Sites d’enchères: vers un nouveau modèle?

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Depuis le modèle classique d’eBay apparu en 1995, de nombreuses plateformes d’enchères en ligne ont vu le jour et déclinent le principe sous d’autres formes. Ce modèle de commerce s’est répandu dans presque tous les secteurs et a beaucoup évolué… Mais il est parfois loin d’être aussi avantageux qu’il le prétend.

Un iPhone 5 à 70 euros sur Oopad.fr. Le même objet à 41 euros sur Swoggi.be. Vous avez l’embarras du choix pour attraper cette offre alléchante au vol. Dans les deux cas, les enchères pour l’objet en question s’achèvent dans quelques secondes… Vous êtes si proche du but. Mais à quelques secondes de l’échéance de cette enchère dite “au centime”, un internaute fait une offre d’un centime supérieure à la vôtre, et c’est reparti pour 30 secondes de suspense… et de nouvelles mises. Au bout de quelques minutes, la lassitude vous gagne : le prix grimpe centime après centime, vous ne savez pas combien d’internautes se trouvent comme vous derrière leur écran, à miser sur cet objet. A chaque fin de décompte, ça repart pour un tour…

Malgré la grogne sur les forums et une réputation pas toujours flatteuse, ce genre d’enchères réussit à attirer du monde, au moins temporairement, et les plateformes misant sur ce type de business sont nombreuses. Leur principe est simple : chaque objet mis en vente est associé à un compte à rebours ; la mise en vente démarre à zéro euro, même pour des objets d’une valeur à neuf de plusieurs centaines d’euros ; l’internaute enchérit centime par centime ; pour pouvoir enchérir, il doit acheter des crédits auprès de la plateforme web qui met l’objet en vente ; s’il ne gagne pas l’objet, il ne récupère pas ses crédits investis pour miser, ni ce qu’ils ont coûté ; en revanche, s’il remporte l’enchère, il aura payé le montant final affiché, plus le prix de ses crédits. Souvent, les sites hébergeant ce type d’enchères les présentent comme des ventes “ludiques”. Pas sûr cependant que ce soit drôle pour tout le monde…

“Les sites d’enchères agissant de la sorte méritent une analyse détaillée. Il en va de même pour les enchères dites inversées. Il s’agit d’un autre modèle où l’internaute qui offre le prix le plus bas remporte l’objet en vente, à condition que ce soit une offre unique. En résumé, il faut être le seul à avoir fait cette offre la plus basse pour gagner”, analyse Karine Brisset, spécialiste de l’économie des enchères en ligne et maître de conférences à l’Université de Franche-Comté (France). Clicntake et Enchereclic reposent sur ce principe d’enchère inversée. Bidwiz joue aussi sur l’offre unique, mais c’est l’offre la plus haute qui l’emporte. “Le fonctionnement de l’enchère inversée en ligne relève davantage de la loterie que des enchères ascendantes classiques sur le modèle de la meilleure offre, comme cela se pratique sur eBay.” Le principal problème, c’est que ce type d’enchères est automatiquement payant (10 centimes la mise chez Clicntake) et qu’il est quasi impossible de prévoir ce qui va se passer. “En France, les sites ont l’obligation de renseigner à quel prix les objets similaires à celui qu’on convoite ont trouvé preneur, ainsi que le nombre de clics, et donc de mises, qu’il a fallu pour l’acquérir. Malgré cela, il est impossible d’anticiper : vous ne savez pas combien de personnes convoitent le bien, ni combien de fois ils vont miser. C’est pourquoi ils ressemblent plus à une loterie qu’autre chose.” Certes, il arrive de faire une bonne affaire, surtout lorsqu’on devient routinier de ce type d’enchères, mais pour combien de mauvaises pioches ? “Il n’y a pas encore de statistiques précises à ce niveau, mais on peut affirmer deux choses : la probabilité de gagner est faible et les internautes engraissent copieusement ce genre de sites avec leurs mises, fussent-elles d’un centime. Sinon, il n’y en aurait pas autant.”

C’est un fait, l’enchère est devenue une star de l’économie numérique. Mais il est bien difficile, excepté pour des géants comme eBay, de connaître les bilans financiers des sociétés hébergeant ce genre de sites. Hormis pour publier leurs conseils “stratégiques” ou afficher les meilleures ventes sur leur compte Twitter ou Facebook, leur communication est du genre parcimonieuse. Ziinga (enchères au centime) est un bon exemple : le site web appartient à une compagnie dont le siège se trouve aux… îles Vierges britanniques (Caraïbes) et il est en partie géré par Auction Management, qui lui, a élu domicile à… Malte. Concernant ces acteurs, il n’est peut-être pas inutile de noter que certains n’ont qu’une existence brève. “L’effet de réputation est capital. Si l’image du site est entachée, l’affaire peut rapidement tourner court à cause des réactions sur les forums et réseaux sociaux”, assure Karine Brisset. Ainsi, Bayclic, Minimille ou EnchèreFirst ont fermé boutique, entre autres. Mais le business, pour être rentable, ne peut pas se contenter d’être clean au niveau de son image. Il doit attirer du monde.

