Malade mais fidèle au poste…

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L’absentéisme monopolise bien des responsables RH. Pourtant, les entreprises sont aussi confrontées au phénomène inverse : le surprésentéisme. Près d’un salarié sur deux n’oserait pas prendre congé lorsqu’il est souffrant.

“Un matin, je suis arrivée au boulot avec une petite mine, explique Nathalie, employée au service Finances d’une administration publique wallonne. Je n’avais pas de fièvre mais présentais un état grippal : mal partout, nez qui coule, gorge qui pique. Pas en forme mais pas assez malade pour rester chez moi.” Fière d’être à son poste malgré tout, Nathalie ne s’attend pas à cette remarque d’une collègue : “Pourquoi tu n’es pas restée chez toi, tu vas nous contaminer !”

L’absentéisme mène souvent la vie dure à certaines entreprises et administrations publiques. Pourtant, les patrons et responsables des ressources humaines sont régulièrement confrontés au phénomène inverse : le surprésentéisme, c’est-à-dire le fait pour une personne d’être au boulot même en étant malade. A ne pas confondre avec le présentéisme qui signifie faire acte de présence même lorsqu’on n’a rien à faire, juste pour “faire ses heures”, parce que la charge de travail est trop mince, par paresse ou par mécontentement.

Le sociologue français Denis Monneuse est l’auteur d’un ouvrage intitulé Surprésentéisme – travailler malgré la maladie. Il mentionne, d’après une étude de la Fondation de Dublin, que près de 40 % des salariés européens sont allé travailler malades au moins un jour dans l’année. En Belgique, la proportion serait même de 50 %. Le phénomène concerne tant l’employé qui craint de perdre son travail que le dirigeant qui ne parvient pas à lâcher prise. “Je réalisais une enquête sur l’absentéisme et le surprésentéisme m’est apparu comme un thème tout aussi intéressant, commente le sociologue. De nombreux employés et employeurs m’en ont parlé, ainsi que des médecins.”

Le contrôle social compte parmi les explications à ce phénomène. “Dans certaines structures, il existe une suspicion par rapport à l’arrêt de travail”, poursuit Denis Monneuse. L’employé malade qui n’ose prendre congé craint pour sa part d’éventuelles rumeurs concernant ses aptitudes et sa résistance. Il souhaite encore montrer son implication à la tâche, apparaître comme quelqu’un de consciencieux et motivé.” A ce type de profil s’ajoutent le travailleur passionné, l’indépendant soucieux de voir fléchir son chiffre d’affaires et l’employé “solidaire” qui entretient un lien très fort avec ses clients ou ses patients (le médecin en est l’exemple-type).

Risques d’erreurs et irritabilité Pourtant, ce surprésentéisme peut avoir des conséquences néfastes tant pour la personne que pour la structure professionnelle. “Toutes les études médicales montrent qu’à long terme, le surprésentéisme entraîne une détérioration de l’état de santé du travailleur, poursuit le sociologue. Une grippe non soignée, par exemple, fragilise l’état général de la personne et peut conduire à une pneumonie.” Sans parler des risques de dépression et de burn-out. Ainsi que du danger d’une épidémie au sein de l’entreprise.

Pas facile, cela dit, pour la direction et les responsables RH de bien communiquer sur le sujet. Bien des managers évitent d’aborder la question par peur de favoriser… l’absentéisme. “On ne parle de ce sujet qu’en période d’épidémie, ajoute Denis Monneuse. Les entreprises ne voient souvent qu’à court terme les avantages d’avoir des salariés fidèles au poste quoi qu’il arrive. Mais c’est un mauvais calcul.” Un collaborateur malade est en effet moins productif et moins concentré. Il risque donc de faire davantage d’erreurs et son irritabilité peut créer des tensions.

