C’est quoi la reprise en K?

Supermarchés vs horeca - La grande distribution sort renforcée de la crise (la barre haute du K) contrairement à l'horeca (la barre basse du K). © GETTY IMAGES

Oubliez les scénarios de reprise économique en V, en W ou en forme de racine carrée inversée, voici la reprise en K: celle des gagnants et des perdants du virus, qui aggrave les inégalités et accélère le changement.

Les économistes aiment les modèles mathématiques. Ils adorent aussi jouer avec les lettres de l’alphabet. C’est ainsi que vous avez sans doute entendu parler ces derniers mois d’une reprise en forme de V. De U. Voire de W. Rien de bien sorcier derrière tout cela. La reprise en V, c’est un effondrement de l’économie, suivi d’un rebond tout aussi puissant que la chute. La reprise en U, c’est la chute suivie d’une récession un peu plus longue, puis d’une reprise. Quant à la reprise en W, c’est une baisse brutale, suivie d’une reprise modeste et d’une nouvelle baisse (à cause d’une deuxième vague), puis d’un véritable rebond.

Touchés au hasard

Ces scénarios optimistes d’un retour à la normale plus ou moins rapide pour l’économie du pays après une chute de 12 % du PIB semblent du reste aujourd’hui s’éloigner de plus en plus. Pour visualiser la vigueur et le calendrier de la reprise, les économistes parlent à présent davantage d’un scénario en forme de virgule Nike ou en forme de racine carrée inversée (une reprise longue et laborieuse après une baisse brutale).

Certains comme Koen De Leus, économiste en chef chez BNP Paribas Fortis, parlent désormais aussi d’un scénario en forme de K, c’est-à-dire une baisse brutale de l’activité (la barre verticale), suivie d’une reprise, ” mais pas pour tout le monde”.

“Pour certaines entreprises, certains secteurs, c’est le rebond, explique l’économiste. Ils se trouvent dans la branche du K qui monte. Pour d’autres, qui se retrouvent dans la branche du K qui descend, la chute n’est pas temporaire mais définitive. Certains (IT, avocats, consultants, etc.) ont en effet pu garder leur salaire en télétravaillant ou en se rendant toujours sur leur lieu de travail tandis que d’autres ont été empêchés de travailler et ont été mis en chômage partiel. C’est le hasard du secteur d’activité qui a déterminé la situation, avec surtout les activités face-to-face qui sont les plus touchées. Autrement dit, il y a ceux qui ont de la chance et pour qui rien ne change. Et puis, il y a ceux qui ne passent pas entre les gouttes et qui souffrent énormément. ”

Les secteurs le plus impactés par la crise sont ceux où les salaires se situent en dessous de la moyenne.

Un K qui creuse les inégalités

Ce phénomène de crise asymétrique, qui voit certaines catégories de la population être impactées et d’autres pas du tout, n’est pas nouveau. Il a même été étudié par les économistes du Fonds monétaire international (FMI) qui ont analysé les effets des épidémies récentes comme celles du Sras ou du virus Ebola. ” A chaque fois, on voit que les inégalités augmentent dans les cinq années qui suivent l’apparition d’une épidémie, poursuit Koen De Leus. Cela s’explique notamment par la grande vulnérabilité aux pandémies des personnes peu qualifiées tandis que les personnes qui ont fait des études supérieures sont à peine touchées. Cinq années après le début de l’épidémie, les perspectives d’emploi de ces personnes hautement qualifiées sont à leur niveau d’avant-crise. Pour les moins qualifiées, elles sont par contre sensiblement plus basses qu’avant l’épidémie, avec un taux d’emploi qui a baissé de 5 % en moyenne. ”

Une récente étude de l’Organisation internationale du travail (OIT) confirme ce constat : les secteurs le plus impactés par la crise sont ceux où les salaires se situent en dessous de la moyenne. En Belgique aussi, selon les calculs de Koen De Leus, le niveau de revenu des secteurs les plus impactés par le Covid en 2020 (horeca, loisirs, distribution non alimentaire) oscille entre 70 et 90 % du revenu moyen de l’ensemble des secteurs économiques.

Au cas par cas

Ce phénomène qualifié par Koen De Leus de ” pandemic of the poor ” (littéralement, la pandémie du pauvre) ne se manifeste pas uniquement sur le marché de l’emploi mais dans bien d’autres domaines. En Bourse notamment, où il y a aussi de grands gagnants et beaucoup de perdants. Exemple ? Apple, bien sûr. La firme à la pomme a vu sa valorisation boursière s’envoler au cours des derniers mois pour franchir la barre incroyable des 2.000 milliards de dollars. C’est plus que les 40 sociétés du Cac 40, l’indice de la Bourse de Paris. Et cela alors que d’autres géants technologiques américains, comme Amazon ou Microsoft, surfent aussi sur des hauteurs avec des valorisations qui ont dépassé les 1.500 milliards de dollars. Au total, les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) + Netflix pèsent désormais 25 % de l’indice S&P 500 et poussent Wall Street vers des sommets. Au point de renvoyer bon nombre de ” vieilles ” sociétés européennes cotées à Paris ou Francfort (comme Airbus : -45 % sur un an) dans le camp des losers. ” On peut le voir de cette façon, dit Koen De Leus. Il est vrai que la plupart des indices européens sont dans le camp des perdants. Ils sont tous à la traîne par rapport aux indices boursiers américains. Mais le poids dans le S&P américain des géants qui profitent du Covid (entreprises numériques, informatique, mais aussi retail) est beaucoup plus important que celui des sociétés de la nouvelle économie dans les indices boursiers européens. Bref, entre pays mais aussi au sein des indices boursiers nationaux eux-mêmes, il y a des gagnants et des perdants du Covid. ”

