‘Sans la recherche publique, l’iPhone n’existerait pas’

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L’économiste en vogue Mariana Mazzucato livre un vibrant plaidoyer pour le financement public de la recherche, comme cela existe… aux Etats-Unis.

Le cliché est profondément ancré: il y aurait d’un côté une sphère publique assoupie et de l’autre, des sociétés privées très dynamiques. L’Etat devrait donc se garder d’intervenir dans l’économie, sauf de temps à autre pour venir dégager un marché enfoncé dans une ornière trop profonde (et qu’il a souvent lui-même creusé). Dans son ouvrage The Entrepreneurial State, Mariana Mazzucato, professeur d’économie de l’innovation à l’Université du Sussex, démonte sans ménagement ces clichés sur le rôle du public.

MARIANA MAZZUCATO, professeur d'économie de l'innovation à l'Université du Sussex.
MARIANA MAZZUCATO, professeur d’économie de l’innovation à l’Université du Sussex.© DR

Pour ce faire, elle remonte bien en amont de la mise sur le marché de nouveaux produits et s’intéresse à ce que nous appelons la recherche fondamentale. L’Internet,le GPS, les nanotechnologies, tout cela estle fruit de recherches publiques, développées surtout dans une optique militaire ou de conquête spatiale. “Les plus grandes innovations, celles qui affectent toute l’économie, sont venues de la sphère publique et non de la recherche privée, résumait-elle fin novembre, au Palais des Beaux-Arts de Charleroi, lors d’une conférence organisée par la Société régionale d’investissement de Wallonie. Le venture capital veut du rendement à quatre ou cinq ans. Cela nous apporte d’excellentes choses. Mais cela ne permet pas d’inventer l’Internet ou les nanotechnologies.”

'Sans la recherche publique, l'iPhone n'existerait pas'
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L’exemple de l’iPhone (voir infographie) est le plus frappant, car il montre que des sociétés considérées comme les plus innovantes de la planète n’auraient jamais pu avancer sans l’aide, colossale, des pouvoirs publics. “Je ne dis pas que la compagnie n’est pas importante, que certains hommes ou femmes ne peuvent pas faire la différence, précise Mariana Mazzucato. Assembler intelligemment des technologies qui existent,ce n’est pas donné à tout le monde. Mais il y, en amont, des innovations publiques fondamentales.” Le raisonnement ne vaut pas que pour la révolution numérique. Il se vérifie aussi dans les énergies renouvelables et le secteur pharmaceutique où les instituts publics de santé américains (NIH) ont investi 30 milliards en recherche biomédicale en 2012. “Le privé n’arrive que dans un second temps”, assure l’économiste.

Son message est limpide : cessons de critiquer a priori l’intervention publique et de couper systématiquement dans les budgets de recherche fondamentale pour tenter d’assainir les finances publiques. Elle est indispensable pour permettre à l’économie et à la société de connaître des avancées,des ruptures décisives. La recherche fait partie de ce que l’économiste et philosophe français Michel Laloux — auteur de l’essai Dépolluer l’économie — appelle les “forces régénératrices” (l’éducation, les arts, etc.). Elles n’ont pas un rendement direct mais elles sont indispensables pour alimenter l’économie et éviter son déclin.

Les conseils de Mariana Mazzucato

Mariana Mazzucato glisse quelques conseils aux décideurs publics, aux citoyens et aux entreprises pour favoriser cette indispensable recherche :

• Aux pouvoirs publics, elle recommande de fixer aux chercheurs des objectifs élevés, et bien entendu de les financer en conséquence. “Il faut viser haut pour attirer les meilleurs cerveaux”, avance-t-elle en se basant sur les réussites aux Etats-Unis, notamment dans la sphère militaire. Les plus grands chercheurs ne visent pas spécialement à gagner des millions de dollars — ce que le privé peut leur offrir — mais surtout à s’intégrer dans de grands projets novateurs. “Si le public se contente de jouer un rôle de facilitateur entre les grands acteurs, je doute que les scientifiques les plus ambitieux aient envie de le suivre, ajoute-t-elle. De nombreuses évolutions technologiques sont issues de la course pour la conquête spatiale, sans suivre le moindre but commercial. Aujourd’hui, dès le départ, on est souvent obsédé par les finalités commerciales. C’est un danger pour l’avenir de la recherche.”

