“Je ne vois pas une intelligence artificielle prendre définitivement le dessus sur l’humain”

© iStock

Nommé docteur honoris causa de l’Université catholique de Louvain en février dernier, l’Américain Milad Doueihi est également titulaire de la chaire d’humanisme numérique à l’université Paris-Sorbonne. Pour lui, l’homme ne sera jamais remplacé par le robot.

Ils étaient près de 130 convives, la semaine dernière, à venir l’écouter religieusement dans les salons feutrés de la Chapelle musicale Reine Elisabeth à Waterloo. Ardent défenseur d’un nouvel humanisme numérique, l’Américain Milad Doueihi leur a exposé sa vision du présent et, surtout, d’un futur qui concilierait au mieux hommes et machines dans la société du 21e siècle.

Captivant, ce théoricien du numérique est aussi un philosophe et un historien des religions à qui l’on doit quelques ouvrages de référence. A l’invitation de la Belgian Association of Marketing (BAM) et du Digital Managers Club, Milad Doueihi s’est donc aventuré dans la thématique du jour – Comment le numérique peut-il contribuer à bâtir une culture humaniste ? – avec finesse et poésie. Nous avons prolongé cette rencontre collégiale avec un tête-à-tête plus intimiste.

TRENDS-TENDANCES. Concrètement, à quoi sert une chaire d’humanisme numérique ?

MILAD DOUEIHI. La chaire a été créée à l’université Paris-Sorbonne pour essayer de réfléchir au rapport entre la technique et l’humain au-delà d’une discipline particulière. L’idée est de faire venir des spécialistes de l’informatique, de l’histoire, de l’anthropologie ou de l’ethnologie et de soulever des questions pertinentes pour l’institution. Il y a donc des séminaires et des doctorants qui travaillent sur ces questions.

Profil

1959. Naissance au Liban

1996. Parution du livre Histoire perverse du coeur humain (Seuil)

2006.Le Paradis terrestre. Mythes et philosophies (Seuil).

2008.La grande conversion numérique (Seuil).

2011.Pour un humanisme numérique (Seuil).

2014. Titulaire de la chaire d’humanisme numérique à l’université Paris-Sorbonne.

2018. Nommé docteur honoris causa à l’Université catholique de Louvain. Le prochain livre de Milad Doueihi, Soft vérité, sortira en septembre et traitera du thème des fake news et de la post-vérité dans l’environnement numérique.

Dans quelle mesure le numérique a-t-il bouleversé la nature profonde de l’homme ?

La technologie a un impact direct sur la société et le contrôle social. En quelques années, nous sommes ainsi passés d’une culture assise, ” une culture de la chaise “, à une culture de la mobilité, où le corps devient l’élément de référence. Cela bouleverse la façon dont on évolue dans l’espace et aussi notre rapport aux autres puisque différentes parties du corps sont désormais sollicitées en permanence : le tactile, la voix, la reconnaissance faciale, les données biométriques… Notre corps est en quelque sorte devenu l’interface avec le monde numérique.

Vous dites aussi que notre vocabulaire a évolué avec le monde numérique…

Oui, et l’environnement numérique a vu aussi son propre vocabulaire évoluer. Lorsque Internet est apparu, on utilisait surtout un vocabulaire maritime. On disait d’ailleurs que l’on surfait sur le Net. A mon avis, c’était un choix inconscient car la mer évoque l’horizon, le voyage, la libre circulation et ces espaces infinis qui font rêver. A l’époque, c’était vrai. Il n’y avait pas de frontières et on ne s’intéressait pas du tout à votre identité pendant votre exploration du monde. Or, maintenant, la dimension territoriale revient en force avec le RGPD et des législations qui sont différentes selon les pays. Il est intéressant de voir que les pouvoirs publics ont besoin, aujourd’hui, de frontières pour assumer leurs responsabilités vis-à-vis de leurs citoyens.

En quelques années, nous sommes passés d’une culture assise à une culture de la mobilité, où le corps devient l’élément de référence.

On est donc revenu sur le “territorial” ?

Tout à fait. Ce qui est aussi intéressant de constater et j’ai beaucoup travaillé là-dessus, c’est que les données de géolocalisation, qui étaient pourtant disponibles, n’étaient pas utilisées au début. Or, aujourd’hui, elles sont déterminantes. On vous donne les résultats de vos requêtes en fonction de votre localisation et la langue est décidée par votre adresse IP qui est géolocalisée. C’est devenu extrêmement puissant. On revient à la territorialité, mais une territorialité qui est virtuelle parce qu’elle passe par la représentation informatique des adresses IP partagées.

Comment ce nouvel humanisme numérique est-il perçu aujourd’hui par les entreprises ?

Je ne suis pas sûr qu’il soit bien perçu, mais ce qui est sûr, c’est que l’humain est devenu aujourd’hui essentiel pour l’entreprise, notamment à cause des scandales liés à la surveillance et à l’usage problématique des données des utilisateurs sur les grandes plateformes. Il y a une forme de responsabilité et un contrat social qui se mettent en place. Du coup, on vit un moment de crise de confiance. Il semble y avoir un mouvement et une volonté de changer un peu la donne pour respecter davantage la personne. L’entreprise va être impliquée d’une façon ou d’une autre pour ces enjeux économiques. Elle a intérêt à prendre en compte cette dimension qui, à mon sens, est valorisante.

© BELGA IMAGE

Le scandale Cambridge Analytica a donc été révélateur d’un changement ?

