Le piratage: vraie plaie ou épouvantail?

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Depuis des années maintenant, le piratage est présenté comme le fléau de notre siècle, celui par qui le malheur arrive, plongeant les artistes dans la misère, faisant couler les maisons de disques, les studios de cinéma et de télévision, et tirant vers le bas toute l’industrie culturelle. Mais derrière l’épouvantail, quel est vraiment le tort causé par le piratage?

Dix-neuf janvier 2012. La planète Internet est prise d’effroi lorsque le site MegaUpload, réputé pour abriter des milliers de fichiers illégaux (films, musiques, séries TV, logiciels), est fermé par le département de la Justice des Etats-Unis. L’assaut est brutal, inattendu et d’une efficacité redoutable. Tandis que nos voisins français tentent péniblement de lutter contre le piratage avec la loi Hadopi, aujourd’hui en sursis, les Etats-Unis montrent une fois encore leurs capacités à exploser les conventions pour atteindre leur objectif. Un an plus tard, le fondateur de MegaUpload, le sulfureux Kim Dotcom, a relancé une nouvelle plateforme (baptisée Mega), beaucoup moins utilisée par les internautes en raison des risques de fermeture qui pèsent sur elle. Reste que le téléchargement illégal ne s’est pas calmé pour autant, il a simplement adopté une forme plus difficile à contenir et plus sourde. Mais ce piratage que tous les artistes et patrons de studio déplorent et accusent est-il réellement si nocif et pernicieux ? De Charybde en Scylla ? Ce qui est le plus délicat aujourd’hui, c’est qu’il est difficile pour le consommateur moyen d’entendre les arguments des détracteurs et des défenseurs du téléchargement (légal ou pas), la cacophonie étant totale, chacun essayant de noyer le discours de l’autre sous une avalanche de chiffres et d’études contradictoires. Dans ces conditions, impossible de savoir concrètement les conséquences réelles du piratage sur l’industrie culturelle, d’autant que de multiples études officielles démontrent qu’il n’y a pas d’effet négatif concret du piratage sur la consommation. C’est ce que révèle, par exemple, une étude financée par la Commission européenne et réalisée par l’Institut pour les études prospectives technologiques situé à Séville (Espagne), et dont la conclusion fait grincer quelques dents : le téléchargement illégal de musique n’a pas d’incidence négative sur la consommation légale, et peut même avoir un léger effet positif, moins important cependant que celui engendré par le streaming légal. “Les résultats de notre étude suggèrent que la majorité de la musique consommée illégalement par les particuliers dans notre échantillon n’aurait pas été achetée légalement si les sites de téléchargement illégaux ne leur avaient pas été disponibles, expliquent Luis Aguiar et Bertin Martens, les auteurs de l’étude. Nos conclusions suggèrent que le piratage de musique ne devrait pas être vu comme un sujet d’inquiétude croissant pour les titulaires de droits d’auteur dans l’ère numérique.” Passer sous silence Le “défaut” d’une étude de cet acabit, c’est que les conclusions sont aux antipodes du message que délivrent et martèlent en continu les majors et studios. Et pourtant, elles sont de plus en plus nombreuses à abonder dans ce sens. A l’image du chercheur Patrick Waelbroeck, au sortir d’une étude sur la question menée en 2011 et dans laquelle il affirme que “les internautes déclarant un usage illicite ont une dépense [de biens culturels] légèrement supérieure à la moyenne”. Même combat en Allemagne, où le très sérieux cabinet GfK a vu une de ses études enterrée car elle démontrait que les utilisateurs de sites pirates allaient plus souvent au cinéma et achetaient plus de DVD que les autres ! Mais de là à en conclure, comme le font trop souvent les partisans du téléchargement illégal, que ceux qui piratent le plus consomment le plus, il y a un pas qu’il serait cavalier de franchir. Une valse à trois temps Pour ajouter de l’agitation au chaos, tous les acteurs ne sont pas forcément d’accord entre eux ! Ainsi, de plus en plus d’artistes (à l’image de Nine Inch Nails) optent pour une diffusion de leurs oeuvres en vente directe sur Internet, sans passer par la case “maison de production”, ce qui leur permet d’améliorer leur marge. Du côté des majors, certains voient aussi le piratage d’un très bon oeil. C’est le cas de Michael Lombardo, président de la programmation de la chaîne américaine HBO, qui profite actuellement de l’immense succès de la série Game of Thrones : “Je ne devrais probablement pas dire ça, mais que notre série soit autant piratée est un compliment ! La demande est là, et ça n’impacte pas négativement les ventes de DVD. En réalité, le piratage est quelque chose qui accompagne le fait d’avoir une série extrêmement populaire sur une chaîne par abonnement”. Côté pirates, on affirme que le problème est principalement celui des délais trop longs entre la diffusion américaine et européenne des séries à succès. Résultat des courses, le suspense est ruiné pour le consommateur européen, car si les épisodes n’arrivent pas, l’information, elle, finit toujours par arriver. C’était une fois de plus le cas la semaine passée, avec l’annonce sur Facebook de la conclusion de la série à succès How I Met Your Mother, alors que l’Europe est à la traîne d’une saison complète : huit ans de suspense purement et simplement gâchés. En conséquence, les fans piratent sur le Net la version US dès le lendemain de sa diffusion outre-Atlantique.

Au final, une certitude demeure : si la culture est en crise, ce n’est pas la faute exclusive du piratage, mais aussi d’un défaut d’adaptation de l’offre à la demande. S’il fallait désigner un premier coupable, nous serions tentés de pointer du doigt la révolution numérique à l’oeuvre depuis plusieurs années. Les maisons de disques et les studios refusent de l’admettre, mais ils vendent toujours beaucoup de disques et remplissent toujours beaucoup les salles de cinéma. Ils souffrent néanmoins, c’est certain, puisque les ventes physiques (CD et DVD) mondiales ont accusé une chute de 11,9 % à 363,7 millions d’euros sur l’année 2012. Les raisons de ce désamour résident peut-être dans leur refus d’adopter un modèle économique repensé et dans l’air du temps, reposant sur le streaming, la VOD, la vente en ligne et le dématérialisé, qui ont progressé de 13 %, à 125 millions d’euros. Malheureusement ces modèles ont moins besoin d’intermédiaires, que sont les maisons de production. Dès lors, la révolution est en marche, et l’homme est rarement revenu en arrière. Aussi, et plutôt que de combattre le futur, il est temps de l’accompagner et de tirer du téléchargement les profits qui ne demandent qu’à germer, avant qu’ils ne trouvent leurs propres voies.

THOMAS DEBELLE ET BENOÎT DUPONT

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