Les 5 atouts d’un management “durable”

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Dès l’an prochain, les entreprises européennes devront détailler leur politique de durabilité dans un rapport annuel. Une charge administrative de plus ? Non, un vrai levier d’innovation et de gain de compétitivité.

Développement durable, personne ne peut éviter ce concept à la mode. Et certainement pas les entreprises. Toutes les sociétés du Bel 20 prennent en effet le soin de décrire leurs actions en la matière dans leur rapport annuel. Une initiative spontanée et qui deviendra une obligation à partir de 2017, en vertu d’une directive européenne. Celle-ci impose aux entreprises de plus de 500 personnes de réaliser un rapport annuel non financier, recensant leurs actions en matière environnementale, sociale, de droits de l’homme et de lutte contre la corruption.

“Ces rapports existent déjà, en effet, mais ils restent très marginaux, explique Pierre Bastien, principal chez Roland Berger. Ils présentent quelques actions de tri de déchets ou d’économie d’énergie. C’est sympathique mais cela reste finalement assez anecdotique. Ce n’est pas cela qui va transformer le business model d’une entreprise.” L’avancée en la matière viendra d’une certaine standardisation européenne qui facilitera la comparaison entre les acteurs, qui permettra de distinguer le green washing des réelles évolutions durables. “Il ne faut pas regarder cela comme une charge administrative de plus mais comme un levier d’innovations”, affirme Pierre Bastien. “La législation est nécessaire pour faire progresser les lignes, renchérit Pierre Mottet, président d’IBA. Nous l’avons connu avec la présence des femmes dans les conseils d’administration. Au départ, j’étais un peu sceptique face à cette obligation. Comme nous devions le faire, nous avons agi en ce sens et maintenant je suis sincèrement ravi de l’apport des femmes dans notre conseil.” Très sensibilisé par ces enjeux, Pierre Mottet a récemment créé le fonds SE’n’SE pour soutenir les start-up actives dans les domaines environnementaux.

La banque Morgan Stanley a passé au crible les résultats de 400 grandes entreprises américaines sur 25 ans. Elle constate un retour économique supérieur (+2 %) pour les sociétés les mieux classées en matière environnementale et sociale. Le premier intérêt d’un management durable est de doper la compétitivité à l’export, confirme une enquête auprès des membres du pôle de compétitivité wallon Greenwin (technologies vertes). Un management durable bien pensé peut donc faire gagner les entreprises, et cela sur plusieurs tableaux :

1. Des entreprises plus innovantes. La recherche d’avancées durables pousse à l’élaboration de produits innovants, susceptibles de donner un coup d’avance sur la concurrence. Ainsi, the Clay & Paint company (Liège) a mis au point une peinture murale sans composés organiques volatils (COV) ; Derbigum (Perwez) développe des membranes d’étanchéité entièrement végétales ; Realco (Louvain-la-Neuve) propose des détergents à base d’enzymes naturelles ; ou, dans une tout autre dimension, Total a investi dans les alternatives au pétrole, au point de devenir le n°2 mondial de l’énergie photovoltaïque. “Le rachat récent de Lampiris s’inscrit dans cette démarche de repositionnement de Total, analyse Pierre Bastien. Cela modifie l’image du groupe, alors que ses principaux concurrents comme Shell ou BP sont absents de ces marchés.” La publication de rapports annuels comparables retraçant les efforts sociétaux et environnementaux peut donc procurer un avantage intéressant au groupe français, qui a pris une longueur d’avance sur les autres pétroliers.

Le souci de durabilité peut conduire jusqu’à une révision totale du mode de production ou au développement de nouvelles activités qui peuvent devenir des relais de croissance. “Dans des firmes comme Solvay ou BASF, c’est bien simple : une innovation ne sera plus développée si l’on n’a pas démontré, en amont, sa durabilité”, confie Corine Petry, porte-parole de la fédération Essenscia. En d’autres termes, les innovations seront durables ou ne seront pas. Pierre Bastien cite lui l’exemple d’Interface Flooring, une firme qui récupère les moquettes usagées et parvient à les réutiliser pour en produire de nouvelles. ” Nous sommes en plein dans une logique circulaire, précise le consultant de Roland Berger. Cela peut séduire certains clients. Et ça peut surtout les fidéliser car la firme vous débarrasse de déchets encombrants en récupérant l’ancienne moquette. Dans une économie où la différence se fait par l’innovation, la dimension sociétale et durable devient vraiment essentielle pour les entreprises.”

