Pierre-Yves Jeholet: “L’IA nous fera passer d’un paradigme économique à un autre”

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En charge de l’Economie, le ministre Pierre-Yves Jeholet s’apprête à annoncer un nouveau plan Digital Wallonia pour 2019 à 2024, après avoir dessiné les nouvelles lignes simplifiées de l’écosystème wallon des start-up. “Trends-Tendances” l’a interrogé sur sa vision et ses projets dans l’univers du numérique.

TRENDS-TENDANCES. Vous êtes sur le point d’annoncer du nouveau dans le cadre de l’évolution du numérique en Wallonie. De quoi s’agit-il ?

PIERRE-YVES JEHOLET. Le plan Digital Wallonia avait été lancé pour une période allant de 2015 à 2018. La démarche était très positive puisqu’elle avait défini une stratégie numérique et identifié qu’il s’agissait d’un créneau porteur. Etant donné que le plan arrivait à son terme, j’ai voulu le faire évoluer et repartir avec un nouveau plan, Digital Wallonia 2019-2024. On l’a à nouveau pensé comme une concertation avec les acteurs de terrain. C’est avec eux que l’on a travaillé pour le développer ainsi qu’avec le Conseil du numérique, un organe indépendant. Et bien sûr, ce nouveau plan Digital Wallonia sera mis en oeuvre par l’Agence du numérique.

Vous vous inscrivez donc totalement dans la continuité…

Oui, ce plan s’inscrit dans la continuité. Il s’agit de le faire évoluer en intégrant les nouveaux enjeux économiques et sociétaux. Il s’agit d’un secteur agile, je pense donc qu’il fallait surtout des orientations fortes et très claires. Il s’agit d’un cadre et des mesures d’action doivent évidemment accompagner cette stratégie. Nous avons élaboré un plan 2019-2024 qui doit permettre d’armer les entreprises et les administrations afin de relever les défis du futur. Et de sensibiliser les citoyens à ces enjeux importants. Nous voulons avoir une ambition pour les années à venir. Ce n’est pas un plan conceptuel mais bien un cadre dans lequel devront s’inscrire des actions qui nous permettront d’atteindre des objectifs précis, que ce soit d’avoir des entreprises plus innovantes et compétitives ou un territoire plus connecté.

Il est clair, aujourd’hui, qu’il y a un consensus sur l’importance de se positionner par rapport à l’IA comme d’autres pays l’ont fait.

Quels sont les axes les plus importants de ce nouveau plan justement ?

Plusieurs grands points vont se dégager. D’abord, je crois très important de veiller à assurer la formation numérique de tous. Il faut continuer à adapter nos dispositifs de formation au numérique, à la digitalisation et à l’intelligence artificielle (IA). Et nous avons un effort très clair à faire sur l’inclusion numérique. Beaucoup a déjà été fait, notamment via les espaces publics numériques pour inclure les publics les plus éloignés de la digitalisation. Mais je pense qu’il faut aller plus loin, notamment concernant les personnes plus âgées. C’est pourquoi nous avons développé des programmes d’information et de sensibilisation à la digitalisation, avec les services bancaires en partenariat avec Febelfin, par exemple. Au niveau des femmes, c’est la même chose : il faut poursuivre les efforts qui ont déjà été engagés pour soutenir une plus grande implication des femmes dans le secteur du numérique. C’est essentiel.

Il y a un an, vous aviez émis le souhait de concentrer les efforts numériques autour de quelques secteurs porteurs. Mais vous ne les aviez pas encore identifiés. Est-ce le cas à présent ?

Oui. Mais d’abord, nous allons continuer à sensibiliser à l’évolution du numérique dans des secteurs tels que ceux de l’industrie et de la construction, notamment avec la campagne “Made Different” pour l’industrie 4.0. Pour faire comprendre ce qui peut être fait et comment améliorer la compétitivité de nos entreprises et des PME grâce à la digitalisation. Par ailleurs, le nouveau plan Digital Wallonia réservera une place importante à trois grands domaines : le gaming, l’intelligence artificielle et la donnée. Le gaming est un secteur économique encore jeune mais en forte croissance, et qui recèle beaucoup d’opportunités économiques pour la Wallonie, dans une multitude de domaines. Il faut travailler, organiser, fédérer et animer ce secteur au niveau régional pour bien saisir toutes ces opportunités.

Concrètement, qu’avez-vous en tête au niveau du “gaming” ?

