Quand les entreprises familiales recrutent des as du numérique

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Pour rester à niveau, les entreprises familiales cherchent elles aussi à s’adjoindre les services de talents du numérique. Comment faire pour que la greffe prenne ?

Sur le plan international, Pedro Earp, chief disruptive growth officer d’AB InBev, est incontestablement l’exemple le plus connu du jeune informaticien talentueux parvenu à un poste de top manager dans une grande entreprise familiale.

Au sommet de ces sociétés, les jeunes talents, souvent entre la fin de la trentaine et le début de la quarantaine, se voient généralement attribuer des fonctions de chief information officer (CIO), chief innovation officer (également CIO) ou chief digital officer (CDO).

Mais quelle que soit la fonction, chacun d’eux aide la famille à revoir le cheminement de l’entreprise. Comment gérer le numérique, comment le transposer en innovation et repérer les concurrents susceptibles de bouleverser le marché ?

Dans les entreprises familiales belges, cette tendance internationale aurait bien besoin de quelques encouragements, estime le serial entrepreneur, auteur et conférencier Peter Hinssen.

“On en est encore aux balbutiements. Ces deux dernières années, j’ai constaté que de nombreuses entreprises familiales prennent la chose très au sérieux, mais n’agissent pas encore en conséquence.” Le fait que les entreprises familiales restent parfois dans l’attente est souvent lié à l’idée que le processus de changement va au-delà de l’engagement d’un jeune et brillant CDO ou de l’arrivée d’un administrateur indépendant adéquat.

Le renforcement numérique a besoin d’un cadre, mais comment le créer ?

1. Reconsidérer le “business model”

Lorsque des entreprises familiales investissent dans l’innovation, les nouvelles technologies ou le numérique, elles doivent en évaluer correctement l’impact. Peter Hinssen l’explique par une métaphore : “Imaginez que vous portez un chandail et que vous tirez dessus. Sans que vous vous en rendiez compte, c’est tout le chandail qui bouge. Il faut donc bien évaluer ce qui va se mettre à bouger pour se rendre compte de l’investissement que cela représentera en temps et en ressources humaines. Si vous êtes vraiment motivé, vous pouvez entreprendre ce changement.” C’est également le conseil que Wouter Torfs, CEO du chausseur Torfs, souhaite donner aux entreprises familiales : avant tout, faites bien vos devoirs. “Ou, concrètement : identifiez correctement les opportunités, ce que vous cherchez réellement à atteindre et les talents requis pour y parvenir. La stratégie est très importante. Par exemple, pour créer un webshop, il ne faudra pas se contenter d’investir dans le web-design. En tant qu’entreprise familiale, faites appel à de l’aide extérieure pour le processus de préparation. Ne partez pas du principe que vous devez et pouvez tout régler par vous-même.”

2. Le numérique est un exercice d’image

Bien se préparer, c’est également définir des objectifs clairs pour le CIO ou le CDO. De nombreuses entreprises familiales prennent du temps pour cerner clairement leurs objectifs à long terme. Mais parfois, mieux vaut attendre un peu plus pour bien évaluer l’impact plutôt que se lancer tête baissée dans l’aventure. Le chausseur Torfs a ainsi attendu pas moins de cinq ans avant d’investir résolument dans l’e-commerce. Aujourd’hui, le webshop est cinq fois plus important que son plus grand magasin en brique, et représente 12 % du chiffre d’affaires. “Les entreprises familiales ne passent presque jamais au numérique pour leur image, constate Peter Hinssen. Je le constate souvent dans les grandes entreprises non familiales : pour donner une bonne image, elles intègrent dans le conseil d’administration un administrateur indépendant possédant de fortes compétences dans le domaine numérique. Lorsque les entreprises familiales franchissent le pas, c’est du sérieux, et elles appliquent la nouveauté à tous les niveaux : vente, contacts avec la clientèle, un business model complet.”

Faire ses devoirs, en d’autres termes, ce n’est pas uniquement évaluer ce qui va changer, mais également se préoccuper de l’intégration concrète. Le numérique n’est pas une technologie que l’on peut simplement coller à sa société existante. “Cela doit également se traduire dans une ambition, conclut Peter Hinssen. Le numérique ne doit pas être considéré comme un petit plus marginal. La vente par e-commerce, ce n’est pas simplement un magasin de plus. Voyez comment vous pouvez augmenter le chiffre d’affaires d’un quart ou de moitié. Et n’en faites pas un objectif à court terme, mais développez votre plan sous forme d’un projet de changement à long terme. Vous partirez alors sur de bonnes bases.”

3. Définissez clairement les mandats

Une fois que les bases sont bien posées, vous pouvez disposer les bons profils dans le nouvel organigramme. Les nouveaux titres ronflants peuvent toutefois créer des zones d’ombre. Un innovation manager, un digital manager ou un disruption manager ? Comment éviter le chaos en saupoudrant des fonctions qui requièrent chacune une parcelle du changement numérique ?

