100.000 entrepreneurs belges jettent l’éponge

Christophe De Caevel
Christophe De Caevel Journaliste Trends-Tendances

La Belgique devrait atteindre un record des cessations d’activité en cette année 2022. Et plusieurs indicateurs laissent augurer un emballement en 2023.

Quand les prix de l’énergie ont commencé à flamber, tout le monde s’est tourné vers l’industrie lourde et les plus gros consommateurs. Les cris d’alarme sont pourtant venus d’ailleurs: du secteur de la boulangerie, de la viande et du commerce de détail notamment, dans lesquels on redoute des fermetures en cascade dans les mois à venir. La fédération des magasins d’alimentation indépendants (APLSIA) va jusqu’à envisager la fermeture de 90% des établissements dans les 18 prochains mois.

La menace se matérialise déjà. Sur les 10 premiers mois de l’année, la Belgique affiche un chiffre record de 75.000 entreprises à l’arrêt et tout porte à croire que la barrière des 100.000 cessations d’activité devrait être franchie cette année, pointe une étude de Trends Business Information (TBI). Le phénomène est palpable dans les trois Régions. “La Flandre prend une véritable claque avec une hausse des arrêts de 28% par rapport à 2021 et de 12% par rapport à 2019, souligne Pascal Flisch, analyste chez TBI. On voit aussi un net recul des créations d’entreprise venant de l’étranger, ce qui est inquiétant pour une économie très ouverte comme la nôtre.” Précisons qu’en Flandre, les créations d’entreprise reculent moins qu’ailleurs, ce qui conduit à un solde net encore relativement correct.

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Même en 2020, il n’y a pas eu de réel écrasement du nombre de starters.”

Parmi les secteurs les plus touchés, on trouve toute la filière alimentaire jusqu’aux restaurants (mais pas l’hôtellerie qui semble très bien s’en sortir, avec le succès du tourisme de proximité), les télécoms ou le commerce de détail qui s’effondre littéralement, avec plus de 8.000 cessations d’activité depuis le début de l’année. “Le commerce de détail était déjà fragilisé par la croissance de l’e-commerce, analyse Edward Roosens, économiste en chef de la Fédération des entreprises de Belgique (FEB). Avec les prix de l’énergie, l’indexation des salaires et, pour la plupart des commerces, l’indexation des loyers, cela devient intenable pour beaucoup. Cela pose d’ailleurs une véritable question sur le futur de nos villes. Moins il y a de commerces, moins elles paraissent accueillantes. Nous pourrions avoir un véritable effet boule de neige.”

Arrêts définitifs ou temporaires?

La confiance est au plus bas, tous les baromètres le confirment. Et la chute s’intensifie sur les derniers mois. “La pression à la hausse sur les prix avait commencé dès la fin 2021 avec tous les problèmes d’approvisionnement, poursuit Edward Roosens. Avec la guerre en Ukraine, c’est devenu de plus en plus difficile pour beaucoup d’entreprises. Au mois d’août, quand les prix de l’électricité et du gaz étaient à leur sommet, je peux vous dire que c’était la panique. Cette succession de crises a généré un climat qui n’incite pas les entrepreneurs à persévérer quand leur business ne marche pas très bien. Les chiffres de TBI révèlent sans doute cette tendance à arrêter un peu plus vite qu’avant.” Mais nous le verrons, d’autres indicateurs attestent d’une volonté de s’accrocher et même de continuer à créer des entreprises.

Parmi les entreprises qui tentent de poursuivre, beaucoup mettent néanmoins leurs activités partiellement entre parenthèses. Une enquête menée par la Banque nationale (BNB) avec le concours des fédérations d’employeurs montre qu’un tiers des entreprises ont volontairement réduit leur production ou leurs prestations de services pour ne pas trop écorner leur rentabilité. Cette compression de la production peut prendre la forme d’un arrêt d’un ou deux jours par semaine, ou de la mise hors service d’une ligne de production ou de l’abandon d’une série de produits.

