Ceci n’est pas une photo

Le Géant, 1937. Paul Nougé à la côte belge. © 2019-2020, Charly Herscovici c/o SABAM

” Ma peinture est le contraire du rêve “, déclarait René Magritte. Intitulée ” Les images révélées “, l’exposition qui s’est ouverte au Musée de la photographie de Charleroi dévoile son rapport concret au réel grâce à une approche souvent facétieuse de la photographie et du cinéma, pratiqués en parallèle de son oeuvre picturale.

Malgré l’excitation de leur découverte dans les années 1970, plus de 10 ans après sa mort, les photographies et les films de Magritte ont été peu montrés au public dans les dernières décennies. C’est sans doute l’apparition de nouvelles archives qui a convaincu la fondation Magritte de s’adresser à Xavier Canonne afin de leur consacrer une véritable exposition. Outre ses fonctions de directeur du Musée de la photographie, l’homme est l’un des six experts reconnus du célèbre artiste au chapeau melon et le sujet semblait taillé sur mesure pour lui. Il avoue pourtant avoir hésité. ” Je n’avais pas envie de raconter une énième biographie de Magritte ” commente-t-il. Après avoir constitué un corpus de 131 clichés sélectionnés parmi près de 600 documents, l’historien de l’art a réussi à s’écarter du simple commentaire sur la vie du peintre et à proposer une réflexion complexe et captivante sur les fonctions de l’image dans l’oeuvre du grand surréaliste belge. ” Les moyens de conquérir le monde ou de le dépasser doivent rester pour Magritte des moyens conscients ou méthodiques “, rappelle-t-il. Une exigence qui le poussera à explorer les ressources de la photographie et le distinguera longtemps d’André Breton et de ses disciples français adeptes de l’automatisme et fascinés par l’ésotérisme.

C’est sans doute à travers cette pratique purement utilitaire de la photographie que Magritte a découvert le potentiel artistique de la pellicule.

Pour ceux qui voudraient voir à quoi ressemblait Magritte bébé ou connaître le visage de sa mère suicidée quand il avait 13 ans, les photos de l’album familial sont là : des petits tirages encadrés, un peu pâlis pour certains, qui montrent un aîné sérieux au milieu de ses frères, un jeune homme boudeur au service militaire et un mari heureux au côté de la très jolie et joyeuse Georgette rencontrée en 1913. L’occasion de constater que le couple a possédé plusieurs chiens au fil du temps, tous des loulous de Poméranie, l’occasion aussi de constater une grande complicité à travers les visages et les poses détendues des deux époux. Outre leur caractère touchant, Xavier Canonne juge qu’il s’agit ” de photos d’une grande banalité que l’on ne collectionnerait pas si Magritte n’était pas connu “.

Ceci n'est pas une photo
© Musée de la Photographie

Une oeuvre collective

Le deuxième chapitre de l’exposition consacré aux amitiés intellectuelles contient une dimension historique plus prononcée. On y voit l’artiste entouré de ses compagnons surréalistes tels que Paul Nougé, Louis Scutenaire, et leurs épouses respectives Marthe Beauvoisin et Irène Hamoir, mais aussi Camille Goemans, E. L.T Mesens ou Marcel Lecomte dont certains ont fait partie du groupe Correspondance formé en 1924 par Paul Nougé. ” Un reproche que j’ai pu faire à beaucoup d’expos sur Magritte, quelles que soient leurs qualités, c’est qu’on le présente toujours comme un homme isolé “, pointe Xavier Canonne.

Pour ce spécialiste du surréalisme belge, comprendre l’importance du groupe dans l’oeuvre du maître est capital. Entouré de poètes et de littérateurs, Magritte bénéficie selon lui d’un ” énorme support littéraire “. Le fait est notoire : ce sont ses amis qui attribuent en grande majorité les titres de ses tableaux dans une sorte d’exercice collectif ritualisé. Il en va de même pour les titres des photos que l’on doit entièrement à son complice Louis Scutenaire, consulté à la fin des années 1970 lors de la découverte des clichés privés du peintre et de son entourage. ” Ces photos ne valaient rien à l’époque “, glisse Xavier Canonne qui en a personnellement acquis alors qu’elles n’intéressaient personne.

