Michel Moortgat (Duvel), sur ses collaborateurs: “C’est le facteur humain qui fait toute la différence”

Michel Moortgat. © Emy Elleboog

Depuis 1998, Michel Moortgat dirige la brasserie Duvel Moortgat, fondée en 1871. L’entreprise a connu une croissance presque constante, y compris au cours de la dernière décennie, malgré la crise et le grand mouvement de consolidation sur le marché hypercompétitif de la bière. Un beau cas d’analyse pour mon livre ” L’entreprise immortelle “(*).

Ma rencontre avec Michel Moortgat a lieu au siège de Duvel Moortgat à Breendonk, entre Bruxelles et Anvers. Depuis l’autoroute A12 qui relie les deux villes, on aperçoit l’entrepôt sur lequel figure son dicton emblématique ” Sssst, hier rijpt den Duvel ” (Chuuut, ici mûrit la Duvel), ce qui fait sourire des milliers de passants et navetteurs depuis des générations. ” C’est notre meilleure stratégie à ce jour, confie Michel Moortgat. Cela fait 40 ans qu’il est accroché là-haut. Il est gravé dans la mémoire collective et fait souvent l’objet de questions dans les quiz. ” Le siège social est réparti sur plusieurs bâtiments, dont la brasserie à la pointe de l’innovation ainsi que le centre d’accueil, le laboratoire, les entrepôts et les bureaux.

Le brassage est dans les gènes de la famille depuis des siècles. Toutefois, la transmission d’une entreprise familiale n’est pas toujours une évidence.

Il règne un parfum de houblon et d’orge typique aux brasseries. Les murs sont couverts d’art moderne, une autre passion de Michel Moortgat, et d’images qui rappellent la riche histoire de l’entreprise. Dans la salle de réunion où nous nous trouvons sont exposées les différentes bières brassées par Duvel Moortgat. Et il y en a un paquet suite aux nombreuses acquisitions de l’entreprise : la Duvel, bien sûr, et sa variante, la Tripel Hop, ainsi que la Vedett, La Chouffe, la Liefmans, la De Koninck, et d’autres bières américaines, néerlandaises, tchèques et même – depuis peu – italiennes.

J’entre tout de suite dans le vif du sujet. Quelle est l’essence de l’entreprise ? Michel Moortgat n’a pas besoin de réfléchir longtemps avant de répondre : ” La vision sur le long terme, la qualité et le facteur humain “. Avec une histoire qui remonte à 1871, voire même à 1732 selon certaines sources, et après quatre générations à la tête de l’entreprise, la ” vision à long terme ” est manifeste. ” Le brassage est dans les gènes de la famille depuis des siècles. Toutefois, la transmission d’une entreprise familiale n’est pas toujours une évidence. On entend souvent dire qu’à la troisième génération, les choses tournent mal parce que les liens familiaux se diluent – on se retrouve alors avec des neveux, des nièces, des cousins éloignés – et, généralement, une certaine fortune familiale s’accumule de sorte que l’envie de s’améliorer n’est plus à l’ordre du jour. Nous avons toujours été prudents à ce niveau-là. ”

Michel Moortgat (Duvel), sur ses collaborateurs:
© Emy Elleboog

Adaptation

L’histoire, on la connaît : Michel Moortgat s’est retrouvé très jeune à la tête de l’entreprise après le décès de son père et, moins d’un an plus tard, de celui de son oncle, qui lui avait succédé. ” Ce n’était pas une période facile. L’ancienne et la nouvelle génération n’étaient pas d’accord sur l’orientation que l’entreprise devait prendre. L’ancienne génération était plus prudente et envisageait surtout sa pérennité en Belgique. Nous voulions aller de l’avant et développer l’entreprise, notamment à l’étranger. Finalement, nous nous sommes assis autour d’une table et nous sommes arrivés à la conclusion que cela ne pouvait pas continuer comme ça. Il y avait trois options : soit l’ancienne génération nous vendait ses actions, soit nous lui vendions nos actions, soit eux et nous les vendions toutes à un tiers. Mais nous devions le faire maintenant, tant que l’entreprise avait encore beaucoup de valeur, ce qui n’allait pas durer si nous restions les bras croisés comme à cette époque.

L’autre branche de la famille a alors entamé des négociations avec un acteur important du marché néerlandais, mais il ne voulait acheter que s’il pouvait acquérir plus de 50 % des actions. Nous avons alors dit à la famille que si elle était prête à vendre l’entreprise à une partie externe, elle pouvait tout aussi bien nous la vendre.

