“Pour faire face à l’ubérisation chinoise et américaine, il faudra un peu de protectionnisme”

Le centre logistique d'Amazon à Brieselang. © REUTERS/Hannibal

L’ubérisation impose à notre société de nouveaux enjeux : sociaux d’abord, économiques ensuite. Quel sort pour les travailleurs de ces plateformes du Net ? Quel rôle l’Europe peut-elle encore jouer face à l’hégémonie américaine et chinoise ? Peut-on réguler les Uber et consorts sans tuer la création d’activités ? Rencontre avec Denis Jacquet, président de l’observatoire français de l’ubérisation.

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Face au phénomène grandissant de l’ubérisation, s’est créé en France l’Observatoire de l’ubérisation qui, après une longue phase d’étude et de rencontres d’acteurs de terrain et de spécialistes, établit des propositions pour mieux relever les enjeux de demain en matière sociale, fiscale, juridique et économique. Son président, Denis Jacquet, coauteur avec Grégoire Leclercq du livre Ubérisation, un ennemi qui vous veut du bien ? , fait le point sur ce phénomène, sur les menaces qu’il fait peser sur nos entreprises et sur les opportunités qu’il amène.

DENIS JACQUET. L’ubérisation du monde présente un double aspect, en apparence, contradictoire. D’un côté, un aspect “enfermant” qui tente de ravir l’autonomie de l’homme sur la base d’une philosophie ultra-consumériste, abrutissante et quasi dictatoriale. Avec des géants comme Google et Amazon, cela donne au consommateur l’impression de faire un choix éclairé alors que ce n’est en réalité pas le cas. Pour s’en convaincre, il suffit de penser à tous les modèles prédictifs poussés qui incitent à l’achat ou à la consommation. D’un autre côté, les plateformes qui mettent en contact ceux qui veulent fournir des services et des clients à la recherche d’un prestataire, ont été bénéfiques pour des sociétés figées et incapables de créer de l’emploi, comme en France ou en Belgique.

Vous êtes assez affirmatif sur cet aspect bénéfique…

Oui, l’ubérisation pousse à la refonte des règles du travail en testant un mode de flexibilité qui apporte de l’activité supplémentaire et un chiffre d’affaire croissant sur la base d’un modèle bien plus axé sur le client. Ce dernier est placé au centre de tout. C’est une façon de reprendre le chemin de l’innovation, car un acteur qui dispose d’un marché captif n’innove plus. De plus, l’ubérisation et l’arrivée d’une série d’acteurs dans son sillage recréent une génération qui, certes, ne gagne pas des sommes folles mais qui retrouve le chemin et le goût du travail. Ils découvrent une nouvelle version du travail, plus flexible, plus autonome, et cela offre d’énormes vertus pédagogiques en développant l’envie de tester un modèle différent.

Dans votre livre, vous écrivez qu’Uber est un ” facteur d’intégration sociale ” qui fonctionne notamment par ” la valeur qu’il donne à l’homme “. N’est-ce pas une vision un peu trop idyllique ?

La valeur d’un individu se définit par le regard que jettent les autres sur lui. Si on s’arrête à la seule valeur pécuniaire, que l’on juge la personne sur les quelques euros de l’heure qu’elle gagne et qu’on la considère comme une denrée insignifiante, il est clair que c’est un échec de la reconnaissance sociale. Mais quand j’écris cela, je pense surtout à ceux qui vivent sous le regard de leur communauté, qui, grâce à des entreprises comme Uber, passent du statut – commun dans leurs banlieues d’origine – de quelqu’un qui ne bosse pas à celui d’une personne qui gagne sa vie. Il acquiert un statut car il passe de l’ombre à la lumière. Mais il est indéniable qu’il ne faut pas s’en contenter et leur permettre d’atteindre le second barreau de l’échelle sociale. Il faut oeuvrer pour que ces personnes travaillant de nombreuses heures pour des revenus faibles puissent bénéficier d’un socle de protection juste, qui permette de s’élever et d’aller vers quelque chose de mieux. On ne peut pas atteindre les échelons du haut s’en passer par ceux du bas. C’est le mérite, à court terme, de l’ubérisation.

