Chemin du deuil, voie de la liberté

Fatou Diome, " Les Veilleurs de Sangomar ", éditions Albin Michel, 336 pages, 19,90 euros © PG

C’est une longue langue de terre. Coupée en deux par l’érosion, la pointe de Sangomar, au Sénégal, protège toujours les îles du delta du fleuve Saloum des remous violents de l’Atlantique, faisant de l’archipel un havre de paix et de bien-vivre pour ses habitants. ” Une région de mangroves et de palétuviers. ” Fatou Diome plante ainsi le décor de son dernier roman, Les Veilleurs de Sangomar. Celle qui habite aujourd’hui Strasbourg a gardé dans son coeur sa région natale.

Même dans ce décor, la nature aime rappeler qu’elle reste maîtresse, voire traîtresse : le 26 septembre 2002, le ferry Joola, reliant Dakar à la province de Casamance s’échoue au large de Sangomar, entraînant dans son naufrage la vie de plus de 1.800 personnes selon le bilan officiel, plus de 2.000 selon d’autres sources. Une comptabilité morbide plus lourde que celle du Titanic, mais le silence jeté sur cette catastrophe laisse les familles des victimes sans réponse, sinon les simplistes conclusions de l’enquête officielle ayant pointé la seule responsabilité du commandant du navire. ” Pour les puissants, la mort des pauvres est aussi insignifiante que leur vie “, tire la romancière comme cinglant constat dans ses pages.

L’écriture n’arrête aucune houle, mais elle apprend à s’y tracer un sillage.

Bouba n’a pas survécu à l’accident, laissant son épouse Coumba, héroïne fictive, seule avec sa petite Fadikiine âgée de quelques mois. Ils avaient conclu ” un serment d’amour définitif “. Voilà le contrat brutalement déchiré par les vagues de l’océan. Le chemin du deuil de la jeune femme sert alors de fil à un récit qui nous immerge dans ces terres des Sérères- Niominkas, peuple de pêcheurs, d’agriculteurs et de charpentiers, harmonistes des forces de la nature. Coumba n’a que faire des ” bons conseils ” de sa mère et de sa belle-mère, impuissantes devant sa peine et sa démission de la vie. Les maximes des ” Métamorphosés “, appliquant le rigorisme musulman le plus aveugle, où la mort est vécue comme un accès à un monde meilleur.

La cohérence des anciens rites

Les premiers chapitres ont la langue foisonnante, colorée. Les palabres se mêlent au ” bon sens ” de ses dicteurs de conduite. ” Je voulais créer une atmosphère d’étouffement autour de Coumba “, nous explique l’auteure, dressant le portrait d’une religion coranique dévoyée et pudibonde, abattue sur les fidèles comme le bâton du gendarme sur un voleur à la tire.

” Qu’attendre du crépuscule, s’il ne ramenait pas la silhouette de l’être aimé ? “, se demande Coumba dans son chagrin. La jeune mère décide de se rendre à Sangomar, ” où le roi des ombres ranime les morts et remédie à tous les soupirs “. Sur cette île, on ne meurt jamais vraiment, on poursuit sa vie autrement. Fatou Diome rappelle ainsi une philosophie des cycles, de la possible réincarnation, ne niant pas l’étrangeté des anciens rites, aujourd’hui moqués, voire dénigrés, mais rappelant leur cohérence, leur souci d’une quête d’équilibre et de bonheur. Fatou Diome souligne ici l’actualité du message animiste : ” Ce message n’est pas honteux, c’est celui de la tolérance, et même davantage du respect de l’autre “. Une philosophie qui vise aussi à la liberté des femmes à travers une généalogie matrilinéaire. ” Si, au Sénégal, on porte officiellement le nom du père, chez les Sérères, le clan est celui de la mère. Libérez les mères et vous travaillerez à l’éducation des filles. ” Lors de cet exil temporaire, Coumba retrouvera, par le biais de l’écriture et de l’invocation de la divinité – ni homme ni femme – Roog Sene, la voie de l’émancipation. Un roman-chant appelant au voyage, à la sérénité et à la vie.

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