Quel avenir pour la presse papier ?

Le débat qui agite aujourd’hui le monde des médias doit-il forcément se résumer à un affrontement sanglant entre le “print” et le numérique ? Ou peut-il, au contraire, être abordé en termes de complémentarité entre les deux supports ? Tentative de réponse.

C’est plus qu’une simple page de papier qui se tourne. En annonçant l’arrêt définitif de son édition imprimée à l’horizon 2013, l’hebdomadaire Newsweek a déclenché un cataclysme dans le petit monde bouillonnant des médias. Créé il y a presque 80 ans déjà, le magazine américain a en effet confirmé qu’il passerait au “tout numérique” en janvier prochain dans une version payante rebaptisée Newsweek Global disponible sur le Web, les tablettes et les smartphones. La raison de ce virage 100 % digital ? Une chute spectaculaire des ventes du magazine qui sont passées de 3,3 millions d’exemplaires en 1989 à 1,5 million en 2011 et, surtout, un plongeon de 70 % de ses revenus publicitaires sur ces quatre dernières années, selon les chiffres du Bureau des données des éditeurs américains. Or, aux Etats-Unis plus qu’ailleurs, l’argent des annonceurs est déterminant dans les stratégies des groupes de presse. Car contrairement à la plupart des médias européens où l’équilibre des recettes des supports imprimés repose en général sur un “50-50” entre les ventes au numéro et les revenus de la pub, les journaux et hebdos américains dépendent quant à eux davantage de la publicité puisque le rapport tourne généralement autour des 15 % pour les ventes et 85 % pour les recettes publicitaires. Sans compter que ces mêmes supports “made in America” ne disposent pas, comme chez nous, des précieuses aides à la presse…

La tendance s’inverse
Est-il encore besoin de le rappeler ? Les journaux et magazines sont de plus en plus victimes de la croissance insolente des dépenses des annonceurs sur le Web. Selon la société américaine eMarketer, les investissements publicitaires online en 2012 devraient dépasser, pour la première fois aux Etats-Unis, les dépenses sur les supports papier, soit 37,3 milliards de dollars prévus pour le numérique contre “seulement” 34,3 milliards pour le print cette année. Et la situation n’est pas près de s’améliorer pour les hebdomadaires puisque l’agence ZenithOpitmedia prévoit que la part des investissements des annonceurs dans les magazines par rapport à l’ensemble des médias dans le monde devrait tomber en-dessous des 8 % en 2014 alors qu’elle flirtait encore avec les 10 % en 2010. Plus “fort” : la même agence ZenithOpitmedia prévoit que six pays -l’Australie, le Canada, la Corée du Sud, la Norvège, la Suède et le Royaume-Uni- consacreront 30 % des dépenses publicitaires au Web pour la même année 2014. De quoi mettre encore un peu plus en berne le moral des grands patrons de presse écrite…


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Faut-il cependant voir, en filigrane de “l’affaire Newsweek”, le propos réducteur d’un affrontement inexorable entre le print et le numérique ? Autrement dit, le papier est-il forcément condamné à disparaître à court ou à moyen terme ? “Je ne le pense pas, rétorque Matthieu Vercruysse, digital strategic planning manager chez Isobar, la division digitale de l’agence Aegis Media. Dans le cas précis de Newsweek, il s’agit plutôt du résultat d’une politique de gestion et finalement d’un choix micro-économique auquel le magazine est confronté. Ce serait donc une caricature de dire que tous les magazines vont passer un jour au numérique. Car le papier est indétrônable dans certains moments de vie et le ressenti qu’il offre aussi bien aux lecteurs qu’aux annonceurs ne risque certainement pas de s’étioler dans les années qui viennent. Bien sûr, on voit des titres et des marques mourir, mais on n’a pas encore vu de média mourir. Ma conviction est que le papier ne va pas disparaître et que c’est plutôt en termes de complémentarité avec le digital et non en termes d’opposition qu’il faut désormais aborder la question.”

Coup de pub ou coup dans l’eau ?
Lorsque Newsweek a annoncé récemment son passage exclusif au numérique, certains y ont vu en effet la puissance d’un magnifique coup de pub visant à démontrer l’apparente “modernité” d’un titre voulant résolument vivre avec son époque digitale. Or, l’hebdomadaire n’avait plus vraiment le choix économique et il se livre donc ici à un formidable pari – pour ne pas dire un coup de poker – sur l’avenir. Car jusqu’à présent, les modèles de rentabilité de plate-formes d’information qui ne misent que sur le Web sont plutôt des exceptions. Mis à part le journal français en ligne et payant Mediapart qui a dégagé un bénéfice de 500.000 euros sur un chiffre d’affaires de 5 millions d’euros en 2011, les exemples de réussite sont très rares pour ne pas dire inexistants en terre journalistique. Ce qui fait d’ailleurs dire à Benoît Grévisse, directeur de l’Ecole de journalisme à l’UCL, au sujet de Newsweek : “Cet hebdomadaire américain, véritable locomotive internationale de l’information magazine, a perdu de son aura ces dernières années. Il n’a pas vraiment réussi à évoluer avec son temps, sa formule papier a vécu. Ce passage au tout numérique peut donc être vu comme un geste de panique ou de défaitisme, voire même comme une formule d’enterrement dans un contexte où les newsmags ont beaucoup de difficulté à se positionner en ligne entre l’information dite chaude et les analyses plus poussées.”