Le contraste est en effet très frappant au sein du Bel 20 qui a perdu 15 % depuis le début de la pandémie. Parmi les 20 entreprises qui composent l’indice phare d’Euronext Bruxelles, seulement cinq peuvent se targuer d’afficher un cours de Bourse en progression depuis le début de l’année, avec UCB (+ 40 %) comme meilleur élève de la classe.

Certains se retrouvent K.-O.

C’est ainsi que, sous l’effet de la crise sanitaire et de ses contraintes, se retrouvent dans la barre descendante du K des secteurs comme le textile, l’événementiel et l’horeca. Quelques chiffres ? Selon les dernières données de l’Economic Risk Management Group (ERMG) qui pilote le suivi économique de la crise, c’est au niveau des entreprises du secteur des arts, du spectacle et des services récréatifs, du transport et de la logistique et de l’horeca que le risque de faillite est le plus élevé (respectivement 30, 24 et 20 %). Et cela alors que, contrairement aux cafés et aux restaurants, les supermarchés (Delhaize, etc.) ont pleinement profité du confinement. ” Contrairement aussi à d’autres perdants tels que les sociétés actives dans l’immobilier commercial (centres commerciaux et entrepôts de vente au détail), ajoute Koen De Leus. Les entreprises actives dans le retail sont, par contre, en plein essor (Brico, Vandenborre, fournitures de jardin, etc.) mais il s’agit d’un mouvement de rattrapage qui ne compense pas totalement les pertes subies par ces entreprises qui sont dans des activités liées au présentiel et au face-to-face (restauration, restauration rapide, salons de coiffure, voyages, location de voitures, centres de fitness, etc.). Et puis, plus globalement, il y a tous ceux qui étaient déjà faibles avant la crise et qui s’enfoncent “, souligne Koen De Leus.

Les personnes peu qualifiées sont plus vulnérables aux pandémies que celles qui ont fait des études supérieures. ” Koen De Leus (BNP Paribas Fortis)

Un K darwinien

Ayant bien étudié le sujet, l’économiste de BNP Paribas Fortis ne manque pas ici de souligner la deuxième grande particularité de cette crise que nous vivons actuellement. Au-delà de sa dimension arbitraire, le Covid est aussi un accélérateur de tendances. Pourquoi prendre sa voiture pour assister à une réunion alors qu’il est possible d’y prendre part via Zoom ? Pourquoi encore aller dans un magasin alors que le plus grand du monde (Amazon) peut venir à nous ? La crise sanitaire a bousculé nos habitudes. Le digital ne s’est pas imposé comme nouveau standard, il s’est révélé crucial. Oublié le paiement en liquide : près de six Belges sur dix utilisent moins de cash que l’année dernière. Les paiements sans contact et le commerce en ligne ont explosé tandis que le travail à domicile a gagné en popularité. Parmi les plus agiles, certains, comme la start-up belge Utopix spécialisée dans la mise en relation d’organisateurs d’événements avec des photographes, en ont même profité pour se réinventer et se lancer dans le streaming vidéo.

Koen De Leus (BNP Paribas Fortis)
Koen De Leus (BNP Paribas Fortis)© PG/BNPPF

” En somme, l’épidémie n’a fait qu’accélérer des changements qui, de toute façon, se seraient produits sans elle, résume Koen De Leus. Dans ce contexte, il est important que les gouvernements mettent tout en oeuvre pour éviter que cette reprise en forme de K ne dure. Le grand danger est qu’une reprise en K ne conduise à des inégalités croissantes mais aussi aux dérives populistes qui l’accompagnent. De ce point de vue-là, des mesures de soutien ciblées en faveur des personnes les plus touchées constituent un élément primordial. Des paquets d’aides octroyés à tout le monde sont de beaux cadeaux mais sont surtout un gaspillage du peu d’argent public encore disponible. Il faut surtout investir dans la réorientation des travailleurs durement frappés par la crise. Dans des secteurs tels que l’horeca, le commerce de détail de produits non alimentaires et le transport aérien, l’emploi restera structurellement plus bas qu’avant la crise. En plus, le choc du coronavirus accélère la vague de digitalisation qui exige également une politique du travail plus active. La priorité absolue, dans les plans de relance, doit être accordée à la formation “, conclut Koen De Leus.

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