Qui s’emparera (des données) de votre maison ?

Le nombre de " smart homes " américaines est en forte augmentation, passant de 17 à 29 millions entre 2015 et 2017. © istock

Amazon, Apple, Google, Engie Electrabel, Securitas… Tous veulent entrer dans votre salon en connectant toujours plus d’objets. Fini le temps de la domotique, la maison connectée est pleine de promesses. Pourquoi aiguise-t-elle autant les appétits ?

C’est sans tambour ni trompette qu’Amazon s’apprête à commercialiser un appareil en apparence anodin : un smart plug à son nom. Comprenez, pour faire simple, une prise de courant connectée. Branché, ce petit boîtier qui ressemble à un gros domino électrique permettra d’activer ou de désactiver, à distance via le Web, l’alimentation d’un appareil électrique comme une cafetière, une lampe ou un radiateur électrique. Rien de particulièrement nouveau ? En apparence tout au moins. Car, en réalité, ce petit plug commercialisé à une trentaine d’euros témoigne discrètement de l’énorme ambition que nourrit Amazon pour votre maison. Cette prise intelligente se connectera à l’enceinte Echo et permettra aux utilisateurs de piloter une série d’appareils dans la maison. Cela n’a l’air de rien, ou au mieux d’un nouveau gadget. En réalité, cette prise connectée est une pièce supplémentaire d’un puzzle avec lequel Amazon espère dribbler la concurrence pour s’emparer de votre maison !

Nul doute que les Gafa deviendront des points centraux dans la maison connectée. Mais cela ne devrait pas empêcher d’autres acteurs de prendre une place sur ce marché.

Ils sont nombreux, en effet, à vouloir connecter votre demeure : géants du Net, fabricants d’appareils, start-up, opérateurs télécoms, acteurs énergétiques, spécialistes de l’alarme, etc. Tous veulent leur place dans la maison, qu’ils soient de grands groupes internationaux ou de petits acteurs locaux ! Après les échecs de la domotique traditionnelle, le marché de la maison connectée commence à décoller. A en croire McKinsey, le nombre de smart homes américaines est passé de 17 à 29 millions entre 2015 et 2017. ” C’est un marché qui bouge de manière importante, analyse Harold Grondel, dirigeant de Productize, start-up active dans l’univers des objets connectés. Avec les Gafa et les équivalents chinois, on peut vraiment dire que la course a démarré. ” Pour la première fois, en effet, les objets connectés permettent aux acteurs du secteur d’avancer une véritable ” proposition de valeur, comme le souligne Harold Grondel. A l’inverse de la domotique d’antan qui n’a jamais réussi à devenir un marché de masse, on sait désormais que les objets et services des géants du Net vont fonctionner. Ils créent un véritable appel d’air sur le créneau de la maison connectée “. L’enjeu ? Prendre une place sur un marché juteux estimé par Statista à 28 milliards d’euros pour 2017 et qui devrait croître à 96 milliards d’ici 2022. Et si la ” domotique de papa ” est restée dans les mains de quelques joueurs – des industriels comme Siemens, Honeywell, etc. -, la maison connectée voit apparaître des acteurs d’horizons divers… dont les fameux Gafa. Les stratégies pour tenter de s’imposer sur ce marché s’articulent autour de trois grands axes.

Brice Le Blevennec, CEO de l'agence Emakina
Brice Le Blevennec, CEO de l’agence Emakina ” Les grands acteurs du Web veulent devenir l’interface entre les utilisateurs et les produits. “© belgaimage/C. Ketels

Vente de produits

D’abord, une multitude d’acteurs espèrent tirer profit de ce marché en croissance en générant des revenus supplémentaires de la vente d’objets connectés ou pour soutenir leur présence sur leur marché. Les constructeurs ” classiques ” comme Samsung connectent ainsi tous leurs appareils. Si tout se passe bien, 100 % de la gamme de la marque coréenne sera connectée au Web d’ici 2020. Aujourd’hui, 75 % des appareils vendus par Samsung le sont déjà. Et la marque s’est d’ailleurs offert, en 2014, la plateforme SmartThings pour un montant (estimé par les observateurs) de 200 millions de dollars. A terme, tous les appareils Samsung se connecteront au travers de cette interface qui pourra également accueillir des produits d’autres marques.