Quelle que soit la formule retenue, elle ne sera cependant pas sans impact sur l’emploi. La baisse d’activité serait en moyenne de 4% mais elle serait de 8% dans les entreprises employant moins de 10 personnes. L’enquête de la BNB indique en effet que les plus petites entreprises sont moins en capacité de répercuter la hausse de leurs coûts dans leurs prix. Les grandes entreprises pourraient répercuter 63% des hausses contre 54% pour les entreprises de 10 à 50 personnes et seulement 41% pour celles occupant moins de 10 travailleurs.

Quatre indices d’une hécatombe à venir…

Le chiffre des 100.000 entrepreneurs qui jettent l’éponge n’est peut-être qu’un avant-goût de la déglingue économique qui nous attend. Plusieurs éléments laissent en effet augurer d’une aggravation de la situation dans les prochains mois. Premièrement, la hausse des prix énergétiques ne touche pas encore tout le monde. En octobre dernier, la moitié des répondants au baromètre de l’UCM bénéficiaient encore d’un contrat fixe de fourniture d’électricité et un tiers pour le gaz. “On sent l’angoisse monter à mesure que l’échéance de ces contrats approche, confie Caroline Cleppert, directrice des études de l’UCM. C’était déjà impressionnant de voir comment la confiance des entreprises s’écroulait en à peine un trimestre et sur toutes les composantes de notre baromètre. Qu’est-ce que ce sera la prochaine fois?”

La prochaine fois, et c’est le deuxième facteur incitant au pessimisme, ce sera après l’indexation des salaires dans les secteurs où elle s’opère de manière annuelle, en janvier ou février. Elle gonflera les coûts salariaux de plus de 10%, ce que toutes les entreprises, et singulièrement les plus petites, ne pourront sans doute pas supporter après déjà la succession de crises de ces dernières années. “Les grandes entreprises pourront sans doute raboter leurs effectifs en ne remplaçant pas les départs naturels, estime Pascal Flisch. Mais les PME de moins de 10 personnes, c’est-à-dire la grande masse de nos entreprises, je ne sais pas comment elles vont faire. Elles ne disposent pas de marges financières gigantesques et elles ne peuvent généralement pas assurer le même service avec cinq travailleurs plutôt que six. Je crains donc que l’année 2023 soit très difficile pour notre tissu économique qui s’est appauvri ces dernières années.”

La hausse des prix énergétiques ne touche pas encore tout le monde, mais cela ne saurait tarder.
La hausse des prix énergétiques ne touche pas encore tout le monde, mais cela ne saurait tarder.© getty images

Troisième signal d’alarme: la demande. Malgré une indexation censée protéger le pouvoir d’achat de l’inflation, les ménages anticipent un sombre avenir financier et compriment leurs dépenses. “Les commerçants commencent à ressentir l’impact de la crise sur la demande, confirme Caroline Cleppert. La fréquentation reste correcte mais le panier moyen se contracte. Nous avons vu la crise du côté des charges, nous allons peut-être voir maintenant celle du côté du chiffre d’affaires.”

Le même phénomène se produit du côté des entreprises et c’est notre quatrième signal d’alarme. Inquiètes, elles limitent leurs investissements et leurs dividendes pour augmenter leurs réserves. “Les investissements sont en baisse depuis plusieurs trimestres, constate Edward Roosens. Tout le monde se prépare pour le choc financier à venir et ce n’est pas une bonne chose pour le fonctionnement de l’économie.”

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“Réduire les investissements de demain, c’est réduire l’emploi d’après-demain”, abonde Caroline Cleppert. La directrice des études de l’UCM redoute par-dessus tout l’impact de ce moral dans les chaussettes sur la suite des événements. “L’anticipation joue un rôle clé dans l’enclenchement d’un cercle vicieux ou vertueux, dit-elle. Actuellement, toutes les anticipations sont négatives. Comment pourrait-il en aller autrement avec une telle incertitude, avec un tel manque de transparence et de communication? Lors de la crise du covid, nous étions tenus en haleine par l’avancée des recherches sur le vaccin, par des campagnes de sensibilisation, etc. Mais ici, qui comprend ce qui bloque dans la politique énergétique de l’Europe ou de la Belgique? Qui s’y retrouve entre le tout à l’électrique et les paris sur l’hydrogène?”

