L’IA peut-elle enrayer le gaspillage?

1,3 milliard de tonnes de nourriture sont jetées chaque année dans le monde. © GETTY IMAGES

Les chiffres du gaspillage alimentaire donnent le tournis, voire la nausée. Pour tenter d’enrayer cette catastrophe éthique, environnementale et économique, les initiatives se multiplient. C’est notamment le cas de Winnow, qui mise sur la technologie et l’IA pour résoudre une partie de ce problème dans l’industrie de la restauration.

Environ un tiers des aliments produits pour la consommation humaine dans le monde est perdu ou gaspillé, estime la FAO, l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture. Cela représente 1,3 milliard de tonnes de nourriture chaque année ! Une situation difficilement acceptable d’un point de vue éthique, alors que près d’un milliard de personnes sur Terre souffrent de la faim. A ce scandale éthique s’ajoute le gâchis environnemental. Un tiers de nourriture gaspillée, cela signifie un tiers des ressources agricoles utilisées pour rien, un tiers du gaz à effet de serre généré par cette production envoyé pour rien dans l’atmosphère, etc. Enfin, ce gaspillage alimentaire représente également des pertes financières qui défient l’imagination : 1.000 milliards de dollars chaque année dans le monde, dont 100 milliards rien que dans l’industrie de la restauration et l’hôtellerie.

Nous nous sommes fixés l’objectif de parvenir, avant 2025, à faire économiser un milliard de dollars par an à nos clients cumulés.” David Achard, “business development manager” chez Winnow

C’est en partant de ce dernier que l’Américain Marc Zornes a eu l’idée de créer Winnow, en 2013, à Londres. L’entreprise, qu’il a cofondée avec Kevin Duffy, recourt à la technologie et l’intelligence artificielle pour réduire le gaspillage dans les cuisines de géants comme Compass Group, Ikea, Hilton ou encore Costa Croisières.

Des données pour lutter

” Nous sommes une compagnie de technologie qui aide à l’optimisation de la cuisine, et ce grâce à la capture de données, résume David Achard, business development manager pour le Benelux et la Suisse romande chez Winnow. Jusqu’à présent, les chefs de cuisine manquaient d’information sur ce qui part à la poubelle. Grâce à ces données, nous pouvons établir le profil de gaspillage alimentaire de nos clients (poids, coûts, valeur en pourcentage du chiffre d’affaires net, etc.) et y apporter des solutions. ” A l’heure actuelle, Winnow cible exclusivement les cuisines d’une certaine taille, à partir de 100.000 euros de dépenses annuelles en marchandises alimentaires. Sous ce montant, l’investissement ne vaut actuellement pas encore la peine. ” Nous travaillons avec quatre types de clients, qui varient selon la zone géographique, détaille David Achard. Il y a d’abord le marché de la restauration collective, qui se situe surtout en Europe. Puis les grands hôtels et les resorts d’Asie ou du Moyen-Orient. Quant à notre clientèle dans le secteur des casinos et celui des bateaux de croisière, elle est surtout présente aux Etats-Unis. En cinq ans, nous sommes passés d’une petite start-up londonienne à une entreprise internationale de 120 personnes, avec des bureaux aux Etats-Unis, à Singapour ou Dubaï, et dont le système équipe plus de 1.200 cuisines à travers le monde. ”

L'appli Waste Monitor de Winnow est déjà utilisée dans 40 pays.
L’appli Waste Monitor de Winnow est déjà utilisée dans 40 pays.© PG

Poubelle connectée

Ce système justement, quel est-il et comment fonctionne-t-il ? ” Pour le moment, notre produit le populaire est le Winnow Waste Monitor : une balance, placée sous la poubelle, qui permet de peser les aliments jetés, poursuit le responsable. Elle est connectée à une tablette qui sert à déterminer, d’une simple touche, de quels produits il s’agit. Mais cette année, nous avons lancé la commercialisation de Vision, qui constitue l’aboutissement du concept de Winnow, et qui équipe déjà environ 100 cuisines. Comme avec Waste Monitor, une balance est placée sous la poubelle, mais elle est désormais connectée à un boîtier, équipé d’une caméra. Grâce à l’intelligence artificielle, celui-ci va identifier automatiquement, après une période d’apprentissage ( machine learning), les aliments qui sont jetés. ”