Il est souvent pertinent de se tourner vers le passé. “Dans les entreprises familiales où l’informatique est déjà très liée à la gestion et contribue à élaborer les stratégies, il est logique que la tête du département assume également le rôle de CIO, explique Peter Hinssen. Mais si vous avez un département IT opérationnel depuis un certain temps, le changement peut représenter une charge importante. Dans ce cas, il est souvent préférable de créer la fonction de chief digital officer.” Chez le chausseur Torfs, Elke Laeremans est chief digital officer depuis 2015. Avant cela, avec la casquette de consultante, elle avait développé le système de fidélité des boutiques. Dès 2015, des responsabilités plus étendues lui ont été confiées. L’entreprise Schoenen Torfs n’a pas de CIO. Cette compétence a été confiée à son COO, Stijn De Knop. Parce que le CEO Wouter Torfs aime la clarté. “Nous sommes parfaitement conscients de l’importance de la transformation numérique et le mandat d’Elke Laeremans est clairement défini. Nous ne perdons pas de temps dans des petits jeux de pouvoir pour savoir qui obtiendra de nouvelles responsabilités. Le marketing numérique relève-t-il du CDO ou inversement ? Dans de nombreuses entreprises, ce débat fait perdre trop d’énergie. Chez nous, c’est très clair : le marketing numérique relève du marketing, mais nous avons créé une cellule numérique distincte pouvant accueillir deux personnes.”

Schoenen Torfs a même franchi un pas de plus en recrutant également de nouveaux talents pour le conseil d’administration. En la personne de Jo Caudron (CEO de Duval Union Consulting), l’entreprise s’est dotée d’un administrateur indépendant au fort profil numérique. “On s’en rend compte immédiatement, estime Wouter Torfs. Jo Caudron a par exemple soutenu l’idée qu’aujourd’hui, on ne peut plus tout investir dans un seul grand cuirassé. Il a avancé l’idée d’une flotte constituée de petits navires faciles à manoeuvrer. C’est sur cette base que nous sommes entrés dans le capital de Selma, une entreprise d’optimisation des e-mails. Sans son avis, nous n’aurions jamais franchi ce pas.”

4. Voir au-delà des “digital natives”

Dans une entreprise familiale, peut-on installer dans le fauteuil du CIO un pur produit de la génération numérique, âgé d’à peine 25 ou 30 ans ? La plupart des entreprises optent pour des profils un peu plus mûrs, autour de la quarantaine.

Par ailleurs, le fait d’être très à l’aise dans le numérique est une opportunité. “Trop de conseils d’administration sont composés de quinquagénaires en costume gris qui parlent de stratégie, alors que des jeunes arrivent chaque jour dans l’entreprise, soupire Peter Hinssen. Ecoutez-les, utilisez leur bagage numérique. ”

L’âge n’est toutefois pas obligatoirement un critère. C’est chez Van de Velde que Peter Hinssen en a trouvé l’exemple par excellence. Le groupe de lingerie fait appel à Philippe Vandervoort en tant qu’administrateur indépendant. La cinquantaine assurée, l’homme a occupé précédemment des postes importants chez Microsoft et Proximus. “Les experts en numérique plus âgés aident à hiérarchiser les priorités. Ils ne sautent pas à pieds joints sur chaque nouveauté. Chez Van de Velde, l’intervention s’avère directement très prometteuse. Actuellement, la société exploite un réseau de magasins où des vendeuses apportent leur aide pour l’essayage des soutiens-gorge. A présent, l’entreprise étudie des applications permettant de scanner le corps afin de confectionner des soutiens-gorge sur mesure. C’est bien que ce soit possible dans un secteur traditionnel et que l’entreprise n’attende pas qu’Amazon, Zalando et consorts s’emparent de leur clientèle.”

Talent numérique au top, innovation par la base

Depuis septembre 2016, le groupe Kinepolis a un chief information officer. Le groupe cinéma de la famille Bert a embauché Bjorn Van Reet (40 ans), qui travaillait précédemment chez Adecco. Pour Bjorn Van Reet, sa fonction de CIO n’est pas un défi purement technique. “Le groupe Kinepolis veut que le CIO veille à ce que l’entreprise suive l’évolution numérique à tous les niveaux. Dans le domaine IT, nous cherchons des applications innovantes pour nos salles de cinéma. Dans la pratique, cette innovation ne concerne pas uniquement la projection numérique de films, mais aussi l’introduction d’un nouveau système ERP, un projet wi-fi ou une application permettant d’acheter et de scanner les tickets.

Bjorn Van Reet, CIO chez Kinepolis : “L’innovation, c’est le travail de chacun. Ce sont ceux qui utilisent quotidiennement nos systèmes qui pilotent l’innovation.”