Je vais vous donner un exemple : j’ai apporté 6,5 millions d’euros de soutien à Wallimage. Vous connaissez cet acteur de soutien au secteur audiovisuel et cinématographique. Eh bien, dans ce budget, 1,5 million est consacré à l’investissement dans le secteur du gaming. C’est vraiment une opportunité que l’on doit saisir au même titre, d’ailleurs, que l’intelligence artificielle. Il est clair, aujourd’hui, qu’il y a un consensus sur l’importance de se positionner par rapport à l’IA comme d’autres pays l’ont fait. La France encore dernièrement. Je pense que l’intelligence artificielle se présente comme la révolution industrielle de notre temps qui permettra le passage d’un paradigme économique à un autre. C’est vrai qu’il y a débat : jusqu’où peut-on aller par rapport à l’emploi et la robotisation ? Reste qu’il faut se positionner et dégager les métiers de l’intelligence artificielle. Et comme j’ai aussi la compétence de la formation et des opérateurs de formation, nous devons intégrer le sujet de l’IA dans tous les domaines. Il est essentiel d’assurer un accompagnement à la transformation.

Pierre-Yves Jeholet:
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Un accompagnement ?

Oui, nous allons faire face à une évolution très importante des métiers. J’insiste sur le fait qu’il faut tenir compte de cette évolution dans tous les dispositifs, avec des curseurs différents. Vous savez, je reviens du Maroc où j’ai visité le port de Tanger. C’est très impressionnant de voir l’importance de l’automatisation et de l’intelligence artificielle dans d’aussi grandes infrastructures, permettant d’assurer une croissance et une activité économique importante. Septante mille emplois se sont créés dans des entreprises attirées dans le port de Tanger. On est en plein dedans : il faut absolument faire un travail de sensibilisation et d’information des entreprises et du public face aux opportunités de l’IA. Il ne faut pas faire peur…

C’est pour cela que vous placez aussi les données au coeur de votre nouveau plan ?

C’est aussi l’un des grands enjeux des années à venir et je pense que la data est devenue un enjeu de société et un bien économique. J’en suis convaincu. C’est non seulement le coeur de métier des géants de l’économie numérique mais c’est aussi un enjeu de société dans le cadre de la relation entre le citoyen et l’Etat. Nous devons vraiment développer une culture de la donnée. Nous y travaillons en systématisant la captation, en améliorant le traitement et en favorisant le partage. C’est donc le décret open data que l’on a voté au Parlement.

Vous voulez dire au coeur de l’administration ? Parce qu’un des enjeux, c’est de digitaliser le fonctionnement de l’administration, non ? Il y a du chemin…

Quand j’ai pris mes fonctions, j’étais surpris du retard que nous avions par rapport à d’autres administrations, notamment dans d’autres régions. Nous avons vraiment initié une transformation numérique de l’administration qui me concerne. Nous avons notamment annoncé la création d’un poste de chief information officer (CIO), pour avoir une vue transversale du numérique et de l’IT au niveau de l’administration, en connexion avec les différents opérateurs publics. Je pense d’ailleurs que c’est la première mesure que nous aurions dû prendre depuis longtemps si nous voulions avoir une vision transversale et ne pas multiplier des budgets dans chaque administration, des budgets qui ne sont pas toujours utilisés de la manière la plus efficiente.

Vous dites qu’on a avancé avec ce poste de CIO, mais il ne sera en place… qu’en 2020 !

Avant de le mettre en place, toute une série de procédures doivent permettre de faire des constats. Parce qu’il faut évidemment se baser sur une situation, sur des constats avant l’engagement de ce CIO. Quand on voit les procédures, on aurait difficilement pu aller plus vite. Je pense que si on avait implémenté une telle fonction depuis le début du Plan 2015, on serait dans des résultats plus concrets. Nous ne sommes pas en avance, mais le but est de récupérer ce retard. Nous avions besoin d’une mesure aussi forte et aussi transversale !

Mais concrètement, vous avez chiffré les budgets consacrés au numérique ?

Nous avons prévu des budgets pour 2019 en phase avec les actions que nous voulons porter. Nous devons consacrer des moyens budgétaires à la hauteur de notre stratégie. Pour 2019, le budget consacré à Digital Wallonia sera de l’ordre de 15 millions d’euros. Mais ce n’est pas tout : à côté de cela, dans la transversalité, des budgets qui ne sont pas purement numériques seront consacrés en partie à ce domaine. Les filiales numériques des invests par exemple auront 9 millions d’euros, la dotation du Forem pour les formations au numérique sera de 4,5 millions, etc. Autre exemple, je vous parlais de Wallimage : les budgets ne sont pas des budgets numériques mais, néanmoins, une partie doit être attribuée au numérique.

Nous devons vraiment développer une culture de la donnée.