La visite se poursuit et les images au mur se rapprochent de plus en plus des peintures célèbres de Magritte. Comme on pouvait s’y attendre, le peintre s’est servi de l’objectif pour capturer ses sujets. ” Au fond, l’appareil photo est un carnet de croquis pour ce bonhomme qui n’arrête pas de penser “, résume non sans tendresse le directeur du Musée de la photographie. Si le procédé paraît pratique, il est particulièrement utile dans le cas de Magritte qui s’est toujours refusé à faire appel à des modèles. ” Il faut leur faire la conversation et ça coûte cher “, justifie Xavier Canonne. Artiste atypique, René n’a jamais voulu d’atelier. Même quand il en a eu les moyens, l’homme s’est contenté de travailler dans sa salle à manger et de photographier sa femme et ses amis.

La marchande d'oubli.
La marchande d’oubli.© 2019-2020, Charly Herscovici c/o SABAM

C’est sans doute à travers cette pratique purement utilitaire de la photographie que Magritte a découvert le potentiel artistique de la pellicule. ” Il s’aperçoit qu’il y a dans l’enregistrement de l’image des possibilités de créer quelque chose “, commente Xavier Canonne qui a isolé un certains nombres de prises de vue dont la créativité dépasse celle d’un simple support visuel. Cette section baptisée ” l’image augmentée ” nous offre un Magritte espiègle qui joue avec l’objectif, soit en introduisant ses propres tableaux dans une sorte de mise en abyme aux compositions énigmatiques, soit en se mettant lui-même en scène le pinceau à la main habillé d’un costume. Une tenue de travail clairement inhabituelle selon Xavier Canonne, qui voit dans cette posture une déclaration ironique du style ” vous pensez que je suis un peintre mais je ne suis pas un peintre “.

Certains de ces clichés sont l’oeuvre de photographes professionnels et ont été publiés dans les magazines de l’époque. Les autres réalisés par lui ou par ses amis sont restés dans ses placards. Pour notre interlocuteur, ” la tentation photographique ” de Magritte est évidente à certaines périodes de sa vie. Pourtant, faute de connaissances techniques, d’argent pour s’acheter du matériel et peut-être surtout, faute de débouchés, le peintre se retient. ” Sa peinture se vend mal, comment voulez-vous qu’il commence à vendre de la photo ? “, en conclut Xavier Canonne.

La persistance rétinienne du septième art

L’autre grand volet de l’exposition concerne le cinéma. ” Il me tient à coeur mais c’est celui qui me rend le moins satisfait car je suis encore en train de travailler dessus “, confesse ce passionné d’images en tout genre qui s’est lancé le défi de visionner toute la production cinématographique du début du 20e siècle afin de traquer les influences ou les sources d’inspiration de la peinture magritienne. ” La génération des surréalistes est la première à être influencée par le cinéma “, affirme-t-il, persuadé que la fréquentation des salles obscures a conditionné l’imaginaire de Magritte dès sa jeunesse. Il faut dire que l’amour du cinéma est bien ancré chez l’artiste qui avoue volontiers plus tard dans ses interviews et dans ses lettres avoir un penchant pour les films populaires. ” On sait qu’il a adoré Coups dur chez les mous et Babette s’en va-t-en guerre, je suis sûr qu’il aurait aimé Les tontons flingueurs “, commente Xavier Canonne, amusé par les goûts de son peintre préféré.

Conscientes ou non, les références visuelles à l’univers de Fantomas sont assez perceptibles dans certains tableaux comme L’assassin menacé, peint en 1927. Même chose avec Un Chien andalou, film surréaliste réalisé par Luis Buñuel que Magritte a vu à sa sortie en 1929 et dont ses peintures semblent porter la trace. Le commissaire de l’exposition n’hésite pas à lancer des hypothèses audacieuses mais stimulantes, notamment à propos des personnages voilés que l’on retrouve ça et là dans l’oeuvre du peintre belge et que beaucoup de critiques ont rapprochés du suicide de sa mère, retrouvée dans la Sambre la tête drapée de sa chemise de nuit. Ne serait-ce pas plutôt une réminiscence de la scène des marins recouverts d’une bâche dans Le cuirassé Potemkine de Eisenstein sorti en 1925 ? ” Je n’en ai pas plus la preuve que ceux qui avancent cette thèse “, reconnaît Xavier Canonne qui indique que Magritte n’a lui-même jamais explicité la signification de ces figures.

Avant de poser ses valises en Belgique, l’exposition a été montrée à Hong Kong, Melbourne, Séoul ou encore à Taïwan, où elle a connu à chaque fois un accueil plus qu’enthousiaste.

