“Le secteur de la construction a un sérieux problème”

Katerra Le Tesla du secteur de la construction est regardé avec suspicion. © Pg - K. GRUNERT

Il n’y aura pas de “vrai” Batibouw cette année mais une édition numérique. Pas un problème car comme la plupart des secteurs, celui de la construction surfe sur la vague de la numérisation. L’étape suivante est l’automatisation du processus de construction.

Le secteur de la construction est-il à l’aube d’une révolution industrielle? La menace viendrait-elle de Californie? Le secteur lorgne avec méfiance du côté de Katerra, société de construction modulaire basée près de Palo Alto.

Apparue sur les radars il y a cinq ans à peine, Katerra est une des rares licornes de l’industrie de la construction. “Nous faisons ce en quoi excelle la Silicon Valley, à savoir mettre la technologie à la portée d’un immense marché. Un peu à la façon Tesla”, confiait Michael Marks, ex-CEO et cofondateur de Katerra dans une interview à la chaîne américaine CNBC.

Il est toujours de bon ton de citer Tesla mais dans le cas de Katerra, la comparaison se justifie pleinement. A commencer par la technologie. A l’instar de Tesla, Katerra joue la carte de l’intégration verticale. L’entreprise contrôle la chaîne de production de A à Z, de la conception des composants et des bâtiments à la production des modules jusqu’à l’assemblage et le montage des modules préfabriqués sur chantier. L’approche agressive et ambitieuse rappelle également celle de Tesla: Katerra multiplie les acquisitions et construit de nouvelles usines à un rythme effréné. Sans oublier que Michael Marks a assuré quelques mois la fonction de CEO ad interim de Tesla.

L’industrialisation de la construction est inévitable.”

Geert Verachtert (Van Roey)

La force de l’habitude

Fin 2020, l’ambitieuse licorne a subi un sérieux revers. Pour éviter la faillite, Katerra a dû pour la deuxième fois se faire renflouer par l’investisseur japonais SoftBank. Cette très grande dépendance à SoftBank rend plusieurs observateurs sceptiques. En effet, SoftBank a joué un rôle controversé dans la croissance, le déclin et le sauvetage de l’opérateur coworking WeWork. Mais que l’on croie ou non au succès de Katerra, “l’industrialisation de la construction est inévitable”, clame Geert Verachtert, directeur stratégie & business development du groupe de construction campinois Van Roey. Cette tendance devrait permettre la fabrication de logements à la chaîne. “Vous verrez, la construction modulaire hors site finira par s’imposer sur le marché de la construction, affirme-t-il. Si nous n’en étions pas convaincus, nous n’aurions pas acquis de participation dans Skilpod, une entreprise a déjà fait le choix du préfabriqué et de la construction modulaire.”

Van Roey croit fermement dans l’innovation et l’industrialisation. Avec Staalbeton et Architon, le groupe a acquis une solide réputation dans la production de béton préfabriqué. Par l’entremise de sa filiale Vanhout.pro, l’entreprise est aussi actionnaire de Bao Living, une start-up anversoise qui a développé un module adaptable pour infrastructures techniques (lire l’encadré “Alternative modulaire à un processus archaïque”). “Le secteur de la construction est très gourmand en énergie et en matériaux, et produit des montagnes de déchets, poursuit Geert Verachtert. Ajoutez-y un taux de productivité ridiculement bas – qui n’a progressé que de 0,5% ces 20 dernières années – et vous vous rendez compte que le secteur a un sérieux problème.”

Le caractère unique des chantiers ne permet pas de rentabiliser de façon optimale les investissements consentis dans la recherche et le développement.

Geert Verachtert impute cette faible progression du taux de productivité au coût démesuré des erreurs liées au processus de construction, un indice probablement révélateur de la difficulté de moderniser ledit processus. Le site de construction est différent pour chaque bâtiment, ce qui constitue déjà un premier obstacle important. Le contexte et les exigences changent donc à chaque projet, ce qui demande pas mal de flexibilité. Les grands investissements de production de masse ne sont donc pas une option, conclut le bureau économique d’ING Pays-Bas.

Selon Lars De Laet, professeur du groupe de recherche Sciences d’ingénierie architectonique de la Vrije Universiteit Brussel, le morcellement du secteur de la construction est un autre frein. “La recherche et le développement sont indispensables à l’innovation, assure-t-il. Or, les nombreuses petites entreprises du secteur n’ont ni le temps ni les moyens. Quant aux grandes entreprises, elles investissent dans l’innovation mais dans une moindre mesure que les autres industries. Pourquoi? A cause notamment de l’étroitesse des marges bénéficiaires. Chaque projet est différent. Autrement dit, le caractère unique des chantiers ne permet pas de rentabiliser de façon optimale les investissements consentis dans la recherche et le développement.” Autre raison: la force de l’habitude est plus tenace que dans les autres secteurs car la construction représente un énorme investissement en soi. “Innover implique des risques accrus, fait remarquer Lars De Laet. C’est pourquoi les entrepreneurs reviennent rapidement aux techniques ayant déjà fait leurs preuves.”

