Bye bye, les pailles

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L’adieu aux discrètes héroïnes de la révolution Starbucks, dont le tort est d’être en plastique.

Dans la longue histoire des boissons à assistance tuyautée – en commençant par les tubes en or dont les Sumériens se servaient pour aspirer la bière -, les pailles en plastique Starbucks avaient conscience d’occuper le haut du panier. Leur fourreau de papier blanc parfaitement ajusté ne se contentait pas de mentions en anglais mais s’ornait aussi d’une élégante inscription dans la langue de Molière : ” Pas recommandé pour utiliser dans les boissons chaudes ” * [sic]. Une fois extraites de leur gaine, les pailles étaient prêtes à servir, droites comme des I, fermes et élancées comme des chaumes de blé, sans articulation disgracieuse. Le fait est qu’elles ne tremblaient ni ne pliaient. Quant à leur couleur, elle était ravissante. Plus sombre que les feuilles au printemps mais plus claire que les forêts de Washington et que le logo de l’entreprise, d’un vert émeraude semblant émaner tout droit de la palette d’un Van Gogh ou d’un Monet. Or, malgré toutes ces qualités, elles sont condamnées à disparaître en 2020… pour n’être pas assez vertes.

Malgré toutes leurs qualités, les pailles sont condamnées à disparaître en 2020, pour n’être pas assez vertes.

Evidemment, elles n’avaient plus grand-chose à voir avec leurs rudimentaires devancières. Impossible de couvrir le toit d’une chaumière ou de tresser un galurin avec. Au mieux, elles pouvaient servir à confectionner une natte ; mais elles auraient fait une piètre litière à l’étable. Les bergers ne pouvaient s’en faire des fifres et les poètes s’en servir de métaphores de la précarité de l’existence. Jamais elles n’avaient été des blés ondulant au vent d’été, mêlés au liseron et aux pensées sauvages. Leurs plus proches parentes n’étaient point des herbes gracieuses, mais des touillettes en plastique à usage unique.

Mais elles n’en faisaient pas cas, car elles étaient appelées à une plus haute destinée, celle de rafraîchir les humains. Elles n’étaient pas là pour redonner un coup de fouet à l’employé au sortir d’une journée de travail harassante en lui administrant dans le gosier une dose d’expresso ou d’americano bien chaud, mais pour le rafraîchir de manière moins caféinée et plus fun. Les ados en avaient besoin pour socialiser, les reines du shopping pour se détendre, les enfants pour s’amuser. Tous ces gens auraient très bien pu siroter leur Frappuccino ou leur thé glacé en buvant directement au gobelet, c’est évident. Certains le faisaient d’ailleurs, faisant fi des pailles qui ne demandaient qu’à être utilisées. Mais ce n’était jamais aussi élégant ni aussi théâtral ou aussi amusant.

C’est justement pour amuser le chaland que les pailles vertes avaient été imaginées au départ. Elles avaient fait leur apparition non pas à la création de Starbucks, en 1971, mais quand la société avait lancé le Frappuccino au caramel, presque 30 ans plus tard. Les pailles vertes étaient donc apparues en même temps que la crème fouettée et le filet de caramel, symboles de l’été et de l’instant gourmand. Elles étaient synonymes de joie de vivre. Pourtant, le Frappuccino et ses successeurs ne faisaient rien pour leur faciliter la tâche. Lesdits breuvages étaient en effet accompagnés d’un couvercle en plastique bombé, chapeautant une montagne de crème à travers laquelle les pailles devaient plonger pour accomplir leur devoir. Elles étaient censées faire de même à travers les couvercles aplatis des cafés frappés, incisés d’une croix prévue à cet effet.

Les lèvres humaines étaient délicates, attentionnées, persuasives ; ces pailles étaient suffisamment robustes pour ne pas être endommagées par des dents. Mais certains couvercles leur donnaient du fil à retordre. Et, une fois l’obstacle franchi, la route restait périlleuse ; il fallait encore se frayer un chemin à travers l’épaisseur de crème ou un bataillon de glaçons contondants qu’on leur faisait touiller à tout bout de champ, tout ça pour que la boisson reste fraîche et dure plus longtemps. Chaque paille faisait du mieux qu’elle pouvait. Les clients d’un certain âge étaient plus attentionnés, ayant grandi à l’époque des pailles en papier de qualité inférieure qui se ramollissaient en moins de temps qu’il ne faut pour le dire ; ils témoignaient plus d’égards. Les jeunes laissaient des traces de rouge à lèvres dessus, s’en servaient pour faire des bulles et touiller la crème, tapotaient le fond du gobelet avec pour en aspirer bruyamment la dernière goutte et les extrayaient du couvercle bombé à tout bout de champ pour les y renfoncer ensuite, sans raison particulière. Mais aucune paille ne s’est jamais plainte.

Après ces diverses manipulations, la plupart des pailles Starbucks finissaient à la poubelle, sur place ou dans la rue. Elles s’y étaient résignées, même si c’était humiliant pour des ustensiles aussi loyaux et astucieux d’être jetés pêle-mêle au milieu des gobelets et des vieux emballages : drôle de façon de les remercier. D’autres, abandonnées par terre ou dans la rue, acceptaient dans leur grande noblesse d’être piétinées par la cohue. Quelques rares élues étaient mises à l’honneur dans des créations enfantines ou entamaient une deuxième carrière en tant que tiges pour des fleurs artificielles aux couleurs criardes.

Certaines passaient leur retraite au diable vauvert et gisent encore là où on les a abandonnées, dans les bois, dans les champs ou dans la montagne. Elles y ont parfois pour compagnie rébarbative leurs aïeules, sans qu’elles aient grand-chose à leur dire, puisqu’elles ont vécu dans un monde de verre, d’acier, de néons, de lumières, de rires et de bruit, là où il n’y a plus que le ciel et le vent. Elles peuvent au moins impressionner ces béotiens de chaumes de blé sur un point : elles ne sont pas condamnées, elles, à la balle (de paille) ou au plancher de la grange, et ne finiront jamais en poussière. Elles sont éternelles. Et c’est bien là le problème.

* En français dans le texte.

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