Dans les eaux troubles de Munch

"Près du lit de mort" (1915) Une onde ténébreuse qui envahit l'espace. Sublime et inquiétant. © PG

Au Musée d’Orsay, à Paris, une exposition propose une plongée en apnée dans l’univers méconnu et sombre du peintre norvégien qui oscilla entre symbolisme et expressionnisme. Rugueux mais exaltant.

Décision malicieuse ou volonté de ne pas enfoncer les portes ouvertes, Claire Bernardi, la commissaire d’exposition de la remarquable rétrospective Munch inaugurée la semaine dernière au Musée d’Orsay à Paris, ne fait pas grand cas des attentes supposées des visiteurs. Ce n’est qu’à mi-chemin d’un parcours qui rassemble près d’une centaine d’oeuvres, que Le Cri, la célèbre toile peinte par Edvard Munch en 1893, fait son apparition. Est-il utile de décrire cette silhouette fantomatique aux yeux hagards, à la bouche béante? Vue et revue, au même titre que L’Angélus de Millet, elle a été parodiée, récupérée jusqu’à être détournée par le cinéma hollywoodien avec le film d’horreur Scream.

Le Troisième Reich confisquera plusieurs dizaines de ses oeuvres, jugées “dégénérées”.

La curatrice d’Orsay ne s’est pas contentée de rétrograder la place de ce blockbuster de l’art moderne, elle a choisi parmi les cinq versions existantes, une “simple” lithographie en noir et blanc qui éclipse encore un peu plus l’original, resté accroché aux cimaises de la Galerie nationale d’Oslo. On s’en réjouit car la star passée au second plan laisse enfin passer la lumière. Et quelle lumière! Très vite, l’évidence est là: Munch (1863-1944) n’est pas l’homme d’un seul classique. Son oeuvre qui oscille entre symbolisme et expressionnisme, c’est- à-dire entre rêverie et violence du trait, est foisonnante, passionnante de bout en bout, marquée par une quête introspective centrée sur ses proches et son univers intime. Les épisodes dramatiques de son enfance forment le terreau de ses obsessions. Elles sont marquées par la disparition de sa mère qui meurt de tuberculose alors qu’il n’a que cinq ans puis de sa soeur aînée, Sophie, qui succombe au même mal neuf ans plus tard. Sa crainte de la mort ne le quittera jamais. Ses états dépressifs sont parfois si profonds qu’il sera hospitalisé à plusieurs reprises. Munch, avec son tempérament d’artiste, a pourtant le pouvoir de transformer la boue en or, mais à quel prix? On pense à Joseph Collins, un neurologue américain contemporain de l’artiste: “Le monde ne se rendra jamais compte de ce qu’il doit aux névrosés et encore moins de ce qu’ils ont souffert pour nous prodiguer leurs dons”.

“Les dames sur le pont” (1934-1940) Après les limbes, la lumière, qui surgira vers la fin de sa vie.© PG – CC BY-NC-SA 4.0 Munchmuseet

Le goût du huis clos

On mesure quand-même la dette vis-à-vis de l’autodidacte norvégien lorsqu’il peint L’Enfant malade – une toile qu’il reproduira quasi à l’identique six fois entre 1885 et 1926 – ou Près du lit de mort (1915), qui met en scène la dépouille de sa soeur Sophie lors d’une veillée funèbre familiale. La cérémonie prend des allures de huis clos étouffant où les protagonistes semblent vidés de leur substance. Les corps sont disposés de manière hiératique, les visages à peine esquissés ressemblent à des spectres, le décor, dépouillé à l’extrême, est traversé par des arabesques mouvantes. A partir de la chevelure d’un personnage situé à l’arrière-plan, Munch déploie une onde ténébreuse qui envahit l’espace. Sublime et inquiétant.

Cette propension à la méditation sur la vie et la mort est apparue précocement dans son parcours. Initié au dessin et à la peinture par sa tante qui l’élève depuis le décès de sa mère, lauréat d’une bourse qui lui permet à l’âge de 17 ans de séjourner à Paris, il réalise des toiles empruntes de mélancolie. Déjà. Pour ce qui est du style, l’héritage des impressionnistes est évident. Le peintre nordique semble hésiter entre paysages et portraits. Pour Nuit d’été, Inger sur la plage (1889), sa soeur lui sert de modèle. Elle est assise sur un rocher qui borde une plage au sud du fjord d’Oslo, l’air absent. Une représentation sensible mais bien sage. On est à mille lieues des visions tourmentées qui vont bientôt accaparer l’âme du poète. Sa radicalité va s’affirmer au contact de la vie artistique berlinoise qu’il fréquente assidûment à partir de 1893. Munch entretient des relations étroites avec l’Allemagne où son travail est reconnu et même soutenu par des mécènes quand la Norvège semble l’ignorer. Dans les cafés branchés de Unter den Linden, il refait le monde en compagnie de l’avant-garde littéraire, se lie d’amitié avec le dramaturge suédois August Strindberg, le grand réformateur exilé à Berlin qui bouscule les conventions théâtrales. Il travaille autour de 1905 sur la création de décors avec le metteur en scène Max Reinhardt, le père des kammerspiele qui font entrer la modernité sur les planches. L’histoire d’amour avec sa deuxième patrie est partie pour durer et elle durera jusqu’à l’entre-deux-guerres avant d’être interrompue par le nazisme. En 1933, un nouveau chancelier prend le pouvoir, proclame le Troisième Reich et confisque cinq ans plus tard 82 oeuvres de l’artiste jugées “dégénérées”…

“Autoportrait à la cigarette” (1895) Ces toiles tout en mélancolie, Munch les réalisa dès ses débuts à Paris.© PG

L’exposition qui délaisse le fil strictement chronologique avance par blocs thématiques, de salle en salle. Le cycle que Munch intitulé La Frise de la vie occupe une place centrale. Ce vaste projet, que l’artiste avait lui-même du mal à définir, s’étend sur plusieurs décennies et s’articule autour de quatre chapitres qui rythment selon lui notre implacable destinée: Eveil de l’amour, Epanouissement et déclin de l’amour, Angoisse de vivre et Mort. Tout un programme!

La femme vampire

Tenaillé par ses angoisses existentielles, le Scandinave n’aura de cesse de creuser le sillon de ses obsessions. Il revient inlassablement aux memento mori qui le hantent mais en expérimentant des nouvelles techniques. Il s’essaye même à la gravure sur bois à la gouge et à la scie pour la série Le Baiser. Chose rare: l’étreinte fusionnelle des deux amants ne traduit aucune arrière-pensée macabre ni funeste. De quoi étonner de la part de quelqu’un qui montre le sexe opposé sous les traits d’un vampire ou d’un assassin qui vient de trucider son amant (La Mort de Marat, 1907). A l’issue de cette traversée des limbes, formidablement inspirée mais un rien éprouvante, il y a une éclaircie. Elle surgit à la fin de la vie quand l’artiste renoue avec la nature et pose son chevalet en pleine lumière. Comme un retour à la surface après une plongée en apnée.

“Edvard Munch. Un poème de vie, d’amour et de mort”, jusqu’au 22 janvier, Musée d’Orsay, www.musee-orsay.fr

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