En fin de compte, la fierté familiale a pris le dessus : ils nous ont vendu l’entreprise afin qu’elle reste au sein de la famille. Nous nous sommes retrouvés avec une dette d’un milliard. C’était en 1998, et j’avais à peine 30 ans. ” Duvel Moortgat tenait à son indépendance, mais afin de réduire quelque peu le poids de la dette, l’entreprise a fait son entrée en Bourse (à 36,5 euros par action).

” Suite à cela, nous sommes passés de 87 % des actions – une grand-tante n’avait pas vendu les siennes – à 65 %. Ce qui restait une large majorité. Nous pouvions enfin oeuvrer à notre croissance. ” L’ambition des jeunes loups était grande. Le sens de la marche était clair. Mais il est clairement ressorti d’une analyse SWOT (outil de stratégie d’entreprise qui permet d’identifier les forces, faiblesses, opportunités et menaces, Ndlr) que Duvel Moortgat avait deux points forts, qui étaient aussi deux faiblesses. ” Nous avions un produit à succès, la Duvel (en plus de la Belpils et de la Maredsous), qui représentait 95 % des ventes. Et nous avions un beau territoire de vente : la Belgique. Mais cela comportait des risques, car si Duvel perdait les faveurs du consommateur belge – le marché de la bière est un marché cyclique, donc ce n’était pas impensable – nous n’étions présents nulle part ailleurs. Nous avons dû nous diversifier, tant sur le plan géographique qu’en termes d’exportations et d’acquisitions. ”

L’objectif à atteindre

Le ton était donné. La fonction G du paradigme AGIL, qui veut que les entreprises développent une stratégie claire pour atteindre leurs objectifs, condition à leur survie, était au coeur de Duvel Moortgat. ” Nous nous sommes principalement concentrés sur les marchés de la bière mature. Des marchés où le volume n’augmentait plus, mais où les gens se tournaient de plus en plus vers les bières spéciales. C’était notre domaine. Nous ne voulions pas être en concurrence avec les gros joueurs sur le prix et le volume. Nous visions la qualité, un volume moindre, des marges plus élevées. Les Pays-Bas, la France, le Royaume-Uni et les Etats-Unis sont devenus nos marchés prioritaires. Et il s’est avéré plus tard que nous avons eu raison. ”

L’opération ” diversification ” fut une réussite. En 2013, il a même été décidé de sortir Duvel Moortgat de la Bourse, pour se concentrer encore plus sur la croissance à long terme. ” Quand nous étions cotés en Bourse, nous étions trop occupés avec les obligations légales, l’administratif et nous devions constamment faire attention à ce que nous disions. Nous ne voulions plus que cela interfère avec notre travail. Nous en avions assez de la pression croissante pour satisfaire l’actionnaire à court terme, nous voulions être les maîtres de notre propre destin. ”

Perspective à long terme

Les entreprises immortelles ont à l’esprit une perspective à long terme qui est contenue dans la fonction L du paradigme AGIL. A l’heure où l’entreprise se trouve sur les rails de la croissance, c’est aussi le moment pour Moortgat de s’interroger sur son identité. La mission d’entreprise a été réévaluée. Son ambition tient en quelques mots : ” Animée par la qualité et par des collaborateurs passionnés, Duvel Moortgat, famille indépendante de brasseries artisanales authentiques, veut occuper une position de leader dans le segment des bières spéciales. ”

Cela m’empêche parfois de dormir : comment pouvons-nous nous développer, sans perdre notre culture et le côté humain, sans règlements interminables, sans jeux de pouvoir internes ?

Michel Moortgat a les yeux qui brillent lorsqu’il parle de ses collaborateurs, qu’il associe dans la foulée à la qualité de ses produits. ” Le brassage de la bière est encore un métier en soi. Vous avez besoin d’orge et de houblon de bonne qualité, de la bonne combinaison et de la bonne technologie. Et pour cela, nous disposons des meilleurs ingénieurs. Mon père disait toujours (et tous les ingénieurs de Duvel connaissent cette histoire) : ‘Michel, il y a trois façons de faire de l’argent : grâce au jeu, c’est le moyen le plus rapide, grâce aux femmes, c’est le moyen le plus agréable, ou grâce aux ingénieurs, c’est le moyen le plus sûr…’ A raison : chaque année, mes ingénieurs dressent la liste des dernières technologies et des machines dans lesquelles nous devons investir. Mon maître brasseur, par exemple, est aussi professeur à l’Université de Louvain et il connaît mieux que quiconque les nouveaux développements. Il sait également convaincre les meilleurs étudiants de venir travailler chez nous. Tout le monde ici est guidé par la qualité, ce qui est une nécessité. J’investis beaucoup là-dedans, y compris dans les brasseries que nous reprenons. ”

