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Le temps de travail, nouvelle source d’inégalités

Le sujet est à la mode, à tel point qu’il s’est même invité au contrôle budgétaire – sans aucune raison évidente. Kris Peeters (CD&V) a en effet profité de l’annonce des mesures budgétaires faite par le gouvernement fédéral pour confirmer son plan sur le ” travail faisable ” visant à mieux répartir le temps de travail des salariés.

Idée générale : annualiser le temps de travail afin de ne plus devoir s’en tenir strictement aux 38 heures par semaine, le tout assorti d’un quota annuel de 100 heures supplémentaires que le travailleur pourra choisir de se faire payer ou de capitaliser sur un ” compte-carrière ” exploitable pour des congés futurs. Ce cadre correspondrait à une évolution de société : non seulement la technologie permet et incite à davantage de flexibilité que par le passé, mais en outre cette flexibilité est rendue nécessaire par un modèle familial qui a radicalement changé par rapport au siècle dernier (deux parents qui travaillent ou familles monoparentales avec garde alternée).

L’intention est louable. Mais les syndicats montent évidemment au créneau en dénonçant une flexibilité élaborée au seul profit de l’employeur. Impossible de se positionner à ce stade : il nous faudra des précisions sur la mise en pratique de ces mesures, attendues pour l’été. Mais au-delà de ces questions de plomberie, on est en droit de s’interroger sur la notion même de temps de travail – fut-il de 38 heures par semaine ou de 38 heures par semaine en moyenne. Certes, dans la plupart des grandes entreprises, en particulier celles qui font appel à de la main-d’oeuvre ouvrière, ces horaires sont respectés à la lettre. Mais faites le compte dans votre entourage : qui preste exactement 38 heures par semaine ? Dans les PME, les entreprises de services, la consultance, les bureaux d’étude, d’avocats, qui compte réellement ses heures ? Quel cadre oserait le faire ?

Le travail n’est pas un moyen mais une fin. Il donne un statut, il est une activité intellectuelle et sociale prépondérante.

Alors que ce bon vieux Keynes prédisait en 1930 qu’un siècle plus tard, la technologie allait permettre à chacun de ne travailler plus que 15 heures par semaine pour un niveau de vie plus élevé encore que celui de l’époque, force est de constater que les choses ne se sont pas passées exactement de la sorte. Certes, le progrès technique a permis de réduire le temps de travail d’environ 60 heures par semaine en moyenne au début du 20e siècle à environ 40 heures dans les années 1950, et la tendance s’est encore poursuivie ensuite. Mais cette réduction ne s’est pas faite de façon équitable. Volontairement ou non, les travailleurs du bas de l’échelle sociale ont travaillé de moins en moins d’heures, pour des salaires de plus en plus faibles. Et à l’autre bout du prisme social, les travailleurs qualifiés ont, volontairement ou non, abattu de plus en plus d’heures de travail pour des salaires de plus en plus élevés. L’arrivée des femmes sur le marché du travail n’a pas freiné le mouvement. Ceux qui croyaient que le modèle du mâle travaillant 50 heures par semaine pour subvenir aux besoins de femme et enfants allait se muer en un modèle de couple équilibré, chacun travaillant environ 35 heures par semaine afin de pouvoir partager équitablement les tâches ménagères se sont fourré le doigt dans l’oeil. Dans les familles où les deux parents travaillent, c’est souvent 40, 50 ou même 60 heures chacun. Mais avec la capacité financière de déléguer une bonne partie des tâches ménagères et la garde des enfants après l’école – ce qui polarise encore un peu plus la société.

Pour ceux-là, le travail n’est plus un moyen, mais une fin. Il donne un statut, il est une activité intellectuelle et sociale prépondérante où se tissent aussi des liens d’amitié, au détriment de ceux que l’on créait par le passé dans son voisinage. Pour construire sa carrière et donc se construire, il faut se rendre indispensable, et pour se rendre indispensable, il faut travailler beaucoup. Si certains s’épanouissent dans ce modèle, pour d’autres, c’est devenu un piège. Un piège de luxe comparé à celui dans lequel s’embourbent les chômeurs et les travailleurs précarisés, mais un piège tout de même. Le plan de Kris Peeters ne réglera probablement ni l’un ni l’autre. Mais il participe, comme le système de congé parental largement utilisé, à un assouplissement du cadre de travail auquel tous les travailleurs aspirent sans doute.

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