Plongée chez Canopy Growth, leader mondial du cannabis

Plus de 150 entreprises canadiennes ont obtenu l'autorisation de produire du cannabis, et les plus grandes sont déjà cotées en Bourse. © BelgaImage

Premier pays occidental à avoir légalisé le cannabis, le Canada a vu naître des entreprises qui s’imposent comme les leaders mondiaux et qui entendent bien le rester. Reportage au coeur des cultures de Canopy, le plus gros producteur de la planète.

C’est l’histoire d’une renaissance inespérée. Perdue dans l’est de l’Ontario, la petite ville de Smiths Falls était devenue un symbole du déclin industriel des zones rurales canadiennes. La commune avait connu des jours heureux quand, en 1963, le géant chocolatier américain Hershey y avait installé sa toute première usine hors des Etats-Unis, valant à Smiths Falls le surnom de ” capitale du chocolat de l’Ontario “. Mais, en 2008, Hershey délocalise sa production au Mexique ; l’usine ferme, laissant la ville et ses 10.000 habitants en plein marasme.

Quelques années plus tard, alors que le Canada s’apprête à modifier sa législation sur le cannabis à des fins médicales, ouvrant la production au secteur commercial, les gérants d’une jeune société, Tweed Marijuana, arrivent à Smiths Falls. Ils font partie d’une poignée d’entrepreneurs qui ont obtenu du gouvernement canadien le droit de cultiver du chanvre indien. Ils ont besoin de vastes locaux, et rachètent l’usine laissée à l’abandon par Hershey. Un joli pied de nez pour Smiths Falls. Tweed Marijuana est depuis devenue Canopy Growth Corporation, la plus grande entreprise de cannabis au monde.

Une nouvelle dynamique

Symbole d’une nouvelle économie qui a explosé ces cinq dernières années au Canada, elle est aujourd’hui valorisée à 18 milliards de dollars canadiens (soit environ 12 milliards d’euros). Depuis 2014, Canopy Growth a doublé la superficie de son usine. Elle y emploie désormais 1.300 personnes, un tiers des employés du groupe. Une nouvelle dynamique s’est emparée de la ville : des investisseurs sont arrivés, l’économie a redémarré et les prix de l’immobilier ont grimpé. ” La ville est en plein boom, des gens lancent des entreprises, essaient de tirer profit de cette énergie, se réjouit Samuel Saikaley, serveur au tout nouveau gastro pub, The Axe & Arrow. Les gens de Canopy viennent souvent manger ou faire des réunions ici. ”

Sur le long terme, l’industrie du cannabis ressemblera à celle de la bière, où deux à trois sociétés dominent le gros du marché.

Smiths Falls n’est plus la seule, ni la plus grande usine de Canopy. Elle est néanmoins la plus stratégique : c’est là que sont sélectionnées les plantes mères. C’est aussi là que sont créés les clones expédiés dans les différentes unités du groupe, de la Colombie-Britannique au Danemark. Des vestiges du passé de l’usine demeurent : dans les couloirs, deux immenses cylindres en métal, utilisés par Hershey pour mélanger le sucre, servent désormais de réservoir d’eau pour l’irrigation. L’odeur intense de la marijuana a remplacé celle du chocolat. ” J’adore cette odeur. Cela ne fait pas planer mais ça sent bon “, résume D’Arcy McDonell, conseiller en communication de Canopy.

Une fois clonées, les plantes sont placées dans une salle végétative où elles passent 18 heures par jour sous lumière blanche pour accélérer leur croissance. Elles sont ensuite transférées dans l’une des 50 salles de floraison. La lumière est réduite à 12 heures par jour. Les plantes y restent quatre à six semaines au cours desquelles des employés, charlottes sur la tête et lunettes de protection sur le nez, déploient des filets, taillent les feuilles inutiles pour que les fleurs développent leur potentiel de manière uniforme.

The Hunny Pot, première boutique d'Ontario exclusivement consacrée au
The Hunny Pot, première boutique d’Ontario exclusivement consacrée au ” weed “. Au Canada, la proportion de consommateurs ayant acheté du cannabis de manière légale a déjà doublé, passant de 23% à 47%.© Photos : BelgaImage

800.000 joints par mois

Canopy ne cultive pas seulement du cannabis, elle le transforme. Et sur ce segment-là, les choses commencent à peine. En étendant la légalisation de la marijuana à l’usage récréatif en octobre 2018, le gouvernement n’a autorisé que la production et la vente de fleurs séchées, utilisées pour rouler des joints, et d’huile de cannabis, vendue en spray ou en gélule. A Smiths Falls, les machines de Canopy peuvent rouler 800.000 joints par mois. Une nouvelle vague de produits, dont la nourriture et les boissons à base de cannabis, sera autorisée d’ici à la fin de l’année. Beaucoup y voient un potentiel énorme. Canopy, comme ses concurrents, s’y prépare donc activement.

Une unité d’embouteillage pourra produire à Smiths Falls 5 millions de boissons par mois. Ironie de l’histoire, la société prévoit également de confectionner des… chocolats au cannabis. ” La demande existe et pour le moment, elle n’est satisfaite que par le marché noir. Et les marges sont plus importantes car ce sont des produits plus sophistiqués “, explique Jordan Sinclair, vice-président de Canopy.