Bien qu’il ne le dise qu’à demi-mot, les maîtres brasseurs (les ” ingénieurs “) sont au sommet de la hiérarchie mentale chez Duvel Moortgat, un peu comme chez Apple. Ce sont eux qui ont déterminé que la bière Duvel doit pouvoir mûrir grâce à un processus de brassage unique de 90 jours afin de garantir une qualité élevée. Pas de compromis là-dessus. Cette recherche de la qualité n’est pas uniquement liée à la technologie ou à la science. Cette qualité représente surtout le résultat des efforts acharnés des collaborateurs. ” Si nous avons appris quelque chose au cours des 20 dernières années, c’est que c’est le facteur humain qui fait toute la différence. Si vous visez la qualité dans vos produits, vous avez besoin des personnes les plus passionnées et les plus talentueuses pour y parvenir. ”

Et cela se traduit aussi dans la culture très humaine, mais aussi entrepreneuriale de Duvel Moortgat. Les collaborateurs jouissent d’un degré élevé d’autonomie et de liberté dans leur travail. ” Notre entreprise est peu hiérarchisée. Les lignes de décision sont courtes, on passe rapidement d’un échelon à l’autre. J’essaie de ne pas être pointilleux à outrance quand je prends une décision. Bien sûr, cela doit rester une décision responsable, mais à un moment donné, il faut avoir le courage de sauter. C’est peut-être un peu difficile au début, mais si vous parvenez à le faire plusieurs fois, vos collaborateurs auront davantage confiance en vous. ”

Michel Moortgat (Duvel), sur ses collaborateurs:
© Emy Elleboog

L’intégration

La croissance de l’entreprise est également le résultat d’une série d’acquisitions réussies de brasseries étrangères, et ce dans le respect de la valeur ajoutée d’une organisation décentralisée, comme l’exige la fonction I du paradigme AGIL. ” Dans une acquisition, j’accorde beaucoup d’importance au facteur humain. J’essaie donc toujours de garder le propriétaire-vendeur à bord du navire. Il s’agit généralement d’une personne qui partage les mêmes idées que nous, qui est passionnée par son métier et qui représente la stabilité pour le reste du personnel. ” Cela souligne à nouveau l’importance de la continuité et de la stabilité pour le maintien de l’unité au sein de l’entreprise et pour sa survie.

Il semble qu’en dépit de sa croissance constante, Duvel Moortgat est restée elle-même et a ainsi trouvé un équilibre entre les quatre fonctions du paradigme AGIL. La discussion prend une tournure personnelle, pleine d’émotions. ” L’année dernière, pendant mon discours lors de notre réception du Nouvel An, j’ai dit : ‘S’il existait une télécommande avec bouton sur lequel je pouvais appuyer pour figer l’entreprise, à cette échelle, avec ces gens, avec cette rentabilité, pour l’éternité, je n’hésiterais pas un instant.’ Mais cela va à l’encontre de tous les principes du management, car rester immobile, c’est faire marche arrière. Si je savais comment faire, je le ferais. ”

Vit-il cela cela comme une menace ? ” Cela m’empêche parfois de dormir : comment pouvons-nous nous développer, sans perdre notre culture et le côté humain, sans règlements interminables, sans jeux de pouvoir internes ? Pour nous, le principe suivant s’applique : la taille n’a pas d’importance. Mais bien la continuité pour la prochaine génération. Et c’est pourquoi nous devons aller de l’avant. ” C’est précisément cet équilibre progressif entre le changement et le fait de rester soi-même qui rend l’entreprise immortelle. Est-il au courant des nouvelles tendances sur le marché de la bière ou celles de la concurrence ?

L’entreprise est à l’affût de ce qui se passe sur le terrain. ” Il y a du mouvement, confie Michel Moortgat. Nous assistons à une augmentation considérable du nombre de petites brasseries locales dans le monde entier. Et les grands acteurs, qui avaient l’habitude de se concentrer davantage sur les marchandises, le prix et le volume, s’emparent des petits. Parce qu’ils comprennent que l’authenticité gagne en importance auprès du consommateur. C’est une réalité à laquelle nous devons apprendre à faire face, mais tant que nous garderons à l’esprit la qualité, les gens et la vision à long terme pour nous guider, comme une boussole, je suis convaincu que nous survivrons à cela aussi. ”

Duvel va-t-elle exister pour toujours ? Pendant un moment, mon interlocuteur reste silencieux : ” Je ne peux exclure la possibilité que Duvel Moortgat soit différente d’ici quelques décennies, dit-il. Regardez l’évolution de l’attitude de la société à l’égard de l’alcool, les lois de plus en plus strictes, nous devons essayer d’anticiper cela. Par exemple, nous avons commercialisé la Vedett Session IPA avec 2,7 % d’alcool. Nous ne voulons pas passer à la bière 0 % pour l’instant, car nous sommes d’avis qu’on y perd la qualité intrinsèque de la bière. “

Gérer une entreprise pour l’éternité demeure un exercice d’équilibre difficile. Le succès d’aujourd’hui ne constitue en rien une garantie de la survie de demain.