Mariana Mazzucato préconise des investissements publics directs dans la recherche, plutôt que les aides indirectes, comme les incitants fiscaux utilisés dans de nombreux pays européens dont la Belgique. “Ce qui attire les investisseurs, ce n’est pas ces aides indirectes mais bien la perception des endroits où se situent les opportunités de demain”, affirme-t-elle.

• Aux citoyens, elle suggère d’admettre que l’Etat peut échouer dans ses projets de recherche autant que le privé. Et même sans doute un peu plus car il investit dans les domaines les plus risqués. Aujourd’hui, chaque investissement public malheureux soulève un tollé général, renforçant les convictions sur l’incapacité économique de l’Etat, alors que les réussites restent nettement plus discrètes. L’Etat américain a été sous le feu de la critique pour avoir prêté 500 millions de dollars au producteur d’électricité solaire Solyndra, qui a fait faillite. Mais, ajoute Mariana Mazzucato, peu de personnes savent que l’Etat a avancé autant d’argent à Tesla, la firme présentée comme l’une des plus belles réussites de la Silicon Valley. Cela étant, l’utilisation de l’argent public exige un contrôle plus ferme car, à la différence d’investisseurs privés, le politique n’utilise pas son argent personnel mais celui des contribuables.

• Enfin, Mariana Mazzucato inviteles entreprises à partager équitablement le fruit des réussites avec les pouvoirs publics qui ont cofinancé les recherches. Certes,on peut estimer que le succès d’une entreprise et l’emploi qu’elle crée génère un retour fiscal pour l’Etat mais celui-ci est quand même passablement écorné par les niches fiscales. Elle avance plusieurs formules comme l’affectation de bénéfices à des fonds publics d’innovation, des remboursements de prêts sous forme d’action, des royalties, des remboursements de prêts en fonction des revenus (l’entreprise florissante paiera ainsi plus qu’elle n’a reçu), etc.

L’économiste se montre particulièrement offusquée par le comportement des entreprises pharmaceutiques, les plus profitables de la planète, assure-t-elle, bien avant les compagnies pétrolières et les banques. “Elles mettent sur le marché des médicaments à des prix affolants, sous prétexte des lourds investissements dans la recherche, martèle MarianaMazzucato. Or, l’Etat a déjà bien souvent payé la recherche. S’il ne peut pas profiter d’un return sur les médicaments dont il a financé la recherche, le deal public-privé n’est pas équitable.” A terme,cela freinera la capacité de l’Etatà toujours financer la recherche fondamentale et donc à entretenir la capacitéd’innovation dans l’économie. Un élément crucial : dans le dernier baromètre de conjoncture de la Fédération des entreprises de Belgique, l’innovation et les évolutions technologiques sont le premier facteur qui influencera positivement l’activité en Belgique, loin devant l’évolution des coûts salariaux ou la disponibilitéde la main-d’oeuvre qualifiée.

“LE SECTEUR PRIVÉ PEUT AUSSI SOUTENIR LA RECHERCHE FONDAMENTALE”

La secrétaire générale du FNRS, Véronique Halloin, n’est pas opposée à l’implication d’entreprises et de mécènes dans le financement de la recherche fondamentale. Mais à condition que les chercheurs conservent leur liberté.

VÉRONIQUE HALLOIN, secrétaire générale du FNRS.
VÉRONIQUE HALLOIN, secrétaire générale du FNRS.© DR

TRENDS-TENDANCES. Pensez-vous, comme Mariana Mazzucato, que l’impact économique de la recherche fondamentale est sous-estimé ?