“On ne s’attendait pas à une telle demande”

Son optimisme est conforté par les chiffres. Selon Statistique Canada, 18% des Canadiens de plus de 15 ans ont consommé du cannabis au cours du premier trimestre – ils étaient 14% un an auparavant. La proportion de consommateurs ayant acheté du cannabis de manière légale a déjà doublé, passant de 23% à 47%. La tendance devrait d’ailleurs se renforcer : la banque canadienne Scotiabank voit le marché noir constituer encore 71% des ventes récréatives en 2019, avant de tomber à 37% en 2020.

Le succès du cannabis légal reste contraint par plusieurs facteurs. Il coûte plus cher : 9,99 dollars le gramme contre 6,37 dollars au marché noir. Les restrictions en matière de publicité et de marketing sont également drastiques. Enfin, la commercialisation a connu quelques ratés, par manque de préparation et de production. La Société québécoise du cannabis, par exemple, a dû faire face, dans les premiers temps, à d’importantes pénuries. En Ontario, la situation a même viré à l’absurde : les magasins autorisés n’ont ouvert qu’en avril, cinq mois après la légalisation.

C’est au sud de Toronto qu’a ouvert la première boutique de la province, The Hunny Pot. ” Les deux premières semaines, les files d’attente allaient jusqu’au coin de la rue. On ne s’attendait pas à une telle demande “, se rappelle Cameron Brown, un cadre du magasin. The Hunny Pot sert aujourd’hui entre 800 et 1.700 personnes par jour.

Situé sur Queen Street West, une des rues les plus branchées de la ville, il propose 65 variétés de cannabis et des produits à base de cannabidiol (CBD), un extrait non psychoactif vanté pour ses bienfaits supposés sur la santé. La boutique joue la double carte du luxe et du cool. Les fleurs séchées sont présentées dans des pots en verre avec une loupe pour mieux les examiner. On peut aussi les sentir. Sur la même table, un autre pot contient des fèves de café pour calibrer l’odorat, une technique inspirée de l’industrie du parfum.

Chaque client peut recevoir les conseils personnalisés d’un budtender – des experts censés remplacer le traditionnel dealer. Une tablette à la main, un des serveurs – short, t-shirt et baskets – détaille au client le taux de substance psychotrope (THC) selon chaque variété et recommande telle ou telle selon ses envies. ” On a voulu mettre en place un système fondé sur l’éducation responsable, dire aux gens qu’ils n’ont pas forcément besoin de beaucoup de THC, ni de fumer un joint entier, pour en ressentir les effets “, précise Cameron Brown.

Brendan Kennedy, CEO du canadien Tilray, sur le site portugais de la société.
Brendan Kennedy, CEO du canadien Tilray, sur le site portugais de la société. ” On voit l’Union européenne devenir le plus grand marché du cannabis médical au monde. “© Photos : BelgaImage

Un marché à 5 milliards de dollars

Alors que la pression monte dans de nombreux pays d’Europe pour légaliser le cannabis, le Canada donne une bonne idée de l’importance du marché : en 2024, les ventes légales pourraient dépasser la barre des 5 milliards de dollars américains (4,46 milliards d’euros) soit presque 10 fois plus qu’en 2018. La bataille pour rafler la mise est donc féroce. Plus de 150 entreprises ont déjà l’autorisation de produire.

Une poignée d’entre elles – Canopy, Aurora, OrganiGram, Cronos, Aphria ou Tilray – tirent leur épingle du jeu. Elles ne sont pas encore rentables mais grandissent rapidement, investissent dans leurs capacités de production, dans l’innovation et multiplient les partenariats. ” Les opportunités sont gigantesques. Dans le médical, on commence à peine à comprendre quelles sont les propriétés du cannabis. Dans le récréatif, l’enjeu est de savoir quel produit va dominer le marché, qui va créer le cookie que tout le monde s’arrachera “, analyse John Prentice, qui dirige Ample Organics, une jeune société de la Weedtech ayant mis au point un logiciel pour assurer la traçabilité des plantes et produits.

Brendan Kennedy, le PDG de Tilray, producteur basé sur la côte Ouest, voit le secteur se consolider, à terme, autour de quelques gros acteurs. ” Nous en sommes encore aux balbutiements d’une toute nouvelle industrie. Sur le long terme, nous pensons que l’industrie du cannabis ressemblera à celle de la bière, où deux à trois sociétés dominent le gros du marché. ”

