“L’immobilier à Bruxelles, ce n’est plus uniquement des briques”

Gabriel Uzgen et Nicolas Orts © Frédéric Raevens

La concurrence s’accentue sur le marché bruxellois avec l’arrivée de nouveaux acteurs. Une tendance qui ne fait toutefois pas baisser le prix du foncier et donc des logements. Au contraire même. Et cela dans un contexte où les promoteurs doivent quelque peu se réinventer pour se rapprocher des nouveaux besoins de leurs clients. Attention, défis en vue.

Ils font partie de cette poignée de golden boys de l’immobilier bruxellois. Gabriel Uzgen, administrateur délégué de Besix Red, et Nicolas Orts, qui occupe la même fonction chez Eaglestone, se sont retrouvés sur les hauteurs de Woluwe-Saint-Lambert, au siège de Besix Red, pour évoquer les affres d’un marché de plus en plus complexe.

GABRIEL UZGEN. Depuis deux ans déjà, il y a, il est vrai, une certaine similarité dans les produits. Et si on analyse les développements des promoteurs, on se rend compte que le client n’est plus au centre des réflexions. Nous avons aujourd’hui la chance d’avoir un marché porteur. L’immobilier est devenu une valeur refuge depuis quatre ans. Il y a des mètres carrés d’appartements qui sont vendus à des investisseurs, mais sont-ils suffisamment réfléchis pour les clients ? Je n’en suis pas certain. C’est malheureusement une des réalités du marché. Il y a en tout cas une demande. La hausse de la population exige un besoin d’habitations nouvelles. Est-il conforme à la production ? Pas nécessairement. Mais ces gens qui ne peuvent devenir propriétaires seront locataires. Cela pourrait apporter une certaine vitalité au marché locatif, ce qui ne serait pas inopportun vu la lenteur à laquelle les prix augmentent.

NICOLAS ORTS. C’est une question qui se pose régulièrement. Tous les développeurs ont fait le constat qu’il y avait un risque et que si le marché vacillait, c’était sur ce plan-là. Raison pour laquelle Eaglestone ou Besix sont également actifs sur le créneau de l’entrée de gamme, comme pour le Nautilus où nous produisons des appartements à 2.300 euros/m2. Pour le reste, ce marché reste dynamique. Si crise du logement il y a, ce sera davantage une crise du logement abordable car les autres créneaux sont relativement soutenus.

Comment se porte aujourd’hui le marché résidentiel ?

N.O. Il y a souvent des tendances à remettre en question le marché résidentiel classique. Le marché présente aujourd’ hui une santé exceptionnelle. Les indicateurs sont au beau fixe. L’appartement deux chambres se vend relativement aisément. Nous sommes attentifs à l’évolution des besoins pour ne pas tendre vers une surproduction. Les candidats acquéreurs souhaitent une plus grande flexibilité, une adaptabilité dans le temps, une offre de services plus large, etc. Nous sommes donc demandeurs de produire des appartements plus petits et plus compacts.

Mais le marché n’est-il pas à un tournant ? Tous les indicateurs étant au vert, on annonce un reflux d’ici peu…

G.U. On constate en effet que l’immobilier est relativement conservateur depuis 30 ans. Pour l’immobilier résidentiel, nous sommes à l’aube de petites révolutions qui sont dictées par les besoins du client. Notre métier évolue : nous ne produisons plus uniquement de l’immobilier. La taille des appartements, l’organisation spatiale ou le profil sociologique du consommateur sont devenus des facteurs primordiaux.

Ce modèle de l’appartement deux chambres de gamme supérieure a-t-il une date de péremption ?

G.U. Ce modèle est déjà en train de se modifier. Les évolutions socio-économiques sont bien présentes, avec des couples séparés ou recomposés, ou une population vieillissante qui souhaite rester davantage à son domicile pour profiter de services annexes tels qu’une conciergerie. L’innovation doit être un moteur pour l’immobilier, ce qui doit permettre de lui donner un nouveau souffle. Ce ne sont plus uniquement des briques. On vend désormais un lieu de vie, une expérience de vie. La notion de coliving est en train de prendre de l’ampleur. Cela permet de repenser l’immobilier et pas nécessairement en termes de taille.

Le marché bruxellois est principalement dynamisé par les investisseurs, dont la proportion avoisine les 60 %. Ne doit-on pas craindre un déficit de locataires sur ce segment, avec des locations qui flirtent avec les 1.300 euros ?

G.U. Non, car la demande existe. Les investisseurs achètent une rentabilité et non un locataire. Développer un produit pour un occupant et non pour un investisseur est, et sera, un élément essentiel de bonne santé du marché. Dans nos développements, nous créons une mixité et une diversité en matière d’appartements, de manière à ne pas s’enfermer dans un seul concept. Cela dépend également de la localisation du bien. Un locataire à Anderlecht ne sera pas le même qu’à Uccle. Ce n’est donc pas qu’une question de taille, mais davantage de besoins. Cela passe aussi par une mixité des fonctions, autrement dit allier du résidentiel, du commerce et des bureaux.