Profil

• Président de l’Observatoire de l’ubérisation (France), une initiative privée qui a pour “but d’accompagner l’ubérisation, d’apporter un constat précis et de proposer des pistes de réflexion autour de la réforme du code du travail, du dialogue social, de l’évolution du droit”.

• CEO d’EduFactory, l’un des pionniers français de la formation à distance.

• Président de l’association Parrainer la croissance, structure d’accompagnement des entreprises en croissance.

Malgré tout, on constate que pas mal de prestataires commencent à se rebeller contre des rémunérations trop faibles ou des baisses de tarifs. C’est le cas de certains chauffeurs Uber ou de certains coursiers Deliveroo. La mécanique agace aussi les syndicats notamment qui y voient un détricotage en règle du salariat.

Dans l’esprit syndical classique, mieux vaut pas d’emploi du tout que d’accepter des petits jobs. Les syndicats considèrent généralement qu’accepter des petits boulots revient à courber l’échine face à l’infâme capitaliste. En gros, mieux vaut, pour eux, ne pas travailler que de ” renier un siècle de combat syndical “. Je ne le vois pas ainsi. Ils n’ont pas muté dans leur réflexion malgré les phénomènes de délocalisation, malgré l’augmentation du chômage et l’arrivée de ces plateformes. Le système n’est pas parfait, personne ne le conteste. Certaines plateformes fixent leurs prix et imposent leur toute-puissance, ce qui fait que ces indépendants ont les mêmes contraintes que dans un travail classique… sans les avantages du statut de salarié. Mais en réalité, les gens ne veulent pas être salariés. Ce n’est pas cela qui les intéresse. Ils veulent un socle social de base, qui leur garantit, par exemple, des indemnités quand ils se cassent la figure à vélo, un accès à la formation, à la santé et la prévoyance. Cette protection, il faut bien évidemment la leur donner. Mais il faut la définir et déterminer comment la mettre en place.

Cela figure parmi les recommandations de votre observatoire de l’ubérisation. Comment envisagez-vous les choses ?

Remplacer des monopoles locaux par un seul monopole mondial n’est pas une solution à long terme.”

Il n’est pas forcément nécessaire de passer par une loi qui sera de toute manière rapidement obsolète. On préconise plutôt le rassemblement des plateformes et l’établissement d’un code éthique, d’une charte. Une règle consentie de fonctionnement par laquelle les plateformes s’engagent à un certain nombre d’obligations. Notamment des obligations de formation des prestataires, de prévoyance, des mécanismes d’indemnisation pour les cas de chômage, et enfin déterminer les mécanismes de cotisation pour la retraite de leurs prestataires.

Mais si les plateformes s’engagent dans cette voie, ne risquent-elles pas justement de voir la relation avec leurs prestataires requalifiée ?

En l’état actuel, c’est un risque. Et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle elles ne font rien. Si elles les accompagnent, elles sont requalifiées. C’est pourquoi nous préconisons une approche interministérielle pour veiller, justement, à ce que, si les plateformes s’engagent à respecter les obligations contenues dans une telle charte, les administrations ne viennent pas détruire ce qui a été mis en place. La responsabilité en échange d’une non-requalification.

Imaginer qu’on requalifie en salariés les prestataires des plateformes comme Uber ou Deliveroo vous fait-il grimper aux rideaux ?

Cela n’a aucun sens. Le combat ne consiste pas à maintenir le salariat comme la norme absolue. Les formes de travail ont évolué depuis 70.000 ans. A un moment, le travail salarié est devenu une norme acceptée comme telle. Puis, tout à coup, une autre forme de travail arrive et on ne semble pas capable de s’adapter parce que le modèle n’entre dans aucune des cases actuelles. Pourtant, on voit bien que cette tendance est porteuse d’activité. Je pense qu’il faut accepter l’idée que les choses se transforment. L’évolution de l’humanité est pleine de bouleversements qui font mal. Le salariat classique a vécu son temps et de nouveaux types de jobs arrivent. Bien sûr, il ne faut pas tout jeter, au détriment des plus faibles, mais il faut tout réinventer, les droits comme les obligations. Un nouvel équilibre…

Les plateformes basent généralement leur activité sur le travail fourni par des prestataires rémunérés faiblement. Vont-elles accepter une charte éthique et des frais supplémentaires qui risquent de retarder leur rentabilité éventuelle ?

