Comment les données vont transformer les cabinets d’avocats

"Les avocats doivent passer à une rémunération basée sur la valeur des prestations. Cela mettra une dizaine d'années. Mais grâce à l'analyse de données, c'est désormais possible." Jaap Bosman © PG

Le “business model” traditionnel des cabinets d’affaires est en danger. Finis les tarifs horaires, place à l’analyse de données et aux indicateurs de performance. Les clients parviendront-ils à faire baisser les prix ?

Les cabinets d’affaires vont être contraints de revoir de fond en comble leur business model . L’arrivée des nouvelles technologies du droit, et notamment l’analyse de données, s’apprête à rendre obsolète la tarification horaire, qui est la base du mode de fonctionnement des cabinets d’avocats depuis les années 1970. C’est la thèse d’un nouveau livre du Néerlandais Jaap Bosman, consultant stratégique spécialisé dans le secteur juridique et auteur de Death of a law firm (2015).

Dans son dernier ouvrage Data & Dialogue, a relationship redefined (*) co-écrit avec Vincent Cordo et Lisa Hakanson, il décrit un modèle à bout de souffle. Selon le consultant, les taux horaires pratiqués par les avocats d’affaires sont dépassés. Leurs clients – les services juridiques des grandes sociétés -, demandent de la transparence et de la prévisibilité. Grâce aux nouvelles technologies, ils pourront inventorier et classifier précisément les prestations de leurs avocats… et payer enfin le juste prix.

Un modèle très rentable

” Le business model des cabinets d’affaires est une véritable réussite. Le retour sur investissement pour les associés est l’un des plus élevés au monde “, plante Jaap Bosman dans son livre. Le mode de fonctionnement des cabinets d’avocats est assez simple. Chaque heure prestée est comptabilisée et facturée suivant un tarif fixé en fonction de l’ancienneté de l’avocat. Un associé expérimenté a forcément un taux horaire plus élevé qu’un junior. Chaque collaborateur a un objectif chiffré : sur un an, il doit être capable de facturer un nombre d’heures prédéfini. Si les heures facturées par les associés sont les plus chères, ce sont bien les heures des collaborateurs (moins chères mais plus nombreuses) qui alimentent principalement le chiffre d’affaires du cabinet et font tourner la boutique.

Les avocats facturent trop pour leur travail de production, mais pas assez pour leur travail de conseiller stratégique.” Jaap Bosman

D’après les estimations du consultant Jaap Bosman, les frais fixes d’un cabinet d’avocats représentent environ 60 % de son chiffre d’affaires. Ces frais comprennent la documentation, l’immobilier, l’informatique, le personnel (secrétariat, support juridique, marketing, etc.) et la rétrocession d’une partie des honoraires aux avocats collaborateurs. Les 40 % restants sont généralement répartis entre les associés. Comme les frais sont fixes, toute augmentation du chiffre d’affaires se traduit mécaniquement en augmentation des bénéfices pour l’association. La manière la plus simple d’augmenter les revenus (et donc les bénéfices) de la structure est de facturer plus d’heures. C’est la raison pour laquelle une pression forte s’exerce dans les cabinets d’affaires pour que chaque collaborateur et chaque associé atteigne, voire surpasse, ses objectifs d’heures facturables en fin d’année.

Effet pervers

Ce mode de fonctionnement s’est avéré particulièrement efficace pour assurer aux cabinets d’avocats un haut niveau de rentabilité. Mais il s’accompagne d’un effet pervers : il ne récompense pas suffisamment l’efficacité du travail. ” Travailler plus efficacement conduit à moins d’heures facturables et donc moins de revenus “, souligne Jaap Bosman dans son livre. L’augmentation progressive des tarifs horaires des avocats en fonction de leur ancienneté (avec l’expérience, l’avocat devient normalement plus efficace) est censée contrebalancer cet effet pervers. Mais le modèle est loin d’être parfait. Chaque heure prestée est facturée indistinctement de la valeur intrinsèque de la prestation effectuée. ” La participation passive d’un avocat à une conference call est facturée au même tarif qu’un conseil pointu portant sur une opération hautement stratégique “, remarque Jaap Bosman.

Les clients savent que le modèle actuel a ses défauts. Ces dernières années, de nouvelles formules ont fait leur apparition : pour certains dossiers, les cabinets d’avocats proposent désormais un budget forfaitaire. Mais le mode de calcul de ce forfait est lui aussi basé sur le nombre d’heures que les différents avocats impliqués seront amenés à prester. ” Le taux horaire, c’est le seul système que les avocats d’affaires connaissent, explique Jaap Bosman. Mais aujourd’hui, ce système est dépassé. Ils doivent passer à une rémunération basée sur la valeur des prestations. Cela mettra une dizaine d’années. Mais grâce à l’analyse de données, c’est désormais possible. ”

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(*) ” Data & Dialogue, a relationship redefined “, Jaap Bosman, avec Vincent Cordo et Lisa Hakanson, éditions JBLH, 2019, 298 p., 27,50 euros.© photos pg

Standardiser le travail de l’avocat

Pour Jaap Bosman, le droit est un business comme un autre. Chaque prestation réalisée par un avocat peut parfaitement être disséquée en une myriade de petites interventions. A chaque intervention correspondrait un barème adapté. Pour parvenir à réaliser ce travail d’objectivation des tâches prestées par un avocat, une nouvelle initiative a vu le jour. L’alliance internationale SALI (standards advancement for the legal industry) planche sur des standards communs au secteur juridique. Cette alliance regroupe notamment de grands groupes internationaux comme GSK, Shell, Citigroup, Deutsche Bank ou Microsoft. Ils ont pour volonté de définir une grille de lecture commune permettant d’analyser en détail le travail des cabinets d’affaires avec lesquels ils travaillent. Pour y arriver, ils mettent en commun leurs bases de données, constituées ces dernières années grâce à leur historique de relations contractuelles avec les plus grands cabinets internationaux.

Les membres de l’alliance SALI sont occupés à établir une véritable nomenclature adaptée à chaque type de dossier et à chaque secteur juridique. En faisant tourner des logiciels sur leurs bases de données, ils espèrent extraire des informations cruciales sur le travail des cabinets d’avocats. Ils pourraient par exemple estimer ce que facture, en moyenne, un cabinet d’affaires, pour rédiger un mémoire dans le cadre d’un recours en justice relatif à une problématique bien définie en droit immobilier. Avec ce genre d’information, le client disposerait d’un levier particulièrement intéressant vis-à-vis des cabinets d’avocats avec lesquels il travaille. Il pourrait par exemple faire pression auprès de ses prestataires juridiques afin qu’ils ne dépassent pas le tarif moyen du secteur.

Des prix sous pression ?

Si ce type d’outils se généralise, les tarifs de tous les cabinets d’affaires vont-ils subitement s’effondrer ? Probablement pas. Mais l’analyse de données pourrait apporter une nouvelle forme d’objectivation du travail réalisé par les avocats. Le travail identifié comme ” routinier ” sera (un peu plus) sous pression. Par contre, le travail identifié comme ” stratégique ” pourrait être revalorisé. Un avis juridique tranché rendu en 10 minutes peut avoir beaucoup plus de valeur pour un client que 40 heures d’analyse de contrats. Or, aujourd’hui, ces 10 minutes ne sont pas comptabilisées à leur juste prix, en raison du règne du tarif horaire. ” Actuellement, les avocats facturent trop pour leur travail de production, mais pas assez pour leur travail de conseiller stratégique. Cela devrait changer “, conclut Jaap Bosman.

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