Comment Paul Allen s’approprie une partie du Web

© Bloomberg

C’est la bombe Allen. En attaquant 11 géants de la Silicon Valley pour violation de brevets sur des technologies banalisées du Web, Paul Allen, cofondateur de Microsoft, se rêve en démiurge et remet sous les feux de l’actualité les dérives de la brevetabilité des logiciels aux Etats-Unis.

A-t-il vraiment tout inventé ? C’est Paul Allen qui le dit, et il réclame son dû dans une plainte pour violation de brevets. Contre Google, Apple, Facebook et huit autres géants du Web et de l’e-commerce. Le cofondateur de Microsoft chasse les gros poissons de la Silicon Valley.

Sur quoi portent les plaintes ?

Les poursuites, entamées par Interval Licensing, visent quatre brevets dont les applications sont devenues monnaie courante, à tel point qu’on peut aujourd’hui se demander comment elles peuvent faire l’objet d’une protection : l’utilisation d’un navigateur Web pour rechercher de l’information (seul Facebook est épargné par cette partie de la plainte), l’apparition d’informations à la périphérie de l’activité principale de l’utilisateur (qui serait utilisée par AOL, Apple, Google et Yahoo!), et le déclenchement de pop-up d’alertes (cette partie de la plainte cible les 11 sociétés citées).

C’est Interval Licensing, détenue et dirigée par Paul Allen, qui détient actuellement ces brevets (et quelque 300 autres), issus des recherches d’Interval Research, société fondée en 1992 par Paul Allen et David Liddle.

Ce n’est pas tout. Google peut lui aussi révérer Paul Allen. Dans la plainte, il est indiqué qu’Interval Research, qui a employé jusqu’à plus de 110 personnes, a financé et assisté Sergey Brin et Larry Page dans la création du moteur de recherche. Interval, c’est le genre de boîte qui vous “fait une offre que vous ne pouvez pas refuser”… Le “parrain” de la Silicon Valley ? Google, Facebook et eBay ont quand même répliqué qu’ils ne se laisseraient pas faire.

“Si ce que révèle la plainte est vrai, il semble qu’Interval ait un dossier solide à l’encontre de Google, analyse François Laugier, avocat au cabinet RMKB en Californie. Je comprends moins la largeur du litige qu’il essaie d’amener contre les autres entreprises.”

Pourquoi maintenant ?

Selon un porte-parole de Paul Allen cité par le Wall Street Journal, cette plainte n’a rien à voir avec un quelconque besoin d’argent (l’homme fait plutôt la “une” des journaux pour ses annonces philanthropiques) ou un problème de santé (on lui a diagnostiqué un lymphome non hodgkinien l’an passé mais il serait hors de danger). Les avocats de Paul Allen indiquent qu’ils épluchent son portefeuille de brevets depuis des années, sachant qu’Interval a cessé ses activités en 2000. Ce n’était donc qu’une question de temps. Mais 10 ans, quand on peut se payer une armée d’avocats…

Les spécialistes du droit soulignent que les accords conclus dans les récentes affaires de violation de propriété intellectuelle ont créé un “marché” pour ce type de procès, rendant les poursuites plus juteuses que la revente des brevets. Et de citer les affaires de NTP, qui a reçu 612,5 millions de dollars de BlackBerry en 2006 et s’est depuis attaqué à Palm, Apple et Microsoft, ou d’Acacia Research, qui rachète des brevets à leurs inventeurs puis se fait de l’argent en poursuivant ceux qui les violent. L’entreprise a déposé plus de 330 plaintes en 18 ans, ce qui lui a valu le surnom de “troll des brevets”, raconte BusinessWeek.

Jusqu’à présent, cependant, personne n’aurait osé traiter Paul Allen de troll ! “Cela me surprend de la part de quelqu’un qui pèse plusieurs milliards de dollars, commente François Laugier. D’habitude, ce sont plutôt les méthodes d’entreprises d’un autre calibre.”

De fait, on assiste à une ribambelle de procès pour violation de brevets : Oracle attaque Google, Microsoft aussi, on ne compte plus les rounds dans la bataille entre Apple et Nokia, Apple est aussi en conflit avec HTC, etc.

Un journaliste du Seattle Times (Paul Allen est originaire de Seattle) propose une interprétation différente. Selon lui, Allen chercherait à bâtir sa légende. Il en ferait une affaire personnelle. Que l’on se souvienne de lui en se disant qu’il a contribué au succès non seulement de Microsoft, mais aussi de toutes les entreprises qui font les grandes heures du Web actuel, serait sa plus grande réussite. Quitte à participer à la dérive des brevets.

Brevets : tout est permis ?

Aux Etats-Unis, où tous les logiciels sont brevetables (contrairement à l’Europe), ce n’est pas la première fois qu’une société tente de faire main basse sur une technologie informatique banalisée. Amazon en est le meilleur exemple : le site avait tenté d’imposer ses droits sur l’achat en un clic ainsi que sur l’utilisation des cookies. Microsoft a également fait breveter le double clic en 2004 pour l’ouverture d’applications.

Rappelons qu’aux Etats-Unis, il est possible de breveter de simples idées sans qu’il y ait de produit ou de commercialisation associés. L’explosion du nombre de litiges est en partie due à celle du nombre de brevets enregistrés. Ce qui a conduit la Cour suprême à réagir, en posant le principe que les algorithmes n’étaient pas brevetables.

“Je ne prévois pas un grand avenir à cette plainte à la Cour, conclut l’avocat François Laugier. Cela prendra de toute façon des années pour se résoudre. Mais selon la force des brevets, Paul Allen peut extorquer pas mal d’argent à ces sociétés. Car il est extrêmement rare que ce genre d’affaires ne finisse pas par une transaction. Tout cela est dommage, car, au final, cela ne fait qu’étouffer l’innovation.”

Raphaële Karayan, L’Expansion.com

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