Dès votre entrée en fonction, vous vous étiez montré dubitatif sur la panoplie de structures et d’aides entourant l’écosystème start-up. Vous aviez annoncé une réorganisation rapide qui est finalement intervenue fin novembre. Pourquoi cette simplification a-t-elle pris plus d’un an à se mettre en place ?

Vous avez vu passer la note au gouvernement. Je voulais rendre le paysage numérique et l’écosystème start-up plus cohérents et lisibles, parce que beaucoup de structures et d’outils intervenaient. C’est vrai que cela a pris plus de temps. Notamment, parce que je voulais aller encore plus loin dans la spécialisation…

Ah bon ? Que vouliez-vous faire de plus ?

Je voulais encore simplifier et rationaliser les outils, le nombre d’outils, redéfinir certains rôles de certaines filiales d’ invest. Mais quand vous changez les choses, il faut que les acteurs de terrain adhèrent. J’ai rationalisé pas mal de choses, mais on est régulièrement confronté à l’opposition de certaines structures qui se voient comme les meilleures, les plus réactives, les plus agiles… Chacun défend son bifteck, on peut le comprendre. On fait aussi parfois face à un réflexe de sous-régionalisme. Je reconnais que cela a été difficile à mettre en place, mais on a trouvé un équilibre qui permette à chacun de s’y retrouver. C’est plus lisible, plus cohérent. Sans doute plus efficace aussi. Ce qui compte, c’est que tous adhèrent à la réforme.

Selon le nouveau baromètre de Digital Wallonia, les start-up représentent 4.000 emplois en Wallonie. Est-ce qu’on ne met pas beaucoup d’efforts dans un secteur finalement toujours très petit ?

C’est bien mais c’est trop peu. Mais il ne faut pas se limiter aux chiffres de l’emploi des start-up elles-mêmes. Beaucoup accompagnent les grandes entreprises dans leur transformation numérique, ce qui représente aussi un certain nombre d’emplois. Regardons aussi ce que cela peut apporter à l’entreprise elle-même, à sa compétitivité, de réussir sa transformation numérique et les emplois directs créés. Il faudrait chiffrer cela aussi. Quatre mille emplois dans des start-up, ce n’est pas assez, il faut être plus ambitieux dans le rapport entre investissements publics et emplois.

C’est une balance à faire, également au niveau des grands groupes étrangers que l’on essaie d’attirer en Belgique. Cette année, on a raté Zalando et Apple mais on attire Alibaba et Thunder Power…

Vous savez, il y a toujours un peu d’hypocrisie : quand on rate Zalando, on nous dit que c’est une catastrophe pour la Wallonie. On demande si l’on a bien tout fait pour accueillir Zalando. Puis on critique quand on annonce qu’on accueille Alibaba qui est quand même le géant mondial de l’e-commerce, qui va créer de l’emploi et générer un écosystème, de l’activité, faire naître des compétences, etc.

Ces impacts, les avez-vous évalués justement ? Si vous regardez les vidéos des entrepôts d’Alibaba en Chine, le travail est fait à 70% par des robots…

La robotisation ne doit pas faire peur. Si vous prenez la FN, on y a installé des robots et ce n’est pas pour ça qu’il y a moins de travailleurs. Au contraire : la société cherche à engager. Je suis convaincu qu’outre l’automatisation, il y aura des emplois. Ils doivent donner des garanties par rapport à l’emploi régional. Thunder Power est demandeur d’un programme de formation par rapport à la population en Wallonie. La volonté de créer de l’emploi est là. Alibaba annonce 500 personnes au début, puis 3.000 à terme. Bien sûr, c’est difficile de mesurer dès maintenant le nombre d’emplois directs et indirects. Mais il est évident que cela va amener de l’activité et ouvrir un écosystème autour de l’e-commerce. Ou alors on décide que ce n’est pas une priorité et on laisse l’e-commerce aux Pays-Bas. Je suis de ceux qui ne verraient pas d’un bon oeil qu’Alibaba s’installe aux Pays-Bas et pas chez nous. Pareil pour Thunder Power qui vient à Caterpillar et annonce 600 emplois et jusque 4.000 emplois à terme, dans un secteur comme le véhicule électrique, un secteur d’avenir s’il en est. C’est difficile à évaluer mais ce qui est sûr, c’est que cela va générer de l’activité chez les sous-traitants. Bien sûr, il existe un risque commercial ou technologique. Mais c’est le principe de l’investissement et du soutien public. Ou alors on remet cela en cause aussi et on ne soutient que des projets 100% sûrs. Ce n’est pas ma vision !

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