Arnaud Behzadi, l’alchimiste

ARNAUD BEHZADI devant Mallory Gabsi. "C'est une personnalité extrêmement intelligente, ouverte aux autres. Il sait exactement ce qu'il ne veut pas." © PG / MATTHIEU SALVAING

Si Mallory Gabsi, le jeune chef belge révélé par l’émission “Top Chef”, cartonne en ce moment à Paris, c’est un peu grâce à lui. L’architecte lui a concocté un écrin qui sublime sa cuisine. De quoi convaincre le prestigieux Relais Bernard Loiseau, en Bourgogne, de lui confier l’aménagement de ses nouvelles suites. Royal.

Le petit monde de la gastronomie est une crêpe flambée qui vit au gré des modes et des passions. Depuis quelques mois, les Parisiens s’enflamment pour Mallory Gabsi, 26 ans. A juste titre. Le jeune Bruxellois qui a ouvert sa table près de la place de l’Etoile est un surdoué des fourneaux. Son talent, chose rare à Paname, fait l’unanimité. Il faut patienter deux mois dans l’antichambre des réservations pour espérer goûter à sa spécialité, le paleron de boeuf wagyu rôti et langoustine.

Arnaud Behzadi fait partie des inconditionnels. “Mallory est quelqu’un de très talentueux avec une finesse d’esprit remarquable”, s’enthousiasme l’architecte français qui a conçu l’aménagement de son restaurant, superbe écrin aux couleurs mordorées répondant à l’excellence de la carte. Avec ses marqueteries vernissées, le guide Michelin compare l’atmosphère des lieux aux luxueux paquebots d’antan sublimés par les splendeurs de l’Art déco. Il y a pire comme référence.

A l’origine de la collaboration lumineuse entre le cuisinier et l’architecte, il y a paradoxalement l’ombre noire du deuxième confinement. A l’automne 2020, la chape de plomb s’abat sur les acteurs de l’horeca contraints par décision gouvernementale de baisser le rideau. Un climat mortifère malgré tout inspirant pour l’homme d’affaires Yannick Gavelle, à la tête du groupe hôtelier Hôtels & Préférence. Epaté par la personnalité solaire du prodige belge qu’il a vu quelques mois plus tôt remporter la demi-finale de l’émission de téléréalité Top Chef, l’entrepreneur lui propose d’ouvrir un restaurant. Pas n’importe où: aux abords du très chic quartier des Ternes dans le 17e arrondissement. L’endroit s’annonce exigu mais de haute tenue. Pour l’ambiance, l’investisseur pense à Arnaud Behzadi, son complice à qui il a déjà confié plusieurs chantiers.

J’aime bien confronter des matériaux qui n’ont a priori pas vocation à vivre ensemble. Les antagonismes m’intéressent beaucoup.” ARNAUD BEHZADI

Chic à la française

C’est ainsi que l’ancien chef de partie du Sea Grill débarque de Bruxelles un vendredi matin chez l’architecte. Ils ont 20 ans d’écart. L’aîné n’a que très vaguement entendu parler de “Malou”. “Je craignais de tomber sur un gamin à qui j’allais passer un temps fou à expliquer mon métier, reconnaît le maître d’oeuvre. En fait, j’ai rencontré une personnalité extrêmement intelligente, ouverte aux autres. Il sait exactement ce qu’il ne veut pas.” Dans la matériauthèque qui concentre au sous-sol de l’agence des centaines d’échantillons de travertin, de bois précieux et de bronze patiné, l’Ixellois se dirige spontanément vers les textures brutes, de la trempe de celle que l’on retrouvera en façade de son restaurant. L’intuition n’est pas pour déplaire à son hôte. “Je travaille un peu comme un alchimiste. J’aime bien confronter des matériaux qui n’ont a priori pas vocation à vivre ensemble. Les antagonismes m’intéressent beaucoup.” Un exemple? Les luminaires du restaurant composés de roche calcaire et de laiton qui renvoient dos à dos la rugosité de la pierre au lustre du métal. Avec ses cheveux couleur noir corbeau zébrées de mèches cendrées – un privilège de l’âge quand on est en passe d’aborder la cinquantaine -, l’architecte semble lui-même être l’incarnation de cet heureux mariage des contraires.

RELAIS BERNARD LOISEAU Arnaud Behzadi a insufflé au décor rustique une modernité tempérée.
RELAIS BERNARD LOISEAU Arnaud Behzadi a insufflé au décor rustique une modernité tempérée. “J’ai voulu y ritualiser le moment du sommeil comme l’est le moment du repas.”© PG / KAREL BALAS

Avant d’être seul capitaine à bord, Arnaud Behzadi a été actif pendant plusieurs années au sein de l’agence d’architecture Artefak qu’il a cofondée et codirigée avec Vincent Bastie. Ils sont notamment à l’origine, en collaboration avec la décoratrice Cathy Crinon, de la restauration du Grand Powers, un hôtel cinq étoiles près des Champs-Elysées. Cette enseigne familiale de 50 chambres et suites a été repensée en s’appuyant sur les codes traditionnels du chic à la française fait de moulures, de hauts plafonds et de parquet à chevrons. On pointe aussi l’influence de Carlo Scarpa (1906-1978), grande figure du design italien. L’hommage au maître, adepte des lignes claires, est patent dans les doubles miroirs circulaires de salle de bains, criant dans l’entrée du restaurant de l’établissement avec une copie conforme de la porte en métal ajourée que le créateur transalpin imagina au début des années 1960 pour la Fondation Querini Stampalia à Venise.