Dans un système comme dans l’autre, l’écran fournit alors en temps réel le poids des produits jetés, ainsi que leur coût, ce qui a déjà le don d’influer positivement sur le comportement du personnel de cuisine. Mais, surtout, les données ainsi collectées peuvent ensuite être analysées par Winnow, et les postes de gaspillage clairement identifiés. Des mesures concrètes peuvent alors être suggérées afin de faire baisser le gaspillage : diminuer les commandes, modifier les menus, etc. ” Une fois notre système installé, les choses se déroulent généralement en trois phases, précise David Achard. La première, on l’a dit, c’est l’identification des gros postes de gaspillage : les aliments qui finissent le plus souvent à la poubelle, ceux qui coûtent le plus cher, etc. Dans une seconde phase, l’attention se porte sur ces petites choses qui, mises bout à bout, coûtent également de l’argent. La troisième phase, enfin, consiste à travailler à maintenir un niveau minimal de gaspillage, malgré les éventuels changements de menus ou de saisons, le turnover du personnel, etc. ”

Coût de ce service ? Les tarifs de Winnow commencent à 300 euros par mois, tout compris, pour les petites cuisines, mais ils peuvent passer au-delà des 1.000 euros pour les plus grandes. Mais l’entreprise affirme que ses clients réduisent, grâce à elle, leurs coûts alimentaires de 3% à 8% et promet un retour sur investissement compris entre 200 et 1.000% dès la première année.

Cuisine du futur

Aujourd’hui, Winnow estime que ses systèmes permettent déjà de faire économiser 30 millions de dollars et 23 millions de repas par an aux cuisines qui en sont équipées. Mais l’entreprise ne compte évidemment pas s’arrêter en si bon chemin. ” Nous nous sommes fixés l’objectif de parvenir, avant 2025, à faire économiser un milliard de dollars par an à nos clients cumulés. L’intelligence artificielle et l’accélération qu’elle va engendrer devrait nous permettre d’y parvenir, estime David Achard. Certes, notre propre société n’a toujours pas engendré de profits, mais c’est surtout dû au fait que nous réinvestissions jusqu’à présent toutes nos rentrées dans la mise au point de notre technologie. Maintenant que celle-ci est mature, nous devrions être rentables d’ici deux ou trois ans. ”

A terme, Winnow n’ambitionne rien de moins que de créer la cuisine du futur. ” Il s’agira d’une cuisine dans laquelle toutes les étapes, de l’achat de produits jusqu’à la poubelle, en passant par les ventes, seront interconnectées et “monitorées”. A tout moment, le chef aura une vision claire de tout ce qui s’y passe et il pourra ainsi en optimiser au maximum le fonctionnement “, conclut David Achard.

La technologie se fraie un chemin dans les cuisines belges

Assez semblable à celui de Winnow, le système de balance intelligente de Leanpath équipe une dizaine de cuisines belges de Sodexo.
Assez semblable à celui de Winnow, le système de balance intelligente de Leanpath équipe une dizaine de cuisines belges de Sodexo.© PG

Présent dans 40 pays, Winnow est également implanté en Belgique, dans les cuisines de grands noms de la restauration collective, avec Waste Monitor. ” Et notre nouveau système Vision est en cours d’installation dans trois premières cuisines “, précise David Achard.