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Je le pense. Payer ce prix leur permettra d’attirer plus de chauffeurs, donc de devenir plus grandes et donc plus rentables. C’est la raison pour laquelle elles s’engageront dans cette voie. Elles vont le voir comme le prix pour accroître leur activité, et donc accélérer l’arrivée de leur rentabilité. Et puis, ce sont des politiques locales. Elles peuvent l’accepter en France pour ne pas en être exclues, sans ce que soit forcément appliqué ailleurs. Et ce n’est sans doute pas la France qui fera dérailler l’ensemble de leur business model. Ces modèles ne sont parfois pas tenables socialement et donc ils peuvent accepter de ” payer ” pour attirer les meilleurs prestataires. Surtout que dans la plupart des cas, il ne restera qu’une ou deux plateformes par marché, pas plus. Ils ont donc intérêt à devenir l’une de celles-là.

Justement, on voit parfois l’arrivée d’acteurs du numérique sur certains marchés (taxis, etc.) comme un moyen de rompre les ” rentes ” d’acteurs traditionnels. Mais, ces géants, souvent américains, ne sont-ils pas justement en train de recréer des monopoles encore plus puissants ?

Absolument. En réalité, les deux discours sont vrais. L’ubérisation tend, d’une part, à mettre fin aux rentes locales existantes. On a géré des féodalités fortes et nombreuses pour protéger certaines professions, comme les taxis ou, en France, les experts-comptables, les notaires, etc. Que ces professionnels soient concurrencés par des travailleurs qui leur imposent de se renouveler est une bonne chose. Un acteur comme le groupe G7, qui contrôle l’essentiel des taxis parisiens, repense, pour la première fois en 25 ou 30 ans, à innover. D’autre part, on voit des monopoles mondiaux se développer avec les Uber, Airbnb, qui sont totalement dictatoriaux et ne laissent aucune place à la naissance d’autres acteurs car ils assèchent le terrain. Remplacer des monopoles locaux par un seul monopole mondial n’est pas une solution à long terme.

Nous disposons en Europe de quelques perles du numérique, comme Deliveroo ou BlaBlaCar. Pourtant, vous ne semblez pas y voir d’alternative si réjouissante…

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Si demain BlaBlaCar réussit son coup et devient leader du covoiturage, c’est bien. Mais le covoiturage ne permet pas de contrôler le monde. Il serait surtout intéressant qu’un acteur comme celui-là devienne plutôt leader du logiciel qui permet cette mobilité. C’est l’outil de gestion derrière le service qui prend du sens et qui, éventuellement, permet de contrôler non seulement le trajet, mais le processus en amont et en aval…

En gros, vous voudriez avoir des acteurs comme Google, Uber… mais européens. Paradoxalement, cela n’en ferait pas moins des monopoles.

C’est vrai, c’est paradoxal et cela ne me plaît pas. Reste qu’il est essentiel d’avoir des acteurs en Europe qui peuvent faire le contrepoids aux géants américains. Comment lutter contre ce phénomène ? Une idée serait de financer des modèles concurrents mais surtout, alternatifs. On a des initiatives intéressantes, comme Qwant, ce moteur de recherche qui ne collecte pas les données des utilisateurs. Il faut pouvoir encourager ce type d’initiatives et leur permettre de devenir puissantes et prospères. C’est mon utopie. Je sais qu’en Europe, on aurait les moyens de bâtir quelque chose de différent et d’intéressant. Il faudra passer par un peu de protectionnisme pour les laisser face au marché une fois qu’ils seront assez forts pour l’affronter. Les Américains et les Chinois ne s’en privent pas. Nous sommes trop naïfs.

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