Par Fons Van Dyck.

(*) Fons Van Dyck, ” L’entreprise immortelle. Survivre à l’ère disruptive “, éditions Lannoo Campus, 2019, 29,90 euros.

Quatre règles pour durer

Au milieu des années 1950, le grand sociologue américain Talcott Parsons a décrit le principe général qui fait qu’un groupe social (et une entreprise en est un) parvient à survivre à travers le temps. Pour durer, explique Talcott Parsons, les groupes sociaux répondent tous aux quatre règles du paradigme AGIL, dont chaque lettre représente une exigence absolue que les systèmes sociaux doivent satisfaire pour survivre.

Le A (adaptation), c’est la capacité de s’adapter à l’environnement extérieur. Le G (goal attainment) signifie la nécessité de se fixer des objectifs précis. Le I (integration) se réfère à la nécessité de tous les composants de former un tout. Et le L, pour latent pattern maintenance en anglais, représente la dimension culturelle.

Malgré la nécessité pour les systèmes sociaux de s’adapter et de changer, ils ne doivent pas renier leur identité ni leurs valeurs fondamentales. Selon Talcott Parsons, quiconque parvient à trouver un équilibre dans cette lutte entre les forces progressistes et conservatrices, a craqué le code pour survivre.

Le paradigme AGIL chez Duvel Moortgat

Duvel résiste aux ravages du temps. Un certain nombre de faits jalonnant son histoire s’inscrivent parfaitement dans le paradigme AGIL.

A. S’adapter

L’entreprise anticipe le mouvement de balancier entre l’émergence de nombreuses petites brasseries et les vagues de consolidation (et inversement). A cet effet, Duvel cherche à se développer tout en respectant l’authenticité des petites brasseries.

L’entreprise ne recherche que la meilleure qualité et pour cela, elle innove constamment et choisit la meilleure technologie, sans perdre son identité. La brasserie agit sur la base de ses propres croyances (très arrêtées) et non de ce que lui dicte le marché ou le client.

G. Atteindre un objectif

La quatrième génération a défini des objectifs clairs – diversification et expansion – afin d’assurer la continuité de l’entreprise pour les générations futures.

La croissance n’est pas une fin en soi, mais elle est nécessaire à la continuité.

Lorsqu’elle définit de nouveaux marchés, l’entreprise se distingue clairement des grands joueurs : elle s’oriente vers les marchés de la bière mature et ne s’en écarte pas.

Elle continue à se concentrer sur les bières spéciales. Elle ose opter pour une petite niche, plutôt que d’essayer d’être moyennement bonne en tout.

I. Intégrer

A des moments cruciaux de son histoire, l’entreprise a réussi à préserver sa structure de gestion et sa continuité. C’est parce que la fierté et les traditions familiales, avec des valeurs partagées mais des ambitions différentes, sont suffisamment fortes.

L’entreprise a confiance en ses clients : ces derniers savent reconnaître la qualité. Duvel continue donc à proposer de la qualité, sans faire de compromis.

Après une acquisition, le propriétaire-vendeur reste de préférence au sein de l’entreprise, comme un facteur de stabilité.

Les collaborateurs de Duvel forment une famille. En ce sens, une croissance à trop grande échelle est parfois perçue comme une menace.

L. Assurer la pérennité

La qualité fait office de boussole dans les choix à faire. Par exemple, l’entreprise a décidé de ne pas concevoir de bière sans alcool parce qu’elle ne peut pas en garantir la qualité.

Elle continue de se concentrer sur les bières spéciales.

Le facteur humain est extrêmement important au sein de l’entreprise : non seulement en interne, mais aussi après les acquisitions. Les contrats d’acquisition contiennent souvent la promesse de perpétuer les traditions du personnel en place.

L’entreprise possède une culture forte qui donne suffisamment de place à l’expérimentation, la flexibilité et la confiance en un ” instinct responsable ” : cela permet d’agir rapidement.

Le logo, la mission et le verre de Duvel évoluent, mais sans changer de façon radicale.

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