Un cinéaste et un acteur burlesque

Voir Magritte faire l’acteur à l’écran est sans conteste l’une des attractions de l’exposition. Prolongeant l’expérience cinématographique, une salle à l’étage permet de regarder certains films où apparaît le peintre. Le premier d’entre eux est un documentaire muet de six minutes tourné en 1942 par le médecin Robert Cocréamont. Intitulée Rencontre de René Magritte, la séquence fait partie d’un ensemble de quatre portraits filmés d’artistes. Selon Xavier Canonne, celui consacré au grand maître du surréalisme belge détonne beaucoup par rapport aux autres, notamment grâce à l’intervention de Paul Nougé qui s’est chargé d’en composer le scénario. Certaines scènes rappelleraient d’ailleurs Subversion des images, une série photographique réalisée par le poète et grand ami de René.

Le Bouquet, 1937, Bruxelles, Rue Esseghem, Georgette et René Magritte.
Le Bouquet, 1937, Bruxelles, Rue Esseghem, Georgette et René Magritte.© 2019-2020, Charly Herscovici c/o SABAM

Mais ce sont les facéties de Magritte cinéaste qui nous donnent réellement l’opportunité de découvrir la personnalité cachée de ce génie discret. La vente de ses tableaux lui permettant dans les années 1950 d’acquérir une caméra 8 mm, l’artiste se lance dans l’écriture de petits scénarios sommaires et convie ses proches à figurer dans des films amateurs qu’il projette en privé. Ses peintures y sont souvent mises en scène, on le voit par exemple jouer au peintre ou au voleur de tableau pendant que Louis Scutenaire singe les marchands de tableau. Son jeu d’acteur est assez exubérant comme le fait remarquer Xavier Canonne, évoquant en particulier une scène où Magritte pastiche avec force grimaces Le Dictateur de Charlie Chaplin qui parodiait lui-même Adolphe Hitler. ” Ses films trahissent cette influence du cinéma burlesque mais il reste toujours dans son univers quotidien “, souligne le commissaire de cette passionnante exposition dont les analyses sont reprises sous le même titre dans un livre publié à cette occasion.

Une star en Asie

Avant de poser ses valises en Belgique, l’exposition a été montrée à Hong Kong, Melbourne, Séoul ou encore à Taïwan, où elle a connu à chaque fois un accueil plus qu’enthousiaste. En Asie, Magritte est une star. Ballons avec des parapluies, chapeaux à vendre, gadgets avec des pommes, des nuages ou des pipes… Autour d’un évènement, c’est souvent l’hystérie commerciale. Le spécialiste du surréalisme belge se souvient spécialement d’une dédicace à Hong Kong à laquelle les gens sont tous arrivés coiffés d’un chapeau melon. ” Toute la soirée, les gens voulaient me photographier avec ça “, mentionne-t-il en souriant. Pour eux, Magritte c’est avant tout ” le rêve ” et l’oeuvre de l’artiste belge est réduite à une poignée de symboles. ” Je leur dis non, ça n’a rien à voir avec le rêve, j’essaye de les confronter à un Magritte qu’ils ne connaissent pas “, explique Xavier Canonne qui considère que les Asiatiques n’ayant pas forcément lu Derrida ni Barthes ne reçoivent pas l’avertissement ” Ceci n’est pas une pipe ” avec la même évidence.

René Magritte peignant La Clairvoyance, Bruxelles, 4 octobre 1936.
René Magritte peignant La Clairvoyance, Bruxelles, 4 octobre 1936.© 2019-2020, Charly Herscovici c/o SABAM

Magritte non plus n’avait pas lu les philosophes de la déconstruction – dont les écrits sont apparus dans les années 1960 – mais c’est là tout son génie. Le peintre de La Trahison des images avait saisi avant l’heure la dichotomie entre l’objet et sa représentation. Nombre de photographies le présentent, lui ou ses modèles, les yeux fermés ou le visage caché par une main ou par un échiquier. Le message est clair : qu’il soit peint ou imprimé sur une pellicule, le portrait est toujours un mensonge. Magritte nous apprend à ” dépasser le sujet “, une leçon primordiale quand on s’intéresse aux arts de l’image, estime le directeur du Musée de la photographie qui confie que Magritte l’aide ” à prolonger (s)on questionnement sur l’énigme du monde “. Grâce à ses tableaux, nous savons qu’un ciel peut être une toile peinte ou qu’un rocher peut flotter. ” Sans avoir besoin de stupéfiants “, ajoute malicieusement Xavier Canonne. ” Dites-le, il faut fumer du Magritte “.

” Magritte. Les images révélées “, jusqu’au 10 mai, au Musée de la photographie, 11 avenue Paul Pastur, 6032 Charleroi, www.museephoto.be

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