… et quatre leviers pour l’éviter

Avec tout cela, on risque d’exploser le record des 100.000 cessations d’activité en 2023. Mais heureusement, il y a aussi quatre éléments qui ajoutent une pincée d’optimisme dans le bilan. Le premier est purement mathématique. Les statistiques de 2022 sont sans doute dégradées par un effet de rattrapage: le moratoire sur les faillites, les aides et les droits passerelle ont aidé les entreprises déjà fragiles à traverser le covid, réduisant ainsi les cessations d’activités en 2020. Elles ont été entraînées par l’élan de reprise en 2021, avant de heurter de plein fouet le mur de l’inflation et des coûts énergétiques. Nous pourrions donc retomber à des chiffres d’arrêt un peu plus bas en 2023 (sauf évidemment si l’économie devait s’enfoncer plus profondément dans la crise).

Le deuxième élément est également mathématique, puisqu’il s’agit du nombre de créations d’entreprises, toujours supérieur à celui des arrêts. Le solde net est de 32.000 unités. C’est clairement moins que les cinq dernières années mais c’est toujours positif. “Même en 2020, il n’y a pas eu de réel écrasement du nombre de starters, salue Pascal Flisch. L’engouement est toujours là et en 2021, la reprise fut même très positive. Cette année, il y a un resserrement mais nous n’en sommes pas encore au croisement des courbes.” Sur les 10 premiers mois de l’année, on constate 108.000 créations, soit un chiffre supérieur à celui de 2019, cela atteste de la vitalité d’un certain esprit d’entreprendre dans le pays, malgré un tassement des créations en Région bruxelloise. N’oublions pas non plus que si le nombre d’arrêts augmente, il se rapporte aussi à un nombre de sociétés à la hausse.

Je suis impressionnée par la manière dont les entrepreneurs s’accrochent. C’est l’histoire de leur vie, pas juste un bilan.

Troisième élément: des secteurs tirent leur épingle du jeu dans cette crise. Les tendances restent en effet très favorables dans l’immobilier, la santé et les activités scientifiques, domaines dans lesquels les créations sont toujours nettement supérieures aux arrêts. “La santé et les activités scientifiques concernent des emplois souvent à haute valeur ajoutée, commente Pascal Flisch. Cela confirme l’évolution vers une économie de services, peut-être en appui de l’industrie.” Nous assisterions donc à une évolution, sans doute un peu brutale en raison des crises successives, de notre tissu économique. Et les entreprises qui survivront à cette période très chahutée seront sans doute un peu plus robustes qu’avant. “Comme le covid a été un formidable accélérateur de la digitalisation, cette crise devrait être un accélérateur de la transition énergétique, espère Caroline Cleppert. Mais cette transition n’est pas juste une réponse ponctuelle à la flambée des prix, c’est un marathon. Je ne suis pas sûre que, technologiquement, nous soyons aussi matures en ce domaine que dans le digital.” D’autant que, nous l’avons vu, beaucoup d’entreprises sont contraintes de mettre entre parenthèses leurs projets d’investissements, notamment ceux relatifs à cette transition énergétique.

Enfin, le dernier facteur de relatif optimisme provient du taux de survie des entreprises. Les statistiques de Trends Business Information attestent d’une certaine constance sur ce plan. En moyenne, 4% des entreprises meurent l’année de leur lancement. Nous en serions à peine à 3,4% en cette année 2022 pourtant très particulière. Le taux d’échec après deux ou trois ans (entre 6 et 7%) ne semble pas non plus avoir évolué. Cela semble indiquer que les entreprises belges ne sont pas, globalement, plus fragiles qu’avant. “Cela montre aussi que les droits passerelle et autres aides publiques depuis 2020 ont bien fait leur travail, insiste Pascal Flisch. Il n’y a aucune surmortalité des entreprises créées en 2018 et 2019, soit juste avant la crise.” Un bémol toutefois: les entreprises qui se créent sont souvent unipersonnelles et elles ne commenceront à embaucher que quelques années plus tard. Comme ce ne sont pas spécialement les plus jeunes entreprises qui arrêtent, l’impact sur l’emploi pourrait quand même être significatif.