2. Un fonctionnement moins coûteux. Une plus grande efficacité énergétique, une meilleure gestion de l’eau et, plus largement, la lutte contre le gaspillage réduisent évidemment les coûts de fonctionnement d’une entreprise. Mais il s’agit là des éléments basiques d’une démarche durable. La recherche de solution naturelle permet aussi de compenser à terme le coût et la rareté de certaines matières premières. C’est évident pour le secteur énergétique mais aussi pour celui de la téléphonie, des ordinateurs ou de l’automobile, gros consommateurs de lithium. Celui qui mettra au point des alternatives ou du recyclage efficace pour les batteries aura de gigantesques marchés devant lui.

Dans d’autres cas, les matières ne sont pas forcément coûteuses mais polluantes. C’est pourquoi des pans entiers de la chimie se reconvertissent et que l’industrie pharmaceutique, multiplie les recherches de mise au point de médicaments à base de fibre végétale plutôt que de substances chimiques, dont les résidus se retrouvent dans les eaux usées. Ici aussi, aboutir avant les autres apporte un réel atout concurrentiel. “Chez GSK, la réflexion s’étend jusqu’aux emballages des vaccins destinés à l’exportation, ajoute Corine Petry. La paroi des emballages est plus ou moins fine, selon le poids et la destination des vaccins. Cela permet d’économiser de la matière première et d’expédier plus de vaccins par colisage.”

3. Un personnel plus motivé. A l’heure où nombre d’entreprises peinent à recruter des travailleurs qualifiés, l’investissement dans le développement durable peut constituer un bel hameçon. “Les jeunes diplômés de la génération Y sont moins préoccupés par le montant de leur salaire, constate Isabelle Damoisaux-Delnoy, responsable de la communication du pôle Greenwin. Ils sont prêts à être un peu moins payés s’ils sentent qu’ils oeuvrent pour un objectif durable. Ils ont envie de contribuer à changer le monde.”

Pierre Mottet a pu le constater à propos d’IBA : l’entreprise avait invité tout le personnel un midi à une réflexion sur les enjeux de durabilité. “La participation fut très importante et cela a lancé des actions en matière de déchets, de mobilité et d’autres, explique-t-il. Parallèlement, nous avons élaboré un plan stratégique dans une perspective plus globale. Désormais, l’entreprise ne doit pas seulement servir ses clients, ses actionnaires et son personnel mais aussi l’environnement et la société. Les cinq axes sont importants.” Ces éléments sont mis en avant par IBA qui compte engager 400 personnes supplémentaires. “Les jeunes, et les moins jeunes d’ailleurs, ne sont pas schizophrènes, ils recherchent un projet professionnel en phase avec leurs valeurs”, résume Pierre Mottet. ” L’implication des entreprises dans l’amélioration de la qualité de la vie et de la société en général est souvent déterminante dans le choix des jeunes chercheurs, confirme Corine Petry. Prévoir des plans de mobilité douce ou des facilités pour le télétravail séduit les jeunes travailleurs.”

4. Une image de marque redorée. La libéralisation de l’énergie l’a montré, les comparatifs “verts” influencent le comportement d’une partie des consommateurs. L’approche pourrait se généraliser pour autant que les informations contenues dans les rapports annuels non financiers soient effectivement perçues comme crédibles. ” Il y a moyen de gagner des parts de marché tout en vendant plus cher”, dit Pierre Bastien. Tant chez Greenwin que chez Essenscia, on invite à la prudence à ce propos. “Le prix reste quand même déterminant pour la grande majorité des consommateurs”, assure Corine Petry. “C’est flagrant dans l’agriculture, ajoute Isabelle Damoisaux-Delnoy. Le marché est cassé par les prix très bas de produits importés. Une image éco-innovante ne suffit pas toujours pour concurrencer cela.”