Objectif trafic “C’est le volume de trafic qui fait vivre de tels acteurs car ici, contrairement à eBay, il n’y a qu’un seul vendeur : la plateforme. Du coup, ces sites doivent se démener pour attirer un maximum de visiteurs”, poursuit Karine Brisset. Méthode : vendre des produits high-tech (télés, appareils photos, smartphones, tablettes) en vantant les économies réalisées par rapport à un achat en magasin. Vu que certaines enchères démarrent au prix plancher, il n’est pas difficile d’être attractif de ce côté-là. Deuxième caractéristique, mettre sur pied une vaste gamme d’astuces et d’avantages plus ou moins chevillés aux sites pour fidéliser les membres : octroi de bonus et de crédits gratuits (notamment pour les perdants les plus proches du prix gagnant), enchères VIP ou uniquement destinées à ceux qui n’ont rien gagné durant le mois écoulé, etc. Certains sites monétisent les fameux crédits nécessaires pour pouvoir enchérir : si vous cessez de miser, vous pouvez acquérir immédiatement le produit à son prix public, duquel sera soustrait le montant des crédits déjà investis. Si vous aviez misé pour 25 centimes, vous aurez donc une ristourne égale à ce montant. Autre possibilité : convertir les crédits investis (et perdus si l’objet vous échappe) en bons de réductions chez des marques partenaires. “Ce qu’il faut aussi noter, c’est la dimension addictive de ce type de sites. Or, il est très difficile de définir une tactique pour devenir expert lorsqu’il s’agit d’enchères inversées. On peut tout de même clairement distinguer les sites comme eBay des acteurs développant un modèle au centime ou inversé. Si on a réellement ou immédiatement besoin d’un objet, les sites classiques comme eBay, qui ne demeure pas un des leaders du marché pour rien, offrent les meilleures alternatives”, tranche Karine Brisset.

Pour l’heure, on ne peut pas dire que les associations de consommateurs ou les autorités se soient penchées longuement sur les pratiques de ces sites. La plupart sont du reste tout à fait légaux et suffisamment clairs quant à leur méthode. C’est le consommateur qui doit lui-même faire valoir son sens critique, car du point de vue légal, les conditions générales d’utilisation ne laissent que peu de place aux plaintes recevables. “Le SPF Economie a reçu 50 signaux en 2012 concernant les enchères en lignes, surtout sur les problèmes de livraison des produits achetés via un site de ce type”, précise Johan Verbelen, attaché de presse au SPF Economie. Ce ne sont donc pas les business models des sites qui posent problème du point de vue des autorités, du moins pas pour l’instant.

Diversification : des voitures aux oeuvres d’art Les plateformes d’enchères en ligne ont conquis bien plus que le segment C2C et B2C. Le B2B n’est pas en reste, et a consolidé le modèle là où il pouvait sembler critiquable. Elles ne se limitent pas non plus au matériel informatique et télécom. Actif depuis le début des années 2000 dans 17 pays, dont la Belgique, Autorola propose ainsi des enchères en ligne de voitures, réservées aux concessionnaires. Objectif : acquérir des modèles d’occasion en éliminant les intermédiaires d’une vente classique. Auctelia est un autre bon exemple dans le segment B2B. La société néolouvaniste propose une plateforme d’enchères en ligne qui permet aux entreprises de revendre leur matériel ou leurs stocks invendus : outils, véhicules, machines, tout peut être mis en vente. “De l’industrie du bois aux banques, nous balayons un large éventail et avons conclu pour deux millions d’euros de transactions en 2012”, se félicite Christophe Ledur, administrateur délégué d’Auctelia. “Dans un contexte où les PME à remettre sont de plus en plus nombreuses, il y a une quantité importante de matériel à revendre. Notre objectif est de pouvoir, via un service de vente aux enchères, donner une seconde vie à ce matériel au juste prix du marché. Cela ne s’était jamais fait par le biais des enchères en ligne jusqu’à notre création, en 2009. Auparavant, il y avait un gros risque que le clark ou la camionnette d’une entreprise croupissent dans l’attente d’une vente de main à main.” Implanté dans 30 pays, Auctelia a remporté un franc succès, mais Christophe Ledur insiste : “Nous ajoutons un vrai service : inventaires des stocks et du matériel, publicité, volet administratif, enlèvement des marchandises, service après-vente. Nous essayons de conclure les ventes rapidement. Puisque nous prenons une commission sur celles-ci, c’est aussi notre intérêt.”

Autre domaine où l’enchère en ligne a fait son chemin : l’art. Les traditionnelles maisons de ventes ont abandonné un peu de terrain à des acteurs tels qu’Artprice, qui est passé aux enchères en janvier 2012. Bingo: il a conclu 5.000 ventes dès le 1er jour ! Les enchères proposées par la société, qui gère une des plus grandes bases de données sur le monde de l’art, sont tout ce qu’il y a de plus classique : le vendeur choisit l’offre qui lui convient le mieux, soit la plus chère en général, mais il se protège avec le système du tiers de confiance, choisi parmi deux bases de données spécialisées.

Ce passage met une nouvelle fois en évidence ce que permet l’économie numérique : des transactions déliées des intermédiaires habituels, au profit d’un seul acteur. Chaque enchère rapporte à Artprice entre 5 et 9 % du prix de vente en fonction de l’oeuvre. Ce taux de commission peut être considéré comme très compétitif par rapport à celui des maisons de ventes “physiques”. Depuis le début du mois, Artprice propose une nouvelle version de sa place d’enchères en ligne. Le patron de la société, Thierry Ehrmann, n’y va pas par quatre chemins lorsqu’il s’agit de prédire l’avenir : “par cette nouvelle version, Artprice va proposer une ergonomie très simplifiée avec la devise européenne et avec des coûts de séquestre et tiers de confiance extrêmement compétitifs, ainsi qu’un niveau de confiance bien supérieur à l’économie physique du marché de l’art, où les incidents de paiement sont importants.

Dans peu de temps, l’ancienne économie devra reconnaître, chiffres en mains, le paradigme selon lequel les transactions sur Internet sont beaucoup plus sécurisées que dans l’économie physique…”

OLIVIER STANDAERT

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