Et des tas de start-up comme Nest, Withings, Netatmo se sont engouffrées dans le marché avec des produits simples, efficaces et une vraie proposition pour le consommateur. Non sans succès. A tel point que les acquisitions se sont rapidement effectuées sur le créneau. Google a déboursé pas moins de 2,7 milliards d’euros pour s’offrir Nest, fabricant de thermostats connectés fondé par le créateur de l’iPod, Tony Fadell. Nokia s’est emparé de la firme française Withings pour 170 millions d’euros tandis qu’en début d’année 2018, Amazon a sorti 1 milliard de dollars pour la start-up Ring qui propose des sonnettes connectées.

Capter des données et devenir une interface incontournable

Ces acquisitions témoignent d’une stratégie bien plus poussée que la simple vente d’objets connectés. Bien sûr, les smart thermostats et autres sonnettes complètent un écosystème dont les enceintes connectées semblent prendre une place centrale. Google, Amazon, Apple et les autres géants du Web lancent en effet tous ces petits tubes qui s’installent dans le salon et peuvent être commandés vocalement. Ils répondent aux questions des utilisateurs, sont susceptibles d’éteindre des lumières ou de mettre de la musique. Et même de faire des achats en ligne.

La maison connectée est source inépuisable de nouvelles données, l’or noir sur lequel se bâtissent les acteurs du Net.

Mais le dessein des Amazon et consorts ne vise pas la vente de produits. L’enjeu est derrière. ” Les grands acteurs du Web veulent devenir l’interface entre les utilisateurs et les produits, analyse Brice Le Blevennec, CEO de l’agence Emakina et gourou de la tech. Cela leur permettra, d’abord, d’aiguiller les consommateurs vers leurs partenaires ou leurs propres services. ” Ainsi, les utilisateurs qui commanderaient une pizza avec l’enceinte connectée Google Home se verront proposer de faire appel à un partenaire fournisseur… qui paie le moteur de recherche pour être recommandé. ” L’un des enjeux consiste à devenir le Booking.com de tout, enchaîne Harold Grondel de Productize, c’est-à-dire devenir la plateforme qui abrite l’ensemble des transactions de l’utilisateur, en ce compris celles liées à la vie domestique. ” Dans cette course, Amazon a tout à gagner en tant que mastodonte mondial de l’e-commerce. La firme de Jeff Bezos a d’ailleurs lancé son programme Dash Replenishment Services. Le concept ? Connecter une série d’appareils (imprimantes, machines à laver, etc.) en vue de commander automatiquement les consommables (cartouches, produits, etc.) et de générer des revenus récurrents. Il est possible de détecter quand les cartouches d’une imprimante sont presque vides. Aussitôt, la machine communiquera avec Amazon qui se chargera de la livraison d’une nouvelle cartouche bien à temps. Le service attire d’ores et déjà les constructeurs qui y voient un moyen d’apporter de la valeur au consommateur en lui simplifiant la vie. Les fabricants comme Bosch, Siemens, Haier et d’autres entrent progressivement dans le programme. En se plaçant encore une fois entre les fabricants et les consommateurs, Amazon contrôlera encore un peu plus le lien entre utilisateurs et marques. Une position rêvée…