5. Un financement plus accessible. “Les entreprises écologiquement les plus sûres se financent à moindre coût auprès des banques”, affirme Pierre Bastien. Ce n’est pas que les institutions financières soient devenues des chantres du développement durable mais simplement qu’elles procèdent à des analyses de risques. Rappelons-nous le récent Dieselgate : des faiblesses dans la politique environnementale peuvent coûter très cher en amendes, en indemnisations ou plus simplement en bad buzz pour l’entreprise. “Un actionnaire ou une banque injectera plus facilement de l’argent dans une entreprise disposant d’un bon rating écologique car elle est a priori moins exposée aux risques de scandale environnemental “, résume Pierre Bastien. D’où l’intérêt d’informations réglementées en la matière, qui puissent être validées par des organismes indépendants comme c’est le cas pour les informations financières. Le propos mérite toutefois d’être nuancé par les résultats de l’étude de Greenwin auprès de ses membres. Celle-ci indique en effet que la frilosité des banques et des actionnaires constitue le premier frein à l’évolution des entreprises vers un fonctionnement plus durable.

Les trois obstacles de l’entreprise durable

Tout cela, c’est bien beau. Mais le passage à des entreprises plus soucieuses de leurs responsabilités sociétales se heurte à quelques obstacles. Pointons-en trois en plus des hésitations des financiers évoquées ci-dessus :

1. Les incohérences des pouvoirs publics. Officiellement, tous les dirigeants politiques défendent une économie plus verte. Dans la pratique, ils n’agissent pas toujours en ce sens. Isabelle Damoisaux-Delnoy regrette ainsi que les marchés publics oublient trop souvent d’accorder un petit bonus aux avancées environnementales lors de la comparaison des offres. “Sans directive claire en ce sens, les commanditaires publics restent extrêmement traditionnalistes, confie- t-elle. Rien n’est fait, par exemple, pour permettre aux plateformes d’étanchéité 100 % végétales de Derbigum de s’insérer facilement dans les marchés publics.”

Cette même entreprise bute par ailleurs sur des règles qui varient d’un pays à l’autre, voire d’un département ou d’une région à l’autre. En Wallonie, Derbigum peut récupérer les déchets de toitures pour les recycler mais en France, ces mêmes déchets sont considérés comme dangereux dans certains départements… “C’est vraiment regrettable à l’heure où tout le monde parle d’économie circulaire”, déplore la porte-parole de Greenwin.

2. Le reste du monde. A quoi cela sert-il de produire ” mieux” en Europe si nous importons des tonnes de produits polluants ? C’est l’inquiétude de Pierre Mottet face à la nouvelle directive européenne en matière de reporting. “Il ne faudrait pas qu’une même entreprise soit propre en Europe mais aille polluer ailleurs et réimporte ensuite le produit”, dit-il. Il plaide dès lors pour que les comparaisons et labels soient liés aux produits plus qu’à la société productrice.

3. Le manque de main-d’oeuvre formée. Quand elles hésitent à s’aventurer sur le chemin d’une économie plus durable, les entreprises mettent volontiers l’accent sur la difficulté de trouver le personnel qualifié. Pour y répondre, le pôle Greenwin a lancé le projet Greenskills, destiné à la formation à ces métiers émergents. Greenskills s’adresse également aux CEO et aux patrons de PME qui ont besoin d’un accompagnement professionnel pour faire évoluer leur entreprise vers une logique de management durable ou pour s’inscrire dans un scénario d’économie circulaire.

EN 2007, FORTIS ÉTAIT JUGÉ TRÈS DURABLE…

Les rapports “Développement durable” existent déjà depuis plusieurs années. Ils ont même leur award du meilleur rapport, décerné par l’Institut des réviseurs d’entreprise. Ce dernier salue l’arrivée de la législation européenne et espère que cela contribuera à généraliser le recours à une assurance externe. En 2015, seul un tiers des participants à l’award de l’IRE avaient soumis leur rapport à un regard externe. Ce qui, reconnaissaient les organisateurs, constituait une réelle lacune au niveau de la fiabilité des résultats.

“Ces rapports ne sont pas des outils magiques mais ils constituent d’intéressants instruments de progrès, commente Benoît Derenne, directeur de la Fondation pour les générations futures. Ils n’ont cependant de sens que s’ils s’attardent vraiment sur le coeur de métier de l’entreprise.” Exemple caricatural : Fortis a reçu la récompense du meilleur rapport de Développement durable en 2007, soit quelques mois avant son effondrement. Le jury saluait alors le fait que le rapport “détaille l’impact des activités de Fortis, notamment en matière de fonds d’investissement, sur sa responsabilité sociétale”. Tout cela était effectivement très durable…

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