VÉRONIQUE HALLOUIN. Oui, elle a clairement raison. Mais je conviensqu’il est très compliqué d’évaluer cet impact,de retrouver ce qui a amené telle découverteou telle innovation.L’incidence économique ne se limite pas à l’application commerciale d’une découverte. Former des têtes bien faites et garantir la qualité de l’enseignement universitaire — qui s’appuie fortement sur la recherche, c’est aussi essentiel pour l’économieet c’est impossible à chiffrer.

Les budgets de la recherche fondamentale ont-ils été victimes des politiques d’assainissement des finances publiques ?

Par rapport à certains pays où deprofondes coupes ont été opérées,nous sommes relativement protégés. La Fédération Wallonie-Bruxelles et la Région wallonne maintiennent leur financement. Là où nous risquons de perdre des moyens, c’est plutôt du côté du fédéral (l’Etat fournit environ un quart des 160 millions d’euros de subventions du FNRS, Ndlr). En revanche, nous croulons sous les demandes. Nous octroyons des bourses de recherche de post-doctorat. En 2009, nous recevions 160 demandes, l’an dernier nous étions à 500 !Les moyens n’ont pas suivi et nous sommes contraints de refuser des dossiers de très bon niveau. Nous recevons de nombreuses candidatures venantde l’étranger, ce qui atteste d’une réelle attractivité. Les chercheurs savent qu’ils trouveront chez nousun environnementintellectuel de qualité,même si l’environnement matériel n’a pas toujoursle même niveau.

Complétez-vous votre financementpar des apports du privé ?

Environ 10 % de notre budget provient du mécénat, essentiellementdes legs avec des indications de thématiquesde recherche ou pas, ainsi que de l’opération Télévie.Des entreprises privées nous financent indirectement via des prix décernés à des chercheurs. Nous pouvons essayer d’amplifier cela, même si cela soulève rapidement des problèmes de propriété intellectuelle et de liberté de la recherche.Des mécènes peuvent soutenir des recherches dans des domaines prédéfinis, pour autant que nous puissions continuerà travailler selon nos habitudes. Nousle faisons avec le prix Tinnitus, par lequelun groupe de mécènes a voulu donner une impulsion à la recherche fondamentale sur les acouphènes.

Le Plan Marshall pour la Wallonie met l’accent sur la recherche, mais en préconisant des thématiques de plus en plus proches de la mise sur le marché d’un nouveau produits ou “process”. Le regrettez-vous ?

Non, cela doit être fait. Quand je défends la recherche fondamentale, je ne la place pas au-dessus de la recherche appliquée. Les deux sont nécessaires et concernent différents stades de maturation d’un projet. Le Plan Marshall est un beau succès et je m’en réjouis. Je rappelle simplement qu’il ne faut pas négliger qu’un tel programme est alimenté en amont par la recherche fondamentale. Des liens existent comme le Fonds de recherche fondamentale stratégique, financé par la Région wallonne. Il doit financer des projets de recherche sur des thématiques typiques du Plan Marshall. C’est déjà le cas dans les sciences de la vie et nous allons lancer un appel à projets liés au développement durable. Nous pouvons réfléchir à d’autres initiatives de ce genre. Nous avons aussi les bourses FRIA (fonds pour la formation à la recherche dans l’industrie et l’agriculture). Elles sont attribuées par un jury dans lequel figurent notamment des experts du monde industriel. Ils évaluent évidemment l’intérêt économique potentiel des projets, même si ceux-ci ne peuvent avoir de liens avec leur propre entreprise, pour éviter tout conflit d’intérêts. Les entreprises y participent parce qu’elles connaissent l’importance de la recherche fondamentale, mais aussi parce qu’elles sont conscientes de la nécessité de former une main-d’oeuvre scientifique de haut niveau dans la région. Cela fait partie de l’attractivité.

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