On a changé de paradigme. Nous sommes aujourd’hui dans un environnement qui est plutôt dominé par le software et avec des plateformes qui ont des intérêts économiques qui sont souvent en contradiction avec l’intérêt public. Aujourd’hui, les gens sont tracés et ciblés à un point qu’ils n’imaginent pas. Il nous faut de nouvelles littératies (aptitude à comprendre et à utiliser l’information, Ndlr). L’enjeu, c’est de savoir comment rétablir une relation de confiance qui va permettre une certaine activité économique tout en maintenant un respect de l’individu. Mais on n’a pas encore toutes les réponses…

Dans ce contexte, la publicité ciblée est-elle une bonne ou une mauvaise chose ?

On a les moyens et les données qui permettent de faire aujourd’hui une communication one-to-one et non plus de la publicité ancienne, donc pourquoi pas ? Ce n’est pas gênant, surtout si l’individu est conscient de ce qui se passe et s’il n’est pas manipulé. Mais le problème, c’est que les consommateurs sont souvent en contradiction avec eux-mêmes. Ils se plaignent de Facebook, mais ils ne le lâchent pas.

Cette prise en compte de l’humain se fait à la fois au niveau des consommateurs et des salariés. Chez nous, on voit apparaître de plus en plus de “chief happiness officers” au sein des grandes entreprises…

C’est effectivement intéressant de voir comment le management a évolué. On l’a oublié mais il y a eu, avant cela, le knowledge management. Maintenant, c’est fini. L’humain est revenu au centre des préoccupations, que ce soit au niveau des employés et même des cadres, qu’au niveau des utilisateurs ou des consommateurs. Parce que, aujourd’hui, l’entreprise numérique traite de ce qui émane de l’humain.

Mais, paradoxalement, on est de plus en plus dans un monde où on ne cesse de répéter que les hommes vont bientôt être remplacés par des robots…

C’est un fantasme ! Je n’y crois pas, sauf peut-être pour certaines tâches, bien sûr. Non pas que je sois optimiste à ce niveau-là, mais on a ce fantasme de croire qu’on va perdre la souveraineté que l’humain avait exercée, alors que, quand on regarde l’Histoire, l’homme a toujours su s’adapter à la technique et à son environnement. Je ne vois pas pourquoi ce serait différent aujourd’hui. Alors, il est vrai que certains algorithmes peuvent déjà, dans la justice prédictive, dire qui sera coupable ou non, mais il s’agit là d’usages que l’on peut réguler. Donc, pour l’instant, je ne vois pas une intelligence artificielle, comme dans certains films hollywoodiens, prendre définitivement le dessus sur l’être humain.

Aujourd’hui, on est tellement obsédé par l’intelligence artificielle que je pense, personnellement, que le disruptif viendra d’ailleurs.

Vous ne croyez donc pas à un scénario à la “Terminator” où les robots veulent exterminer l’homme…

Non, pas du tout ! Cela fait gagner beaucoup d’argent à l’industrie du film, tant mieux pour elle, mais je ne suis pas convaincu.

Mais pourquoi cette crainte est-elle si répandue aujourd’hui ?

Je vois cela comme un héritage de notre monothéisme. Dans notre rapport avec le récit biblique, il y a la chute de l’humain avec son créateur. Ici, pour le dire rapidement, nous sommes dans le même schéma. On veut nous faire croire que le robot, créé à l’image de l’homme, va nous adorer, qu’il va ensuite essayer de nous améliorer, qu’il va trouver cet exercice futile et qu’il va tenter de nous éliminer. On est dans ce fantasme-là et moi, je n’y crois pas.

C’est donc culturel ?

Oui, nous sommes quand même dans une tradition extrêmement puissante parce qu’elle a marqué notre histoire, notre conception de l’identité, de la collectivité et qu’elle est toujours très active. En Asie-Pacifique, ils n’ont pas ce problème parce qu’ils n’ont pas la même tradition, qu’elle soit culturelle ou religieuse. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas certains risques, bien évidemment. Mais le point positif, c’est que ce fantasme qui consiste à dire que tous les hommes vont être remplacés par des robots nous incite à nous poser des questions éthiques par rapport à la technologie et certaines applications. C’est parfaitement légitime et cohérent.

Dans son livre “La Guerre des intelligences”, le docteur Laurent Alexandre annonce pourtant un bouleversement de civilisation et un homme qui devra être obligatoirement ” augmenté ” pour survivre…

Je connais bien Laurent et j’ai lu son livre, mais je suis en désaccord total avec lui. Il a une vision déterministe qui nous condamne à devenir transhumains. En revanche, ce qui intéressant dans le transhumanisme, c’est qu’il soulève des questions du genre : comment cohabiter avec ces êtres culturels que nous sommes en train de fabriquer et qui vont accéder à une certaine forme d’autonomie ? C’est une vraie question.

Faut-il, selon vous, donner des droits aux robots ?

Je crois que oui.

Comme pour les animaux ?

Exactement. Le droit est là pour ça. La loi touche à la personne et à des entités qui sont bien cadrées et bien définies. Je ne vois pas pourquoi les animaux et les robots n’auraient pas de droits.

Des robots qui seront donc “gentils” à vos yeux…

Si on regarde l’histoire des techniques et des sciences, le soi-disant disruptif – c’est un mot que je n’aime pas beaucoup – a toujours été imprévu. Or, aujourd’hui, on est tellement obsédé par l’intelligence artificielle que je pense, personnellement, que le disruptif viendra d’ailleurs.

Des extraterrestres ?

Oui, peut-être ( rires) ! Ou du quantique, je n’en sais rien…

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content