“En tant qu’employeur, il faut toujours identifier les gens fatigués, commente Olivier Willocx, administrateur délégué de Beci. Il m’est déjà arrivé de dire à un collaborateur : ‘Tu n’irais pas dormir, toi ?’ J’observe que les jeunes stagiaires sont très enthousiastes ; ils travaillent beaucoup, continuent à sortir comme quand ils étaient étudiants mais ne tiennent pas la cadence. Ce n’est pas toujours l’hyperactivité qui pose problème. C’est assez normal pour un homme de 36 ans de travailler 38 heures par semaine. Par contre, si son enfant de deux ans ne fait toujours pas ses nuits ou s’il subit un divorce…. Ou encore s’il s’ennuie au boulot, tout simplement, le poids de la fatigue peut réellement se faire sentir. On peut souffrir d’un burn-out sans être débordé de travail. C’est quand les choses n’ont plus de sens que l’on perd pied.”

Prévoir des plans B D’où l’importance pour un patron d’être à l’écoute de son personnel. C’est aussi l’attitude privilégiée par Jean, chef de service au sein d’une administration publique wallonne. “C’est parfois délicat de dire à quelqu’un qu’il vaudrait mieux qu’il prenne quelques jours de congé, note Jean. Je sais que je peux le dire à certains, mais que d’autres auront tendance à exagérer, à prendre plus de temps de repos que nécessaire. Je communique donc au cas par cas. Je privilégie d’ailleurs les entretiens individuels réguliers pour savoir si tel ou tel collègue a trop ou pas assez de travail, s’il se sent bien dans sa vie, s’il parvient à tout gérer.”

Pour ce chef de service, le surprésentéisme peut aussi signifier une mauvaise organisation personnelle de l’employé ou une mauvaise répartition du travail au sein de l’équipe. “Certaines personnes exercent une fonction tellement spécifique qu’elles ne peuvent être remplacées ; si elles s’absentent, tout le service est pénalisé, poursuit-il. Et lorsqu’elles reviennent, elles ont deux fois plus de boulot. C’est donc important de prévoir des plans B au sein d’une équipe. Je veille pour ma part à mettre en place des binômes pour une même fonction.”

Jean admet que le département Ressources humaines de son administration n’a jamais diffusé de directive particulière pour gérer le surprésentéisme. “Non, je n’ai jamais entendu de recommandation à ce niveau, continue Jean. On nous parle bien plus d’absentéisme.” La question du présentéisme n’est pas davantage abordée ; il est normal pour beaucoup d’attendre sans rien faire que la journée se passe, entre deux pointages. “C’est une question de mentalité ; il est plus facile de vérifier les heures prestées que la quantité et la qualité du travail accompli, complète le fonctionnaire. Quelqu’un qui bosse bien mais qui arrive en retard aura plus de problèmes que celui qui vient à l’heure mais qui ne fait rien de ses journées. Or, prenons l’exemple d’un balayeur : si les rues de son secteur sont bien balayées, quelle importance qu’il effectue son travail en quatre heures ou en six heures ?”

Olivier Willocx suggère un autre exemple, dans le secteur privé. “Un manager d’entreprise découvre qu’un de ses commerciaux prend 60 jours de congés par an ; des collègues râlent. Mais ce patron réalise dans le même temps que ce même commercial draine 60 % des ventes à lui tout seul. Et on se demande s’il mérite son salaire…” Dans bien des structures, celui qui ose partir à 17 heures recevra des regards inquisiteurs de la part de collègues qui pourtant n’ont plus rien à faire et rêvent eux aussi de rentrer chez eux. Cette mentalité serait davantage présente en Europe qu’aux Etats-Unis. “Chez nous, on confond encore trop souvent temps de travail et performance”, note Denis Monneuse.

Tenir compte du présentéisme comme du surprésentéisme constitue donc une saine gestion des ressources humaines. “C’est une preuve de reconnaissance d’un patron à l’égard de son personnel, conclut Denis Monneuse. Cette dimension humaine est essentielle. Il en va de la bonne santé de l’entreprise et de la société en général.”

ANNE-CÉCILE HUWART

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