Bjorn Van Reet travaille avec une équipe de marketing numérique, tandis qu’un expert siège déjà depuis 2009 au sein du conseil d’administration, en la personne de Marion Debruyne, doyenne de la Vlerick School. Bjorn Van Reet précise toutefois d’emblée que l’implication de Kinepolis par rapport à son innovation n’est pas confinée au niveau le plus élevé. “Les collaborateurs sont très impliqués. En ce qui me concerne, il s’agit également d’un accent familial qui se retrouve dans l’innovation. Nous préférons que les choses se développent à partir de la base.” Le CIO fait notamment référence au Kinepolis Innovation Lab, au sein duquel le groupe travaille en interne sur des innovations. “Nos collaborateurs sont chaque jour en contact avec les clients. Ils sont en première ligne pour identifier les besoins. Cet Innovation Lab compte déjà plus de 300 bonnes idées à développer. L’innovation, c’est le travail de chacun. Ce sont ceux qui utilisent quotidiennement nos systèmes qui pilotent l’innovation.”

De tels mécanismes ont entre-temps déjà fait leur entrée dans nombre de grandes et petites entreprises. Toutefois, selon Bjorn Van Reet, c’est dans la manière de les implémenter que l’entreprise familiale fait la différence. “J’ai constaté que les entreprises familiales sont beaucoup plus rapides sur la balle lorsqu’il s’agit d’intégrer une innovation. Plus l’entreprise est grande, plus cela se complique, mais chez Kinepolis, je retrouve clairement cette rapidité. Et la véritable innovation, c’est aussi celle qui est concrètement mise en

“Les entreprises familiales passent au numérique pour les bonnes raisons”

Dans l’entreprise familiale ouest-flandrienne spécialisée dans la ventilation et la protection solaire, Koen Van Loo (45 ans) travaille comme CIO depuis mai dernier. Cette fonction nouvellement créée dans l’entreprise vise à coordonner le déploiement de la structure numérique du groupe. “Renson se trouve à un point charnière, explique Koen Van Loo. L’entreprise veut adapter ses structures internes pour pouvoir continuer à croître au même rythme. C’est pour cela que j’ai été engagé, et pour enclencher la transformation numérique.”

Renson veut être l’interface entre les produits physiquement palpables et l’univers numérique. L’entreprise veut exploiter mieux et davantage les données collectées par les systèmes de commande numériques de ses produits. Cela ouvre notamment des possibilités en matière d’intelligence artificielle. Le CIO est-il un chief innovation officer ? “Ici, dans CIO, le ‘i’ désigne clairement information, explique Koen Van Loo, ce qui ne signifie pas que je ne m’occupe pas d’innovation. Renson possède un service de recherche et développement très performant, mais pour l’IT et le numérique, je travaille en étroite collaboration avec notre directeur O&O (Organization and Operation, Ndlr). Jusqu’ici, la numérisation n’était pas une source d’innovation majeure, mais elle peut à présent dépasser en importance toutes les autres innovations.”

Koen Van Loo, CIO chez Renson : “Le numérique, c’est le moyen, pas l’objectif.

Avant de poursuivre sa carrière chez Renson, Koen Van Loo a longtemps travaillé comme CIO chez ADMB, et brièvement comme chief digital officer chez Athena Graphics. Il remarque que, très souvent, les entreprises familiales passent au numérique pour les bonnes raisons. “Elles ne le font pas pour faire comme tout le monde. Chez Renson, la famille s’enthousiasme avant tout pour les possibilités de lancement de produits innovants. Le numérique, c’est le moyen, pas l’objectif.”

Koen Van Loo constate également cette approche au sein de l’Innovation Boardde Renson, qui réunit l’IT, le marketing, la vente et l’O&O. “Nous observons les signaux du marché, et le numérique joue en cela un rôle important. Notre CEO Paul Renson fait activement partie de ce conseil. Même quand on n’est pas un ‘enfant du numérique’, avec les bonnes informations, on peut prendre les bonnes décisions.” Selon Koen Van Loo, un des grands défis que doivent relever les entreprises familiales consiste à prévoir les rendements. Les entreprises familiales aiment réfléchir à long terme, mais dans le domaine du numérique, c’est un concept encombrant. “Clarifier ce que le numérique peut apporter à long terme demande un peu d’énergie. Il faut du temps pour le définir, sans toutefois négliger le court terme. Si on prend pour exemple la sécurité des systèmes informatiques, il faut y travailler en permanence, et le rendement obtenu à court terme n’est pas toujours visible.”

Les entreprises familiales vitales pour notre économie

Trois quarts des sociétés belges sont des entreprises familiales. Elles comptent pour un tiers de notre PIB et 45 % de l’emploi. C’est pourquoi Trends-Tendances souhaite leur accorder encore plus d’attention. Et ce via différents canaux de communication. Désormais, chaque mois, votre magazine publiera un dossier sur une thématique propre aux entreprises familiales, tandis que Canal Z dressera le portrait d’entreprises familiales originales.

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