Au tournant du 20e siècle

En 1920, Charles Hirscheim se réveille dans un lit qui n’a jamais été le sien. C’est normal, puisqu’il n’est plus lui non plus. Dans cette maison inconnue, il s’appelle Gustav Lerner, le fils de Mona, une veuve convaincue du retour du front de son fils dont elle est restée longtemps sans nouvelle et qui lui revient sain et sauf, même si les souvenirs sont rares. Ce qu’il ne sait pas encore, c’est que l’espion français qu’il fut est désormais un espion allemand. En tête se bousculent les fragments douloureux des combats. Au coeur d’une Allemagne humiliée, il va toutefois être rappelé à ses obligations d’agent secret dans une Europe en train de se redessiner. Son ancien supérieur lui impose de profiter de la confusion sur son identité pour enquêter sur le projet d’une mystérieuse alliance entre Berlin et Moscou.

Français ou pas Français, ce n’est pas ça. Vous n’êtes tous que des hommes.

Deux ans après La Danse des vivants, Antoine Rault retrouve son héros et la grande histoire. Le romancier place en décor de sa saga un épisode peu connu de l’entre-deux-guerres. Contraints au désarmement par le traité de Versailles, les Allemands souhaitent contourner l’interdiction en allant construire des usines d’armements en Russie fraîchement soviétique. Lénine a besoin d’équipements. L’Allemagne, au nationalisme de plus en plus affirmé, en profitera bien un jour. ” On ne comprend pas le pacte germano-soviétique ( conclu en 1939 et préparé par Ribbentrop et Molotov, Ndlr) sans cette histoire majeure qui a fait l’objet de recherches dont je me suis inspiré, nous explique Antoine Rault. L’Allemagne et l’URSS sont alors au ban des Nations. Ces deux parias vont trouver un intérêt commun. ” Si l’Allemagne ne peut sentir le communisme, la realpolitik gagne toujours. ” Dès la sortie de la Première Guerre mondiale, on prépare la Seconde. ”

Dans ce décor historique, les personnages d’Antoine Rault ne sont que des pions. Charles Hirscheim n’est pas Alsacien par hasard, né dans le berceau de l’antagonisme franco-allemand. ” J’ai voulu faire un grand roman européen, montrer comment les peuples sont les jouets de la grande politique. Je pense que Charles est un personnage éminemment romanesque : amnésique et donc vierge, il regarde le monde comme un candide. Il avance sans préjugés. ” Envoyé en URSS, l’espion traverse un curieux paradis (Jules Romains l’appelait ” la grande lueur de l’Est “) au goût âcre de l’enfer. Sur les traces de sa douce Tamara, jeune danseuse devenue prostituée, la quête s’avère formatrice et émancipatrice. ” Le voyage de Charles le mène vers qui il est vraiment. Lui, l’amnésique, va prendre conscience que l’homme qu’il est, un être profondément humain, est en réalité celui qu’il est devenu. C’est un être profondément européen à la recherche de la liberté. ”

C’est en cela que le deuxième épisode de la fresque tracée par Antoine Rault est un grand roman, mêlant contexte historique, aventure et grands sentiments. On reconnaît le dramaturge dans ses dialogues ciselés. Plutôt que le théâtre, il a pourtant opté pour le roman, un espace indispensable au déploiement d’une telle oeuvre : ” Le roman, c’est l’art total, c’est ce qui me passionne le plus. Au théâtre, le fond et la forme sont profondément liés à l’enjeu. Vu l’ampleur de ce projet, la forme romanesque s’imposait. Avec sa qualité d’être polyphonique, le roman rend toutes les voix possibles, y compris les plus intérieures. Je veux mes descriptions très précises sur le ressenti des personnages “. La Traversée du paradis transporte et constitue un voyage au long cours pour le lecteur, la qualité des grandes fresques. La suite ? Pas tout de suite. L’auteur nous dit travailler à une autre charnière, celle du 21e siècle, certainement aussi passionnante.

Antoine Rault, ” La Traversée du paradis “, éditions Albin Michel, 574 pages, 22,90 euros.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content