N.O. Cette proportion d’investisseurs et d’occupants est difficile à prévoir. Dans notre projet Twice, situé boulevard du Souverain, nous avions 95 % d’occupants alors que pour Nautilus il y avait 85 % d’investisseurs. La hausse du nombre d’investisseurs est également liée aux conditions particulièrement bonnes des crédits hypothécaires. Je ne vois pas cette hausse des investisseurs comme un danger. Il faut néanmoins être vigilant dans l’organisation d’une copropriété. Des immeubles qui sont à 100 % entre les mains des investisseurs perdent un peu de leur âme. Pour le reste, Bruxelles évolue d’un marché orienté vers les propriétaires à un marché de locataires. Ce n’est pas un mauvais signal, cette tendance apparaît dans beaucoup de villes européennes. Le fait d’être locataire offre beaucoup plus de souplesse, notamment pour les jeunes.

Il y a de plus en plus d’acteurs sur le marché. Qu’implique cette concurrence accrue entre promoteurs ?

G.U. Aujourd’hui, il y a des nouveaux acteurs qui ont une vision impulsive de l’immobilier. Ils le voient davantage comme un produit spéculatif. Ils sont à la tête d’un important portefeuille, familial ou industriel, garni de quelques millions, qui doivent être investis. Cela se ressent particulièrement sur le prix du foncier. Certains l’achètent à près de 2.000 euros/m2, ce qui dérégule quelque peu le marché. Ces surenchères risquent d’être dommageables à terme pour le marché professionnel.

Vous êtes actifs dans le monde de l’immobilier depuis plus de 20 ans. Quel regard portez-vous sur l’évolution du secteur ?

N.O. J’ai démarré mon activité en 2008 dans un marché fragmenté. La concurrence est aujourd’hui à son paroxysme, tant entre professionnels qu’entre nouveaux entrants. Il y a de nouveaux opérateurs qui ont peu d’expérience mais d’importants capitaux et souhaitent profiter de ce marché dynamique. Ils se mettent donc à produire des projets résidentiels avec des espérances qui ne sont pas celles des promoteurs. La problématique du coût du foncier est un vrai enjeu. De nombreux professionnels ne peuvent plus acquérir des grands terrains pour produire des logements résidentiels aux conditions du marché.

G.U. Les prix de vente sont bien évidemment liés au prix du foncier vu que les coûts de construction augmentent très peu.

N.O. Nous sommes aujourd’hui à la croisée des chemins, car nous atteignons un plafond.

G.U. Je ne parlerais pas de plafond. Certains achètent un foncier à titre patrimonial et le transforment en résidentiel. En tant que professionnels, nous avons sifflé la fin de la récréation à ce sujet. Il y a une limite à ne pas dépasser.

N.O. Nous sommes en tout cas dans une période de vigilance car cette concurrence sur le foncier pourrait nous pousser à faire des achats déraisonnables. Et puis, il faut bien faire remarquer que si les conditions de vente sont aujourd’hui exceptionnelles, le jour où le marché se retournera, ceux qui ont acquis du foncier à un prix élevé vont sérieusement sentir le retour de manivelle. Tant Besix qu’Eaglestone ne travaillent pas de cette manière-là.

G.U. Cette situation nous pousse à nous positionner sur des fonciers d’une certaine taille, comme nous venons de le faire pour le Cours-Saint-Michel à Etterbeek avec Immobel.

La problématique du foncier à Bruxelles est souvent liée à un manque de vision des politiques en matière d’aménagement du territoire. Partagez-vous ce sentiment ?

G.U. Par rapport à d’autres villes européennes, c’est un réel problème. Il y a clairement un manque de vision urbanistique à long terme, pour façonner et redynamiser la ville. S’il y avait davantage de fonciers prioritaires, la situation serait beaucoup plus simple pour les développeurs. Il faut une vision qui dépasse les querelles politiques, à l’horizon de 10 ou 15 ans. Ce serait en tout cas une manière d’éviter la spéculation foncière.

A choisir, dans quels quartiers de Bruxelles développeriez-vous aujourd’hui en priorité un projet ?

N.O. L’objectif est avant tout de répartir le risque. Nous avons des développements d’Uccle à Anderlecht. L’idée est de s’implanter là où il n’y a pas encore de suroffre et de tenter quelques paris, comme ce que nous avons fait aux abords du canal.

Il y a des zones plus faciles que d’autres à Bruxelles ?

N.O. Non. Cela reste complexe. La qualité des projets fait la différence.

G.U. Le centre-ville est important pour nous. La reconversion de bureaux en logements reste une autre possibilité. L’objectif pour un promoteur est toujours de vendre ses appartements le plus tôt possible.