Ces leaders seront-ils canadiens ? Les pays sont de plus en plus nombreux à légaliser l’usage médical de la marijuana, voire à envisager sa légalisation totale. La compétition va donc devenir mondiale. ” C’est un changement de paradigme et le Canada se trouve à l’avant-garde “, note Brendan Kennedy. Pays froid par excellence, il n’a pas vocation à devenir un grand producteur, les coûts étant bien inférieurs dans les pays du sud. Mais ses entreprises ont pris une longueur d’avance. ” Grâce à la légalisation, nous avons pu accéder aux marchés financiers et au capital. Cela nous a permis d’investir et de construire des installations que nous sommes les seuls à avoir. C’est un avantage énorme “, estime Brian Athaide, PDG d’un producteur de cannabis bio baptisé The Green Organic Dutchman. A terme, les opportunités de croissance se trouvent hors du Canada. Les sociétés nationales se sont donc lancées dans une course contre la montre pour conquérir des contrées étrangères. Cible numéro 1 : le marché en pleine expansion du cannabis médical en Europe. Canopy et Aurora ont ouvert des unités de production au Danemark et, en avril, Tilray a inauguré un site au Portugal. ” On voit l’Union européenne devenir le plus grand marché du cannabis médical au monde “, prédit Brendan Kennedy – l’Allemagne étant déjà la deuxième source de revenus de Canopy, après le Canada. Avec l’international, les Canadiens veulent surtout conserver leur longueur d’avance sur les Etats-Unis. Si le cannabis y est autorisé dans certains Etats, il reste illégal au niveau fédéral. Pour beaucoup, la légalisation totale n’est qu’une question de temps. Cela changerait la donne : du fait de l’interdiction fédérale, les entreprises de cannabis américaines ne peuvent opérer que dans le périmètre de chaque Etat. Elles ne peuvent pas exporter et ne sont pas autorisées à entrer en Bourse.

” L’avantage des sociétés canadiennes n’est que temporaire, le temps que les Américains soient autorisés à faire la même chose, prévoit Moez Kassam, à la tête d’Anson Funds, un hedge fund qui investit dans ces sociétés . Les Américains voient toute la frénésie qui entoure le cannabis, et ils sont très gourmands. ” Voyant la menace arriver, Canopy ” a pris les choses en mains “, affirme Jordan Sinclair. Fin juin, la compagnie a finalisé un accord avec Acreage Holdings, un des leaders du secteur aux Etats-Unis, lui donnant le droit d’acquérir la société américaine pour quelques milliards de dollars… une fois que la légalisation sera devenue réalité. ” Cela nous donnera la possibilité d’entrer rapidement aux Etats-Unis, dès que cela sera possible. Nous ne faisons pas que regarder, nous voulons faire partie du jeu. ”

Plongée chez Canopy Growth, leader mondial du cannabis
© Photos : BelgaImage

Cotées en Bourse

Un jeu auquel le fondateur de Canopy ne participera pas. Bruce Linton a été débarqué de son poste de co-PDG début juillet, peu après l’annonce de pertes plus importantes qu’anticipées. Beaucoup y voient la main du géant américain des boissons alcoolisées Constellation Brands qui détient 38% de Canopy – et contrôle son conseil d’administration – depuis qu’il y a investi 5 milliards de dollars. La preuve que les marchés deviennent impatients, et que plusieurs sociétés canadiennes sont en fait gérées depuis les Etats-Unis. Brendan Kennedy, le patron de Tilray, est Américain et basé à Seattle. Le fabricant de cigarettes Altria détient 45% de Cronos.

Devenu le poumon financier du cannabis, le Canada entend bien le rester. Les Bourses profitent à fond de cet engouement, rappelant à certains la bulle internet de la fin des années 1990. Les grandes sociétés canadiennes sont cotées à la Toronto Stock Exchange (TSX) – même si la plupart d’entre elles ont une double cotation aux Etats-Unis. Signe de sa montée en puissance, Canopy a intégré en avril l’indice S&P/TSX 60, qui regroupe les grandes sociétés de la place.

A Smiths Falls, Canopy Growth a doublé la superficie de son usine, y employant 1.300 personnes. La société est aujourd'hui valorisée à 12 milliards d'euros.
A Smiths Falls, Canopy Growth a doublé la superficie de son usine, y employant 1.300 personnes. La société est aujourd’hui valorisée à 12 milliards d’euros.© Photos : BelgaImage

A quelques minutes à pied de la TSX, une autre Bourse s’est métamorphosée grâce au cannabis. Plus petite, spécialisée dans les start-up, la Canadian Securities Exchange (CSE) a eu l’audace dès 2014 de coter de jeunes sociétés qui attendaient encore des permis de production. Parmi elles : Aurora Cannabis, numéro 2 du secteur aujourd’hui. La Bourse ouvre aussi ses portes aux sociétés américaines qui ne peuvent se faire coter aux Etats-Unis. Aujourd’hui, la CSE compte plus de 160 sociétés de cannabis. Et pour faire face à la demande, elle a déménagé dans des bureaux deux fois plus grands au 72e étage d’une tour de Bay Street, le quartier financier de Toronto.

” Ce serait mentir de dire que nous avions tout prévu. Mais il est évident que le cannabis nous a donné un second souffle, s’exclame le PDG de CSE, Richard Carleton . On est en train de participer à l’essor d’une nouvelle économie, pas seulement au Canada, mais au niveau mondial. C’est quand même fantastique ! ” Qu’un patron de Bourse fasse cause commune avec les fumeurs de joints, voilà quelque chose que le Premier ministre canadien Justin Trudeau n’avait certainement pas anticipé…

Par Olivier Monnier

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