Mais ce n’est pas tout. La maison connectée est source inépuisable de nouvelles données, l’or noir sur lequel se bâtissent les acteurs du Net. En connectant vos ampoules, votre thermostat, votre sonnette, des détecteurs de fumée, des caméras de surveillance, etc., votre maison générera une multitude d’informations nouvelles telles que vos heures de présence, votre mode de vie, votre profil de consommation d’énergie… Inutile dès lors de préciser pourquoi les Gafa espèrent devenir le point central de ces objets connectés. ” La maison connectée va donner aux géants du Net accès à toujours plus de données sur leurs utilisateurs, détaille Brice Le Blevennec. Ils sauront absolument tout, en temps réel. Imaginez : avec le nombre d’ampoules connectées que vous avez branchées, ils pourront avoir une idée de la taille de votre maison. Grâce à l’utilisation que vous faites de votre lave-linge, ils jugeront de la taille de votre ménage, etc. ” Une manière de vous profiler encore et toujours plus, d’affiner leurs audiences pour les soumettre aux annonceurs. ” Si l’on prend le sujet de l’énergie, par exemple, la maison connectée leur offre un avantage considérable, poursuit le patron d’Emakina : les Gafa disposeront en effet des données de consommation de millions d’utilisateurs, peu importe l’opérateur par lequel ils passent, alors que les distributeurs d’énergie connaissent uniquement leurs clients. Ils pourront réaliser des benchmarks, cibler les consommateurs les plus rentables et monétiser ces informations ! ”

Engie Electrabel commercialise Boxx, le
Engie Electrabel commercialise Boxx, le “cerveau digital de la maison”, selon ses termes.© pg

Vendre des services

A côté des géants du Net, des tas d’acteurs spécifiques tentent de mettre un pied dans la maison connectée : acteurs du secteur de l’énergie, assureurs, etc. Ainsi, dans le domaine de la sécurité, Securitas a lancé son service connecté SecuritasHOME et Verisure dispose de services connectés permettant à ses agents d’obtenir des données, issues de détecteurs de mouvements et de détecteurs d’ouverture. A distance, ils peuvent ainsi identifier les intrusions à domicile.

De son côté, Engie Electrabel propose Boxx, un thermostat connecté que le groupe a présenté, en 2016, comme le ” cerveau digital de la maison “. Le thermostat offre la gestion (à distance) de la température, l’analyse de la consommation d’énergie en temps réel et la connexion d’une série d’appareils (prises et ampoules connectées, etc.). ” A terme, il faudra que tous les aspects énergétiques de la maison communiquent les uns avec les autres, argumente Bruno Defrasnes, directeur innovation and services development chez Engie Electrabel : les panneaux photovoltaïques, les batteries, les véhicules électriques, etc. Avec la Boxx, nous nous préparons aux métiers de demain. De plus, Boxx nous permet d’accompagner quotidiennement le client et ainsi de construire une relation récurrente avec lui. ” Une ambition qu’Engie Electrabel poursuit grâce à la collecte de données et à leur exploitation : la Boxx réalise des relevés mensuels des dépenses et de consommation et des diagnostics énergétiques. Si c’est sur la ” verticale énergie ” que se développe la stratégie connectée de l’énergéticien, ” nous pouvons pénétrer d’autres domaines (connectés) que ceux de l’énergie “, enchaîne le responsable innovation d’Engie Electrabel. Le groupe s’est d’ailleurs lancé dans l’e-commerce de produits connectés (de l’ampoule à la balance en passant par le pommeau de douche et le détecteur de fumée) sur sa plateforme 50five.be. Cela constitue pour ces acteurs un moyen d’enrichir leurs offres initiales, de générer plus de revenus et d’adopter une image inscrite dans la modernité.

Qui l’emportera ? Nul doute que les Gafa réussiront à asseoir leur domination sur ce secteur et deviendront des points centraux dans la maison connectée. Mais cela ne devrait toutefois pas empêcher d’autres acteurs d’y prendre une place malgré tout. ” Aller contre les Gafa est totalement illusoire et non pertinent, réagit Bruno Defrasnes. Nous n’avons pas le même positionnement qu’un Amazon : on est dans la profondeur d’un domaine, celui de l’énergie. ” Beaucoup d’acteurs seront d’ailleurs contraints de s’interfacer aux écosystèmes des Gafa.

A charge, toutefois, de ne pas totalement perdre le contrôle, sur la data et sur le consommateur…

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