LE GRAND POWERS Ce cinq étoiles parisien a été repensé en s'appuyant sur les codes traditionnels du chic à la française, mâtinés de l'influence de Carlo Scarpa, grande figure du design italien.
LE GRAND POWERS Ce cinq étoiles parisien a été repensé en s’appuyant sur les codes traditionnels du chic à la française, mâtinés de l’influence de Carlo Scarpa, grande figure du design italien.© PG / ROMAIN RICARD

Charme rustique

Aux antipodes du quartier huppé du Triangle d’Or bordé par des boutiques de mode, la petite ville de Saulieu, en Bourgogne, fait profil bas. La bourgade est traversée par l’ancienne nationale 6. Ici un bar PMU, là-bas une boulangerie. Les gastronomes connaissent pourtant bien le Relais Bernard Loiseau dont le nom est rattaché précisément à Saulieu et au fameux chef cuisinier, tragiquement disparu en 2003. Reprise en main par sa femme et son second, l’adresse abrite toujours le restaurant étoilé La Côte d’Or porté au firmament sous le règne d’Alexandre Dumaine (1895-1974) et de Bernard Loiseau. L’imposante bâtisse aux tuiles vernissées est aussi un lieu d’étape douillet dont la première phase de rénovation a été confiée à Arnaud Behzadi, en attendant la suite des opérations, courant de cette année. “Au Relais, il y a une présence d’histoire très forte. Le restaurant a vu passer Dali, Hemingway, Orson Welles ou Chaplin. Ce n’est pas rien.” Un passé dont il n’était pas question de faire table rase. L’ancien relais de poste a donc conservé son charme rustique, ses poutres apparentes et son dallage en pierre. Pour le reste, l’architecte a remisé au grenier le pittoresque. Il a insufflé au décor rustique une modernité tempérée composée de panneaux de boiseries sombres, de tables de chevet dentelées et de meubles dessinés sur mesure.

Dubaï dans le viseur

Dans l’une des suites qu’il a remaniées en profondeur, un dais en cannage dressé tout autour du lit délimite avec élégance l’espace intime. La structure alvéolée fait penser aux moucharabieh orientaux. Est-ce un hasard? Arnaud Behzadi est d’origine persane. Quelle place tient l’Iran dans le coeur de celui qui a passé les 11 premières années de sa vie à Téhéran? “C’est un gros sujet” concède-t-il avec le sourire. Il se souvient comme hier du 19 décembre 1985, le jour où il a débarqué à l’aéroport de Roissy avec ses parents, des intellectuels libéraux qui avaient décidé de quitter leur pays dans le contexte de la post-révolution islamique parce que “la vie en Iran ne correspondait plus à la vision de la société qu’ils voulaient pour leurs enfants”. A l’âge où l’on apprend à lire, Arnaud fait l’expérience des abris souterrains qu’il regagne la nuit en pyjama avec sa famille au son des sirènes hurlantes pour échapper aux menaces d’attaques aériennes durant la guerre avec l’Irak. Les souvenirs les plus sombres n’empêchent pas la lumière. “J’ai vécu là-bas des années extraordinaires. Mes parents étaient au top, ils avaient des beaux postes, on allait pêcher l’esturgeon dans la mer Caspienne, la plus grande réserve au monde de caviar. J’ai passé une partie de ma jeunesse dans un pays grandissime, à tous points de vue mais sans le savoir. Quand vous visitez Persépolis à huit ans, vous ne réalisez pas que c’est l’un des plus vieux sites de civilisation au monde. J’ai compris plus tard la force de cet héritage. Cela m’a décomplexé dans ma sensibilité. Quand vous démarrez dans la vie, il faut qu’on soit jugé par les autres pour savoir ce que l’on est. Le fait de me raccrocher à mon histoire m’a aidé même si mon identité est évidemment multiple.”

RELAIS BERNARD LOISEAU Arnaud Behzadi a insufflé au décor rustique une modernité tempérée.
RELAIS BERNARD LOISEAU Arnaud Behzadi a insufflé au décor rustique une modernité tempérée. “J’ai voulu y ritualiser le moment du sommeil comme l’est le moment du repas.”© PG / KAREL BALAS

L’architecture persane traditionnelle ne l’a ainsi pas directement influencé dans l’exercice de sa profession, laquelle s’apprête à connaître un tournant avec l’ouverture d’une antenne à Dubaï. Oui, Dubaï, la destination préférée des influenceurs… “J’avoue que je faisais partie des gens réfractaires. Mais l’émirat n’a plus rien à voir avec ce qu’il était il y a 15 ans. Dans le domaine de l’hospitality, le niveau de qualité est devenu exceptionnel.” Portée par une dynamique immobilière, dopée par une effervescence dans le secteur de l’art et du design, la plus grande ville des Emirats arabes unis s’apparente à un nouvel eldorado qui ne laisse pas indifférent notre interlocuteur. Des projets résidentiels sont déjà en cours. “Dubaï est un marché encore vierge mais il ne va pas le rester longtemps”, prédit l’architecte.

LE GRAND POWERS Ce cinq étoiles parisien a été repensé en s'appuyant sur les codes traditionnels du chic à la française, mâtinés de l'influence de Carlo Scarpa, grande figure du design italien.
LE GRAND POWERS Ce cinq étoiles parisien a été repensé en s’appuyant sur les codes traditionnels du chic à la française, mâtinés de l’influence de Carlo Scarpa, grande figure du design italien.© PG / ROMAIN RICARD

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