Paul Vacca

Est-il encore possible de conjurer le faux sur les réseaux sociaux?

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Il existe deux façons d’envisager la lutte contre les fake news et la désinformation. Soit, à hauteur des idées, comme une guerre philosophique, politique et morale : celle du vrai contre le faux, de la vérité contre le mensonge ou celle du bien contre le mal. Soit, sur le terrain des médias, et notamment des réseaux sociaux, comme une bataille d’une tout autre nature : une guerre de positions au coeur des pulsions sur le marché de l’attention.

Les armes à déployer sur ce terrain ne sont évidemment pas les mêmes. Les pures idées platoniciennes sont sans effet dans l’écosystème pulsionnel des réseaux sociaux. Pourtant, on a parfois l’impression que les tenants de la vérité, drapés dans leur légitimité, s’acharnent à agir sur ce terrain comme s’ils étaient sur les hauteurs idéelles, dans l’éther platonicien. Comme s’il suffisait d’exposer la vérité – via le fact-checking, notamment – pour que celle-ci s’impose naturellement à tous et dissipent instantanément rumeurs et intox. Ils rêvent d’une guerre éclair avec des frappes chirurgicales là où s’impose l’âpre réalité d’une guérilla en terrain hostile.

Car on en a la certitude maintenant, les réseaux sociaux incarnent parfaitement la remarque de Mark Twain où un mensonge peut faire le tour de la Terre, le temps que la vérité mette ses chaussures. C’est que le faux y jouit d’un avantage concurrentiel déloyal que l’on appelle ” l’asymétrie de la passion “. Parce que la plupart des gens ne passent pas leur temps à ressasser ce qui semble évident ou à expliquer la réalité (les trains qui arrivent à l’heure, par exemple) alors que le faux, l’absurde, le suspect (un éventuel complot des contrôleurs, par exemple) est une pratique de masse. Asymétrie renforcée, comme l’a parfaitement remarqué Olivier Costa dans un article sur le site The Conversation par le fait que ” s’il faut 10 secondes pour affirmer que la France n’a plus de Constitution ou qu’elle va être ‘vendue’ à l’Onu (comme on l’a beaucoup entendu), il faut 10 minutes pour expliquer d’où viennent ces idées grotesques et pourquoi elles sont fausses. ”

Penser lutter avec de pures idées ou des postures morales contre la fascination qu’exerce le “récit du faux”, c’est rester pur en pure perte.

De surcroît, sur ce champ de bataille particulier, le faux n’a même pas besoin de vaincre pour être victorieux : un ” match nul ” lui suffit. C’est ce qu’avaient déjà compris les industriels du tabac dans leur intense campagne de lobbying menée pour contrecarrer une série de preuves publiées par des laboratoires faisant état d’une dangerosité de la cigarette à la fin des années 1960. Ils ne prirent même pas la peine d’infirmer ces études : il leur a suffi d’en publier une autre faisant état de conclusions inverses et ainsi de se réfugier derrière la pluralité des points de vue… et d’instiller le doute. Car comme ils le mirent noir sur blanc dans un mémo interne : ” Le doute est notre produit “. Une profession de foi appliquée aujourd’hui à la lettre par ceux qui nient le réchauffement climatique, par exemple.

Enfin, autre point décisif, le faux n’a même pas besoin de se camoufler dans cette guérilla. Pas besoin de se déguiser en vrai, ni même de se soucier d’une quelconque vraisemblance. Plus c’est absurde, plus c’est efficace. Car comme le reconnaît assez cyniquement un blogueur de la droite alternative américaine Mencius Moldbug, ” par de nombreux aspects, les absurdités constituent un vecteur de cohésion plus efficace que la vérité. N’importe qui peut croire à la vérité. Alors que croire dans l’absurde – dans l’incroyable – constitue une véritable démonstration de loyauté. ”

Le faux, invincible armada ? De fait, il n’existe qu’une seule voie de salut possible dans une guérilla : comprendre les méthodes de l’ennemi et les infiltrer. Et l’arme du faux, c’est avant tout d’avoir un récit à proposer, là où la vérité devrait se contenter de faits bruts. Beaucoup pensent encore que la vérité se doit de s’affranchir de tout récit, avancer nue avec les faits rien que les faits. Et surtout se contenter de se défendre via les armes rationnelles du fact-checking et du debunking, la démystification. Une posture purement morale qui associe tout récit à la duperie, à la séduction : le récit, c’est le mal, c’est du storytelling. Pourtant on le voit quotidiennement : penser lutter avec de pures idées ou des postures morales contre la fascination qu’exerce le ” récit du faux “, c’est rester pur en pure perte. Peut-être serait-il temps de penser à produire un ” récit du vrai ” capable de conjurer la fatale fascination du faux ?

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