’impression d’avoir un adulte face à soi, quelqu’un de plus intelligent que soi. C’est fascinant, cette faculté qu’ont les enfants et les ados de regarder le monde. J’ai l’impression qu’on a perdu cette lucidité et cette distance dont ils font preuve. ”

Je savais que la hyène ne serait pas loin et qu’elle me suivrait à la trace.

Pourtant, tout part d’une anecdote, presque idiote, qui ferait l’objet d’un article viral sur les réseaux sociaux. Les enfants du quartier voient exploser devant eux la tête du glacier surpris par son siphon à chantilly. ” C’en est presque drôle, tellement c’est absurde, reconnaît la romancière. Je tiens vraiment à la dimension de conte. Ce sont les histoires que j’aime lire, quand on dépasse quelque peu le réel, quand les personnages sont presque des archétypes. C’est une façon de raconter les choses que j’aime et qui met en évidence ce qui se passe derrière. ” Car dans ce décor de feuilleton télé cheap, l’horreur se cache derrière les rideaux des pavillons. Au sein d’un foyer violent, la jeune protagoniste devra se battre pour grandir plus vite qu’elle ne le devrait et sauver son petit frère dont le sourire a disparu et le regard s’est assombri. Manipulateur et harceleur, le paternel impose à sa famille une vision du monde où n’existent que deux catégories de personnes : ceux qui chassent et ceux qui sont chassés. Une alternative à laquelle notre héroïne ne veut pas être confrontée. ” Elle cherche à échapper au choix que lui propose son père, à savoir le statut de proie ou celui de prédateur. Elle va les refuser tous les deux en voulant s’élever vers quelque chose de plus complexe. Voilà la métaphore : nous forcer à dépasser cette vision très binaire qu’on peut avoir de la vie. ” Pour y échapper, la surdouée va trouver réconfort, écoute et évasion chez un professeur de physique qui la considère comme la prochaine Marie Curie, et un jeune couple, sur lequel elle fantasme. Sauvage, elle vit ce combat comme une épopée et un éveil des sens.

Rude, sombre, mais aussi touchant et drôle par moments, ce livre, par son écriture précise – aucun mot ne semble de trop – semble imprégné d’une inquiétude. On interroge Adeline Dieudonné, elle confirme. ” Plus on avance, moins j’y crois. L’actualité ne laisse pas énormément d’espace à l’optimisme. L’avenir du vivant sur la planète semble tellement compromis. ” Mère de deux enfants, elle s’en veut presque de les avoir mis au monde, nous avoue-t-elle. C’est pourquoi elle écrit des horreurs pour les pousser aux frontières du réel. C’est là tout le romanesque de La vraie vie. ” Les histoires servent à mettre dedans tout ce qui nous fait peur, comme ça on est sûr que ça n’arrive pas dans la vraie vie “, nous affirme d’ailleurs son personnage. Comédienne, notre auteure porte les mêmes angoisses environnementales, économiques et sociales sur scène dans son spectacle Bonobo Moussaka. Qu’elle se rassure toutefois sur ses talents d’écrivain. A l’aise dans la nouvelle, “un jogging agréable “, Adeline Dieudonné passe au marathon du roman avec une aisance déconcertante. Ses pages figurent certainement parmi les plus vivifiantes de cette rentrée littéraire.

Adeline Dieudonné, ” La vraie vie “, éditions L’Iconoclaste, 270 pages, 17 euros.

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