Peter Garré (Bopro) sur l’impact de la crise sur le secteur immobilier: “La question du climat reste à l’ordre du jour”

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Avant le Covid-19, le secteur immobilier avait la ferme intention de “switcher” vers un modèle plus durable. Ces projets risquent-ils d’être remisés au placard ? Peter Garré, CEO du consultant immobilier Bopro, prédit le contraire : avec la crise du coronavirus, les défis environnementaux sont plus que jamais d’actualité.

“Cette pandémie nous a tous pris de court, comme une guerre éclair”, écrit Peter Garré dans une note sur les retombées de la crise sanitaire sur le secteur immobilier. L’année 2020 s’annonçait très prometteuse pour le fondateur et CEO du consultant et gestionnaire immobilier Bopro. Le secteur immobilier s’apprêtait à faire un grand pas vers plus de durabilité. Il avait enfin pris conscience des grands défis systémiques tels que le changement climatique, la crise des matières premières et la numérisation. La conjoncture économique était favorable depuis quelques années et les finances permettaient d’investir dans la transition. Pionnier de la durabilité dans le secteur immobilier belge, Bopro était appelé à jouer un rôle de premier plan dans le processus de transition.

Plusieurs grands investisseurs immobiliers nous ont contactés pendant la crise pour développer une stratégie de durabilité.

La crise du coronavirus a tout chambardé, admet Peter Garré qui ne se montre pas moins optimiste pour autant. Le virus ne remet nullement la dynamique en question, au contraire il ne fait que mettre en exergue l’urgence du changement, raisonne-t-il. ” La question du climat reste à l’ordre du jour, assure Peter Garré. Le cercle vicieux de la déresponsabilisation est enfin rompu. Il n’y avait pas de demande de bâtiments durables selon les investisseurs, l’offre était inexistante pour les utilisateurs, les promoteurs reprochaient aux investisseurs de ne pas assumer le surcoût. Autant d’excuses fallacieuses qui n’ont plus cours. ”

” Nous collaborons à des projets en plein développement mais de faible envergure. Befimmo n’a pas l’intention, sous prétexte de crise sanitaire, de différer ni de modifier le projet bruxellois ZIN ( la reconversion des tours WTC par Befimmo, Ndlr) basé sur des concepts très innovants. Au contraire, sa réalisation sera accélérée. Idem à Tour & Taxis où le promoteur immobilier Extensa joue la carte de l’économie circulaire.

” La marge financière de ces dernières années a probablement joué en faveur de la transition. Le marché était florissant et nos chiffres étaient excellents l’an dernier. Il faudrait une boule de cristal pour évaluer les retombées économiques mais plusieurs grands investisseurs immobiliers nous ont contactés pendant la crise pour développer une stratégie de durabilité. Peut-être parce qu’ils ont le temps de se pencher sur la question. Ou parce que nous sommes à l’aube d’une ère nouvelle, ce que je crois. Nous nous trouvons aujourd’hui à la croisée des chemins : privilégierons-nous un futur ambitieux ou un retour à la normale ? Le fait que les investisseurs aux portefeuilles bien fournis optent résolument pour un changement fondamental est plutôt encourageant. ”

Peter Garré (Bopro) sur l'impact de la crise sur le secteur immobilier:
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TRENDS-TENDANCES. Que reprochez-vous au fonctionnement actuel du secteur immobilier ?

PETER GARRÉ. Notre modèle économique vise l’efficacité basée sur la spécialisation et l’optimisation des bénéfices. Ces plus-values financent aussi en grande partie notre structure sociale et sociétale. Comprenez-moi bien : les entreprises doivent faire des bénéfices. Mais dans notre secteur, cette course à la spécialisation a pour effet de placer l’immobilier au centre de toute l’attention. On s’est mis à construire des immeubles, des bureaux, des écoles, des hôpitaux, des habitations indépendamment les uns des autres, comme des entités séparées. Il faut renoncer à ce modèle à l’origine de nombreux problèmes de mobilité, de pollution atmosphérique, etc. Nous devons évoluer vers un modèle qui privilégie non pas l’objet immobilier mais l’humain.

Uplace, le méga-centre commercial programmé à Machelen, a été reformulé dans un nouveau projet (Broeklin) mêlant commerces et bureaux. Cette évolution entre-t-elle dans le cadre de la transition poursuivie ?

Je pense, oui. Le positionnement de Broeklin présente de nombreuses similitudes avec Blue Gate Antwerp qualifié de zone industrielle éco-efficace. Le concept est positif. Encore faut-il lui donner une bonne contenance. Ce projet présente bien mais met le bâtiment en avant, une fois de plus. L’investisseur ou le promoteur tient à valoriser le terrain, je sais, mais le développement d’un réseau et l’intégration de toutes les parties prenantes méritent autant d’attention.

Le secteur immobilier souffre d’une mauvaise image de marque. Pour l’améliorer, il n’a d’autre choix que d’assumer ses responsabilités. Efforçons-nous, dans le cadre d’un nouveau projet, de réunir tous les acteurs concernés, analysons leurs besoins et essayons de préparer un programme qui en tienne compte. Broeklin répond-il aux besoins des parties prenantes ? Super ! J’espère que les plans seront discutés avec les bourgmestres de Vilvorde et de Louvain.