Alternative modulaire à un processus archaïque

Créé il y a cinq ans, Bao Living s’inscrit dans le prolongement du travail de fin d’études d’étudiants en innovation & entreprenariat de l’Antwerp Management School. “Notre but était de résoudre un important problème de société, commente Benjamin Eysermans. Nos séances de brainstorming ont rapidement établi le lien entre de nombreux défis sociétaux et la construction: urbanisation, logements abordables, problématique du climat, etc. L’analyse du processus de construction classique a fait ressortir son incroyable archaïsme. On construit aujourd’hui encore en grande partie comme il y a 100 ans.”

Les étudiants ont donc entrepris de concevoir un module intelligent d’installation d’infrastructures techniques dans les habitations. “Pas mal de progrès ont été réalisés ces dernières années pour ce qui est de la partie structurelle du processus de construction, reconnaît Benjamin Eysermans. Mais la deuxième phase de construction (l’installation des infrastructures techniques et la finition) est toujours aussi problématique. L’érection de la structure prend quasi un an et demi, et une fois terminée, les autres corps de métier entrent en scène: les plombiers, les électriciens, les installateurs télécom, etc. La première chose qu’ils font, c’est forer, scier, meuler, trouer cette structure parfaite. Résultat: des tonnes de déchets, d’innombrables heures de travail et pas mal d’erreurs.”

L’alternative proposée par Bao Living a pour nom Slimme Aanpasbare Module (SAM ou module adaptable intelligent), un module qui concentre toutes les infrastructures techniques, dont celles de la cuisine et de la salle de bain, en un seul point de l’habitation. Le module se monte et se démonte en un tournemain. Bao Living vise essentiellement les habitations compactes en contexte urbain. “Le prix n’est pas un problème pour ceux qui peuvent se permettre une maison indépendante. Mais en ville, le patrimoine en attente de rénovation est gigantesque. SAM est une solution.”

Rapport catastrophique

Faut-il dès lors en conclure que le secteur de la construction est condamné à être l’éternel parent pauvre de l’innovation? A en croire Paul Van Oyen, CEO du groupe belge de matériaux de construction Etex, le secteur a commencé à rattraper son retard. “L’industrialisation et la numérisation figurent parmi les priorités de l’industrie de la construction, lance-t-il. Les rapports de McKinsey ont fait l’effet d’un électrochoc.” En 2017, ce bureau de consultance attirait l’attention sur la croissance catastrophique du secteur de la construction. Un graphique illustrant le score déplorable de la construction en matière d’innovation et de numérisation, encore plus mauvais que celui de l’agriculture et de la sylviculture, de la pêche et de la chasse, a réveillé les consciences.

Dans une étude de 2020, McKinsey anticipe un changement radical de l’industrie de la construction d’ici cinq à dix ans. Le bureau dit percevoir “des signes concrets de changement”. Sur le marché nord-américain, la proportion de constructions modulaires permanentes a augmenté de 50% entre 2015 et 2018, et les investissements R&D des 2.500 plus grands groupes mondiaux de construction ont gonflé d’environ 77% depuis 2013. “Une nouvelle génération d’acteurs promeut le changement”, pointe McKinsey. Sur le marché belge, Building Information Model(ling)/Management (BIM) s’impose de plus en plus. Geert Verachtert qui qualifie le concept de “construction virtuelle” le considère comme une transition nécessaire vers la numérisation de la construction. Les outils de modélisation BIM collectent toutes les données pour faciliter la collaboration numérique des différents intervenants. Le site Architectura a sondé la confiance des architectes dans ces outils à deux reprises. En 2016, à peine 18% des architectes avaient une certaine expérience du BIM, contre 50% en 2020. “La construction ‘nouvelle mouture’ doit être et sera numérique”, déclare Paul Van Oyen pour résumer l’importance de cette évolution. Benjamin Eysermans, cofondateur de Bao Living, constate que la production hors site (à savoir la production des composants ou des modules en usine et non sur chantier) gagne également en importance. “La construction de la charpente en bois et aujourd’hui de tous les éléments en bois massif devient peu à peu la solution mainstream, dit-il. Cette tendance s’accompagne d’une meilleure connaissance des concepts tels que la construction circulaire et modulaire. Il y a cinq ans, quand nous énumérions les avantages des solutions modulaires, trois quarts de nos partenaires nous prenaient pour des extraterrestres.”

Industrialiser parce qu’il faut

Le changement est amorcé et ira en s’amplifiant, prédit Paul Van Oyen. “Grâce notamment à la pression accrue sur le secteur, affirme-t-il. Le secteur qui génère le plus d’émissions CO2 n’est ni l’industrie ni les transports mais la construction et le produit de son activité, à savoir les immeubles. Le secteur peut considérablement améliorer son impact écologique en modifiant sa façon de procéder. Il n’aura pas le choix. La présidente de la Commission européenne, Madame von der Leyen, a de grands projets pour nous.”