” Nous collaborons avec Winnow depuis cette année “, confirme Marc De Bernardin, directeur RH et HSAQ ( health safety and quality) chez Compass Group. Nous testons actuellement leur solution Waste Monitor sur notre site des institutions européennes. Cette phase devrait durer encore quelques mois. Nous verrons par la suite si nous étendrons le système à d’autres cuisines. ”

Avant l’arrivée de Winnow, Compass Group travaillait déjà avec une solution de pesage des déchets. ” Mais celle-ci ne permet pas l’identification précise de ce qui est jeté à la poubelle, explique Marc De Bernardin. L’outil de Winnow va beaucoup plus dans le détail. Il permet de différencier les aliments entre eux, les emballages, ce qui constitue du surplus, ce que le consommateur n’a pas mangé, etc. Cela va nous permettre de mettre en place des actions efficaces et de mieux sensibiliser les consommateurs, les fournisseurs, ainsi que notre personnel à la problématique du gaspillage alimentaire. ”

Gaspillage réduit de 40%

Chez Sodexo Belgique, on connaît également les solutions proposées par Winnow. Mais le géant de la restauration collective collabore avec une autre entreprise, l’américaine Leanpath, dont le système est assez similaire, à l’exception de l’utilisation de l’intelligence artificielle dans l’identification des déchets.

” Il y a 10 ans, Sodexo USA a commencé à travailler avec Leanpath et le groupe a décidé d’étendre ce partenariat à l’échelle mondiale, explique Florence Rossi, directrice responsabilité d’entreprise chez Sodexo. Une des raisons pour lesquelles nous continuons à collaborer avec eux, une de leurs forces, c’est l’aspect project management. Au-delà de l’outil, Leanpath nous accompagne, nous conseille, nous aide à réfléchir à la stratégie… Et nous en sommes très satisfaits. Dans notre siège social, dont la cuisine est équipée du système, nous sommes parvenus à réduire les gaspillages de 40%. ”

A l’heure actuelle, une dizaine de cuisines belges de Sodexo sont déjà muniesdu système de Leanpath. ” Nous les avons équipées cette année, poursuit Florence Rossi. Notre objectif est que la moitié de nos 500 sites en Belgique soient équipés d’ici la fin de l’année 2020. Au niveau mondial, ce seront 3.000 sites. ”

Florence Rossi rappelle cependant que Leanpath ou Winnow ne sont jamais que des outils. ” Meten is weten, comme disent les Flamands. Mesurer permet d’objectiver, de suivre les améliorations. Mais ces améliorations, il faut les trouver et poser les actes nécessaires à leur mise en place. ”

D’ailleurs, Sodexo ne mise pas que sur Leanpath.

D’autres mesures, qui s’appuient sur la technologie, ont été mises en place. ” Dans un grand hôpital bruxellois, nous avons constaté qu’il y avait jusqu’à 40% de pertes alimentaires au niveau des patients. Nous avons donc élaboré un concept, qui s’appelle A la carte, et dont le principe est de proposer, via une tablette, un choix entre différents repas et de donner la possibilité de sélectionner l’heure du service. Ce système permet de réduire le gaspillage de moitié. Il est donc assez prometteur. ”

Car le meilleur moyen de réduire le gaspillage alimentaire reste d’éviter la surproduction, même s’il entraîne mécaniquement une limitation des choix du consommateur. ” Il faudra accepter de faire certaines concessions et de perdre un certain confort “, conclut Florence Rossi.

Ne pas confondre “perte” et “gaspillage”

Les pertes alimentaires désignent la nourriture perdue lors de la chaîne d’approvisionnement, c’est-à-dire entre la production et le marché. Elles peuvent être dues à des problèmes pendant la récolte, l’entreposage, l’emballage, le transport, etc.

Le gaspillage alimentaire désigne les aliments sains et nutritifs produits à destination de l’homme, mais qui sont jetés ou détournés vers des utilisations non alimentaires, et ce pour des raisons esthétiques (les produits n’ont pas la forme, la taille ou la couleur voulue), de date de péremption ou parce qu’ils sont simplement non consommés.

Source : FAO

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