“Ce qui me fait garder espoir, c’est cette formidable volonté de continuer chez les entrepreneurs, conclut Caroline Cleppert. C’est l’histoire de leur vie, ce n’est pas juste un bilan avec des pertes et profits. Le terme résilience est peut-être parfois un peu galvaudé, mais je suis impressionnée par la manière dont ils s’accrochent. Nous n’avons jamais eu autant de réponses pour notre baromètre, c’est un signe de cette volonté de se battre pour sauver son entreprise.”

La filière alimentaire touchée de plein fouet

Les statistiques des 10 premiers mois de l’année sont effrayantes pour le secteur alimentaire. Et à tous les échelons de la filière. Dans l’agriculture, on perd carrément une exploitation chaque jour depuis le début de l’année. Le phénomène préexistait mais le solde net (différence entre créations et cessations d’activité) dégringole soudainement de -182 en 2020 à -289 unités. Dans l’industrie alimentaire, celle qui transforme les produits issus de cette agriculture, le solde était régulièrement positif et affichait même 388 unités en 2021. Un an plus tard, nous tombons à -38. Cette chute brutale se manifeste aussi dans le commerce de gros et de détail, lequel englobe notamment le commerce alimentaire, ainsi que dans la restauration.

Dans l'agriculture, on perd carrément une exploitation chaque jour depuis le début de l'année.
Dans l’agriculture, on perd carrément une exploitation chaque jour depuis le début de l’année.© getty images

“Notre secteur est très intensif en énergie pour cuire, refroidir ou stocker les aliments, commente Carole Dembour, conseillère économique à la Fevia. Un récent baromètre indiquait que quatre entreprises sur 10 étaient dans la zone rouge et n’avaient plus de réserves pour résister à un nouveau choc. Le risque semble se matérialiser un peu plus tôt. Qu’est-ce que ce sera en janvier si nous devons indexer les salaires de 11%? Qu’est-ce que ce sera quand toutes les entreprises auront basculé vers des contrats énergétiques variables (lors du baromètre cité, un quart étaient encore sous contrat fixe, Ndlr)? Les faillites actuelles sont surtout le fait de sociétés unipersonnelles. Je crains que le second tour soit nettement plus ravageur en termes d’emplois.”

L’impact économique ne se limite pas là: nous voyons tous des établissements réduire leurs heures d’ouverture et leur gamme de produits, pour concentrer leurs efforts sur les cibles les plus rentables. Cette stratégie permet de garder la tête hors de l’eau mais elle a un impact sur l’activité, sur l’emploi, sur l’achat de matières premières, etc. “Ce tableau très alarmiste montre la nécessité d’appliquer très rapidement les mesures annoncées par les différents gouvernements, poursuit Carole Dembour. Chaque semaine qui passe oblige les entreprises à grignoter leurs réserves, les aides promises parfois depuis plusieurs mois devraient déjà être disponibles.”

La conseillère économique regrette au passage que les aides soient plus faibles qu’en France, ce qui impactera la compétitivité belge à l’export (le secteur alimentaire réalise la moitié de son chiffre d’affaires à l’export). “On parle d’exonérer l’indexation de cotisations sociales, dit Carole Dembour. C’est gentil mais c’est loin d’être suffisant. Les entreprises doivent conserver une certaine marge pour pouvoir investir et innover. Il faut regarder plus loin que les mesures ponctuelles. Le côté positif, c’est que les entreprises (en tout cas celles qui ont les reins les plus solides) ont orienté leurs investissements vers l’efficacité énergétique. Elles seront plus fortes lors de la reprise. Mais la majorité de nos membres ne peuvent pas faire beaucoup plus que se battre pour leur survie.”

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