D’un autre côté, il est évident que la diminution des coûts devient aujourd’hui une obsession pour les groupes de presse en période de crise. En choisissant le pari du “tout numérique”, un journal ou un magazine supprime, par définition, toute une série de frais inhérents à la production d’un support papier. Fini la matière première à acheter et à transporter. Terminé l’onéreux processus d’impression. Oublié le coûteux réseau de distribution et ses effets collatéraux sur l’environnement. Avec la fin de son édition papier, Newsweek espère ainsi économiser pas moins de 42 millions de dollars en coûts d’impression et de distribution. Sans compter les licenciements inhérents à ces départements qui vont, eux aussi, permettre d’effacer quelques lignes de compte sur l’ardoise…

Mais en mettant au placard les rotatives et certains membres du personnel, rien n’est cependant encore acquis. Au-delà du pari économique, encore faut-il que les fidèles lecteurs suivent le titre dans son déménagement exclusivement digital. Car la dimension “plaisir” que procure la lecture sur papier, aussi bien chez le lecteur que chez l’annonceur, demeure encore et toujours bien palpable, même si elle est aujourd’hui évidemment difficilement quantifiable…

Le grand défi
Il n’en reste pas moins que, pour les éditeurs de journaux et de magazines, le virage du numérique doit être aujourd’hui inévitablement abordé, que ce soit ou non dans un souci de complémentarité avec le support papier. Car la presse écrite, indéniablement, n’est pas au top de sa forme et doit donc repenser son futur. Récemment encore, le groupe de médias espagnol Prisa, qui possède le quotidien El País, annonçait un plan social violent prévoyant le départ de 150 journalistes de ce quotidien, soit le tiers de la rédaction. En cause : la crise, bien sûr, mais surtout des recettes publicitaires qui ont chuté de 60 % entre 2007 et 2012…

Alors que faire lorsque l’on est un patron de presse aujourd’hui et que l’on est précisément confronté au double défi de la crise et des nouvelles habitudes de consommation de l’information ? Rik De Nolf, administrateur délégué du groupe Roularta -qui édite entre autres les magazines Le Vif, Knack, L’Express ou encore Trends-Tendances- pense qu’il est “important d’être prêt” dans la révolution numérique ambiante, sans toutefois mettre de côté le papier “dont l’expérience de lecture est irremplaçable”. Car c’est sur cette complémentarité entre le numérique et le print que doit se jouer, visiblement, l’avenir de la presse. Et l’administrateur délégué de Roularta de rappeler que, contrairement à Newsweek, ses magazines d’information comme Knack et Le Vif ont su évoluer au fil du temps en ajoutant, par exemple, des contenus “lifestyle” à leur offre, élargissant ainsi leur spectre de revenus publicitaires potentiels, surtout en période de crise.

Aujourd’hui, Roularta poursuit encore ses objectifs d’évolution permanente en lançant, pour ces deux magazines, une toute nouvelle version optimalisée pour tablette, reprenant “un nouveau lay-out réalisé spécialement pour améliorer le confort de lecture” et qui sera également disponible pour Trends-Tendances à partir du 8 novembre. “Pour la première fois, nous allons proposer au public une nouvelle version numérique d’un de nos produits que le lecteur pourra découvrir uniquement sur tablette, précise Rik De Nolf. Le contenu sera enrichi puisqu’il y aura des vidéos et des galeries photos qui forcément ne se trouveront pas dans la version print, mais en plus, nous prévoyons une promotion pour ce lancement qui sera une réduction de prix de 30 % par rapport à l’abonnement papier”.

Des journaux “augmentés”
Repenser le produit en y ajoutant notamment un autre contenu, tel était déjà le message du Manifeste pour un “journalisme augmenté” sorti l’année dernière, un livre d’Eric Scherer, aujourd’hui directeur de la prospective et de la stratégie numérique du groupe France Télévisions et qui portait également le titre un rien provocateur : A- t-on encore besoin des journalistes ?

Partant du postulat que la profession de reporter est aujourd’hui confrontée à la plus grande révolution de son histoire -notamment à cause de la numérisation, de la mobilité et de la personnalisation de l’information, l’auteur constatait que le public consomme non seulement de l’information tout le temps et n’importe où, mais qu’il est finalement devenu lui-même un média, renforçant ainsi un peu plus chaque jour le concept de “désintermédiation” du journaliste.

A propos de cette “infobésité” qui gagne désormais l’internaute, Eric Scherer recommande donc aux journalistes d’endosser un nouveau rôle de “filtre” dans la digestion et l’analyse de l’info, mais un filtre qui peut aussi réinventer le métier en faisant du “journalisme augmenté”, comme on parle aujourd’hui de réalité augmentée lorsque l’on scanne un code QR avec un smartphone. Aux journalistes de réfléchir ensuite à la manière la plus pertinente d’enrichir le contenu existant dans cette société connectée, que ce soit à coup de “data journalism” (le journalisme de données) ou d’interconnexion entre les supports, notamment grâce à l’ajout de son, de photos, de vidéos ou d’autres visuels dans des contenus numérisés.

“Le digital ne doit certainement pas être un ‘copié-collé’ du print, conclut Matthieu Vercruysse, digital strategic planning manager chez Isobar. Il doit au contraire créer une nouvelle expérience qui peut s’exprimer par une mise en forme différente ou un enrichissement du contenu existant grâce à éléments visuels, photos ou vidéos. C’est en créant cette vraie valeur ajoutée que le digital pourra prendre toute sa place, de manière complémentaire, à côté du papier qui continuera à offrir lui aussi sa propre expérience de lecture.” Une sensualité de papier que Newsweek a pourtant définitivement choisi d’abandonner. A tort ou à raison ? Rendez-vous dans cinq ans…

Frédéric Brébant

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