La bonne nouvelle, c’est que le secteur a tout à y gagner, lance Paul Van Oyen. “La chaîne de valeur de la construction est grevée par 20% de waste, entendez les déchets mais aussi les pertes de temps, les transports inutiles, les erreurs de construction, etc. La correction de toutes ces inefficacités est un formidable stimulant pour l’industrialisation du processus de construction.”

Le CEO d’Etex pointe aussi la pénurie de travailleurs qualifiés, un autre mal dont souffre la construction classique. “Les maçons ne viennent plus de Pologne mais de Bulgarie et d’Ukraine. Les Polonais, eux, sont devenus chefs d’équipe entre-temps.” Ce que confirme Geert Verachtert: “Plus de 50% des ouvriers sont étrangers, une dépendance malsaine, comme l’a démontré une fois de plus la crise sanitaire”. L’automatisation et l’organisation hors site d’une partie de la production permet de pallier la pénurie par d’autres profils. Autre avantage de la production en usine: la non-dépendance aux conditions météo. “Mais les ouvriers de chantier ne sont pas le seul enjeu, poursuit Geert Verachtert. L’innovation est indispensable pour attirer les profils les plus talentueux.”

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Industrialiser parce que c’est possible

Autre raison pour intensifier l’industrialisation du processus de construction: l’accessibilité financière de la construction et du logement, dixit Geert Verachtert. “Ces dernières années, le coût de la construction a augmenté dans des proportions telles que le logement qualitatif est devenu inabordable pour de nombreuses personnes.” Paul Van Oyen ajoute que la nouvelle génération de consommateurs, habitués à la rapidité et à la convivialité du shopping en ligne, se montrera plus exigeante. “Tout qui a déjà fait construire sait par expérience que ce n’est pas une sinécure. L’utilisateur final est encore trop souvent confronté à l’extrême technicité de la construction. Les jeunes sont aussi plus dynamiques quand il s’agit de satisfaire leurs besoins de logement. Ils cherchent une solution correspondant exactement aux besoins de leur phase de vie. Un besoin de flexibilité en totale contradiction avec la construction classique.”

Le secteur de la construction peut considérablement améliorer son impact écologique en modifiant sa façon de procéder.”

Paul Van Oyen (Etex)

Il semble bien que les processus classiques de construction aient fait leur temps. Mais à quoi pourrait bien ressembler une alternative plus industrialisée? “Tout commence par le type d’appel d’offres, répond Geert Verachtert. La procédure classique se caractérise par la fragmentation du processus de construction et met l’accent sur le coût d’investissement plutôt que sur le coût de cycle de vie. C’est absurde car le coût de cycle de vie est nettement supérieur.” La formule d’adjudication DBFM (Design-Build- Finance-Maintain) est une alternative de plus en plus populaire. Pour la construction, la plus-value du DBFM réside essentiellement dans l’optimisation du processus de construction, explique Geert Verachtert: “Il oblige les intervenants à s’asseoir autour de la table dès le début pour poser des choix relatifs à la conception, aux matériaux, aux techniques, etc. C’est un premier pas important vers une plus grande intégration”.

De l’avis de nos interlocuteurs, la standardisation du processus de construction et du produit final est inévitable. “En Belgique, cela tient du blasphème, ironise Paul Van Oyen. Alors que c’est une pratique courante dans les pays voisins.” Pour Benjamin, la standardisation est la seule solution pour maintenir le prix de la construction (et du logement) à un niveau raisonnable. “Autrefois réservée aux plus riches, la voiture est devenue accessible au grand public grâce à la standardisation de la production. Pour produire en grande quantité, il faut restreindre légèrement le nombre d’options proposées.” Paul Van Oyen fait la comparaison avec l’industrie automobile parce qu’elle a réussi à faire rimer production de masse et standardisation avec nos souhaits de produits uniques. “Chaque voiture fabriquée en usine est différente, que ce soit la couleur, les options, le niveau de finition, malgré un processus de production entièrement standardisé et extrêmement efficace. Cette forme de mass customization sera parfaitement possible dans la construction d’ici quelques années grâce à la numérisation et aux nouvelles technologies comme l’intelligence artificielle.”

Lars De Laet est un fervent défenseur de la “démocratisation de la technologie”, indispensable à l’innovation dans le secteur de la construction. La recherche de nouvelles possibilités d’automatisation n’est pas neuve. “La grande différence par rapport à il y a une dizaine d’années est la disponibilité de la technologie nécessaire, affirme Lars De Laet. Autre différence: de plus en plus de start-up se lancent dans la construction. Un entrepreneur ne prendra pas l’initiative de développer une excavatrice automotrice mais si une société lui propose ce genre d’engin à un prix raisonnable, il pourrait bien l’acheter.”

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