A Bruxelles, est-on arrivé en bout de course en matière de reconversion de bureau en résidentiel ?

N.O. Il est vrai qu’il y a eu beaucoup de réalisations en la matière. Mais la problématique du foncier fait que tout le monde reste attentif à ces reconversions.

2018 est une année électorale sur le plan communal. Vous attendez-vous à connaître une année blanche en matière d’octroi de permis ?

G.U. Il est évident que c’est un élément dont nous devons malheureusement tenir compte. Nous y répondons par une diversification de nos développements à l’étranger. Mais d’une manière générale, il est regrettable qu’une vision politique à long terme ne puisse se dessiner et soit freinée au gré des élections.

Vous le ressentez sur le terrain ?

N.O. Ce n’est en tout cas pas un accélérateur.

G.U. Ce qui est regrettable, c’est qu’un outil qui doit théoriquement accélérer la délivrance de permis comme le Cobat (Code bruxellois de l’aménagement du territoire, Ndlr) ne soit pas suffisamment appliqué. Il s’agit clairement d’un déficit d’effectifs dans le traitement des permis. Mais attention, je ne tire absolument pas sur ces fonctionnaires qui travaillent très bien. Mais ils sont une cinquantaine pour 1.200 dossiers par an. Ce qui est ingérable. Il faut renforcer ce volet.

D’une manière générale, les pouvoirs publics ne sont-ils pas devenus aujourd’hui un frein au développement immobilier de la capitale ?

N.O. Non, mais il y a une inadéquation entre les moyens mis à disposition dans les administrations et la charge de travail. Cela ne permet pas de booster la production résidentielle. Et donc nous risquons d’arriver à un résultat opposé à ce que l’on désire en matière de logements abordables ou de densification.

Certains promoteurs belges d’envergure estiment qu’on ne peut aujourd’hui assurer un rythme de croissance suffisant du chiffre d’affaires en restant à Bruxelles, vu les complications administratives. Est-ce dans vos intentions d’aller voir ailleurs ?

N.O. Non. Notre groupe a fait le choix de la Belgique et du Luxembourg et y trouve encore satisfaction. Nous regardons le marché d’un pays limitrophe dans lequel nous devrions investir d’ici peu. Mais il est vrai que nous serions peu prudents de n’opérer qu’à Bruxelles.

G.U. Besix Red travaille davantage dans des villes (13) que dans des pays. Que ce soit Lisbonne, Amsterdam ou encore Luxembourg. Nous observons actuellement le marché scandinave. L’objectif ces dernières années a été de diminuer la part du résidentiel pour se diversifier. Nous souhaitons trouver des développements qui permettent de grandir d’une manière pérenne. Et puis, l’évolution du marché est d’une stabilité déconcertante en Belgique. Raison pour laquelle nous allons parfois chercher un peu d’exotisme (sourire).

Besix Red a créé une cellule innovation pour anticiper les nouveaux modes d’habitat. A court terme, quelles sont les évolutions à attendre pour le marché bruxellois sur ce plan ?

G.U. L’Internet des objets fait clairement partie du futur de l’immobilier. La volonté est d’accompagner l’acheteur de la signature du compromis jusqu’à la conception des plans dont il a besoin. Soit de constituer via la blockchain une sorte de document infalsifiable, qu’il pourrait utiliser lors de la revente de son bien. Sur le plan informatique, nous mettons également au point des éléments qui permettront de faciliter le dialogue au sein d’une copropriété, pour partager des outils communs ou des voitures.

On dit souvent que l’immobilier est un monde de requins. Quel type de requin pensez-vous être ?

N.O. Aujourd’hui, quand on regarde les 10 principaux acteurs du marché, nous ne sommes plus dans un monde de requins mais de professionnels et d’entrepreneurs. Les meilleurs sont de toute façon souvent des dauphins plutôt que des requins. Ils ont davantage de facilités à s’en sortir.

G.U. La notion de requin n’a plus de raison d’être. Ce qui se passait en coulisse il y a quelques années s’est estompé. Nous sommes davantage dans une démarche participative et de co-création. Les gens sont davantage informés. Le manque de transparence est clairement un point faible aujourd’hui. Le modèle a changé. Ce qui est le plus dangereux actuellement, ce sont les pseudo-développeurs qui manipulent les informations.

Propos recueillis par Xavier Attout

” Développer un produit pour un occupant et non pour un investisseur est, et sera, un élément essentiel de bonne santé du marché. ” Gabriel Uzgen (Besix Red)

” Nous serions peu prudents de n’opérer qu’à Bruxelles. ” Nicoals Ortz (Eaglestone)

” A l’avenir, on pourrait constituer via la ‘blockchain’ une sorte de document infalsifiable, que le propriétaire pourrait utiliser lors de la revente de son bien. ” Gabriel Uzgen (Besix Red)

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