Vous êtes un fervent défenseur de la ville. Les citadins sont durement éprouvés par la crise du coronavirus. Le vivre en ville ne risque-t-il pas d’être le grand perdant de la crise ?

C’est un risque, en effet. J’aimerais toutefois tempérer cette menace. Certes, la situation des familles avec enfants coincées dans un appartement de 100 m2 n’est pas facile. C’est l’occasion ou jamais de réfléchir à la planification et à l’aménagement de nos villes. Pourquoi nos rues sont-elles exclusivement réservées aux voitures par exemple ? Pourquoi ne pas institutionnaliser cette formidable initiative de rues dédiées aux jeux ? Le commerce doit continuer à tourner, d’accord, mais la viabilité en ville est tout aussi importante. Tous les Belges ne peuvent pas habiter une maison avec jardin à la campagne, il n’y a tout simplement pas assez de place. Notre projet Ecowijk Gantoise prévoit 40 m2 de verdure par logement, regroupés en un parc de 2 ha. Les mesures de sécurité actuelles font qu’on ne pourrait pas y jouer ni s’y reposer pour le moment. Je m’interroge aussi sur l’approche adoptée pour endiguer la crise sanitaire. Si chacun respecte les distances sociales, pourquoi ne pourrait-on pas s’asseoir un instant sur un banc ? Je ne comprends pas. Il faut quand même faire un tant soit peu confiance aux citoyens, non ?

La crise sanitaire est l’occasion ou jamais de réfléchir à la planification et à l’aménagement de nos villes.

De nombreux travailleurs ont découvert le télétravail. Plus besoin de se rendre chaque jour au bureau. L’immobilier de bureau pourrait-il s’en ressentir ?

Le télétravail entrera un peu plus dans les moeurs mais ne deviendra pas la nouvelle norme. Bopro encourage ses collaborateurs à choisir leur lieu de travail en fonction des tâches à accomplir chaque jour, tantôt à la maison, tantôt ailleurs. Ils doivent cependant veiller à fonctionner en équipe et, pour ce faire, venir régulièrement au bureau. L’interaction est importante non seulement pour la culture d’entreprise mais aussi pour les collaborateurs eux-mêmes. Si le coronavirus rend toute interaction vraiment impossible, le marché du bureau risque effectivement d’être confronté à un problème. Mais je n’y crois pas. L’homme est un être social et cherchera toujours un lieu pour entrer en contact avec ses semblables. C’est-à-dire, dans le monde professionnel, un bureau. Ce qui est possible, par contre, c’est que la crise induise des changements au niveau de son aménagement. L’espace personnel devra être plus spacieux, y compris au bureau. Plus question de parquer un maximum de travailleurs dans un minimum de mètres carrés. Dans ce sens-là, oui, le marché des bureaux pourrait être un des gagnants de la crise. Une tendance déjà amorcée par l’ activity based working, un concept basé non pas sur la réduction des coûts mais sur l’optimisation de la productivité. La superficie de bureau nécessaire est plus ou moins la même.

Peter Garré (Bopro) sur l'impact de la crise sur le secteur immobilier:
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Quel est l’impact de la crise sur vos activités ?

Nos bureaux ont fermé leurs portes dès l’annonce de la quarantaine. Tous nos collaborateurs ont été mis au télétravail. On évalue la perte du chiffre d’affaires à environ 15%. Certains projets ont été reportés, parfois carrément à un an. En revanche, nous avons reçu de nouvelles demandes. Pour ce qui est des projets en cours, certains entrepreneurs ont eu le réflexe d’interrompre les chantiers. Il nous a fallu pas mal de temps et d’énergie pour les convaincre qu’il était possible de travailler en toute sécurité.

L’impact est donc raisonnable, disons. Ceci dit, 2021 et 2022 s’annoncent assez sombres. Combien de temps cette incertitude perdurera-t-elle ? Les investisseurs oseront-ils encore se lancer dans des projets à risques ? Quel sera l’effet sur la situation économique générale en Belgique ? L’immobilier est un secteur ” suiveur “. Pour le moment, il ne souffre pas trop de la crise mais il sera affecté à plus long terme, je le crains.

Le réseautage est très important dans le secteur immobilier. Des salons aussi courus que le Mipim, We Are Real Estate et Realty n’auront pas lieu cette année. Comment pallier cette absence de contacts ?

Elle ne sera pas palliée. Le secteur événementiel n’a pas de réponse à proposer. Il n’est pas en mesure d’organiser une alternative numérique. C’est pourtant possible. Je suis administrateur de The Shift, une société qui se mobilise pour une transition durable. Une société qui fonctionne sur le réseautage. Elle organise des webinaires auxquels participent des centaines de personnes. La preuve que c’est possible, à condition de proposer les bons outils et les bonnes thématiques.

J’ai toujours fréquenté et participé assidûment aux salons et aux événements immobiliers. On y fait des rencontres intéressantes, on développe des relations de confiance, etc. Quant au contenu, je suis souvent resté sur ma faim. Il n’est pas dans les habitudes des professionnels de l’immobilier de partager leurs connaissances et d’oeuvrer en toute transparence. La numérisation du secteur devrait y remédier. Les certificats internationalement reconnus comme BREEAM, Leed ou Gresb gagneront en importance. Un certificat ou un audit m’inspirent davantage confiance que le fait d’avoir bu un verre de bulles ensemble au Mipim.

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