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La statistique, le stade ultime du mensonge

Benjamin Disraeli, qui a régné sur la politique anglaise dans la deuxième moitié du 19e siècle, avait un jour affirmé : “J’ai déjà croisé le mensonge. Mais avec le ministère de l’Economie, j’en découvre le stade ultime : la statistique”.

Quelles vérités se cachent en effet derrière les chiffres ? On peut s’interroger, au vu des dernières corrections apportées par la Commission européenne, sur la manière de calculer le produit intérieur brut. Désormais, les Etats européens pourront inclure dans ce calcul les investissements “immatériels”, autrement dit les dépenses en recherche et développement. Il est vrai que les investissements “matériels” étaient comptabilisés depuis longtemps. On tiendra compte aussi davantage des investissements en assurance et, plus douteux, des investissements en armes.

Les Etats-Unis avaient déjà eux-mêmes modifié le calcul de leur PIB au milieu de l’année dernière ce qui avait gonflé leur croissance de 3 %, permettant de s’interroger sur la réalité du rebond tant vanté de l’économie américaine à partir du second semestre. Illusion ou pas, la modification du calcul du PIB devrait permettre aux Etats européens, dont le nôtre, de gagner eux aussi entre 2 et 3 % de croissance. Voilà qui devrait permettre à nos finances publiques d’afficher un meilleur bulletin puisque mécaniquement, le ratio d’endettement par rapport au PIB va diminuer. Et le gouvernement, quel qu’il soit au sortir des urnes, ne devrait pas s’arracher les cheveux pour maintenir la barre en dessous des 100 %.

Depuis que les statistiques existent, on cherche, sinon à les enjoliver, au moins à ce qu’elles ne fassent pas de mal. Prenons les statistiques du chômage. Ici, on ignore les chômeurs de longue durée. Là, on multiplie les radiations. Là encore, on ignore les personnes qui travaillent à temps partiel contre leur gré. La prise en considération de ces éléments pourrait facilement faire progresser le chômage de 30 % chez nous ou aux Etats-Unis.

Autre exemple : la hausse des prix. Certains économistes particulièrement retors se sont étonnés des multiples modifications intervenues aux Etats-Unis dans le calcul du coût du “panier de la ménagère” à partir des années 1980. En 2007, selon eux, l’inflation aurait dépassé les 10 % alors qu’officiellement, elle a atteint 2,3 %. L’objectif inavouable de ces manipulations n’est pas difficile à deviner : en cachant l’inflation, on limite la hausse des taux des obligations, et donc on réduit la facture que doit payer le trésor public, grand emprunteur devant l’Eternel. On jugule aussi la hausse des salaires.

Ce débat a un écho chez nous. La Belgique a inventé, voici juste 20 ans, l’indice santé qui avait au moins le mérite

de s’avancer à visage découvert : en supposant que la ménagère ne buvait pas, ne fumait pas et se déplaçait à vélo, on modérait chez nous aussi l’évolution des allocations sociales, des loyers et de certains salaires. Toutefois, plus subtilement, on en est arrivé à revoir de plus en plus souvent la composition du panier de produits servant de base au calcul de l’inflation. Initialement, la correction avait lieu tous les huit ans. Puis tous les deux ans. Désormais, à partir de 2014, elle sera annuelle. Cette accélération permettra de coller davantage aux progrès technologiques. Or ceux-ci ont un effet baissier sur l’inflation : si d’une année à l’autre, le prix d’un smartphone ne change pas mais que la technique embarquée est plus complexe, le consommateur en a donc davantage pour son argent, et c’est considéré comme une baisse de prix…

Ces liftings statistiques poursuivent certes un objectif légitime : projeter une image économique enjolivée, instillant ainsi un sentiment de confiance soutenant la bonne marche de l’économie. Attention cependant à ne pas abuser de la chirurgie esthétique : l’effet induit serait alors juste l’inverse de l’effet recherché. Personne ne croirait plus aux chiffres. Et la statistique deviendrait alors vraiment “le stade ultime du mensonge”.

PIERRE-HENRI THOMAS Journaliste

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