Le paradigme du ” méta-luxe ” ou la culture de l’excellence

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Une nouvelle appellation vient de rejoindre le régiment des variantes existantes autour du luxe et de sa signification. En isolant une nouvelle catégorie de luxe, le ” méta-luxe ” défie les conceptions courantes du savoir-faire, du prix, de l’expansion et de la profitabilité, liées à l’idée la plus répandue du luxe. Méta-luxe : un néologisme à décoder hic et nunc !

Après “high luxury”, “vrai luxe”, “masstige”, “über-luxe”, “luxe accessible”, “luxe premium”, voici donc “méta-luxe”, une nouvelle appellation qui se rapporte, en substance, à des marques ou produits pour lesquels le rapport créateur-connaisseur se substitue à celui, traditionnel, de producteur-consommateur.

Explications avec un des inventeurs du terme, Manfredi Ricca qui a écrit un livre sur le sujet avec Rebecca Robbins. Tous deux spécialistes de l’étude des marques, les auteurs se sont particulièrement penchés sur les enseignes de luxe. Et, constatant la dilution de la signification de ce terme omniprésent aujourd’hui, ils ont cherché à en retrouver le territoire original et authentique -le luxe au-delà du luxe – pour en rendre compte dans ce livre Meta-Luxury : brands and the culture of excellence, édité par Interbrand, le groupe de conseil en marques auquel ils appartiennent.

Luxe provient du mot latin luxus et non lux. Si ce dernier signifie “lumière”, le premier a eu plusieurs significations qu’il est intéressant de rapprocher aujourd’hui. Deux auteurs du 1er siècle avant Jésus-Christ l’évoquent : pour Virgile, luxus signifie somptuosité, ma-gnificence ou éclat déployé, mais pour Salluste, le même mot renvoie à excès, dérèglement des m£urs, ou recherche excessive du plaisir…

Méta-luxe, un néologisme à décoder au présent donc, à la fois comme culture et comme business model. Mais quelques préliminaires, d’abord.

De la maroquinerie aux détergents
Comme en période de crise c’est le tout haut de gamme qui semble souffrir le moins, nombreux sont ceux qui recourent au terme “luxe” pour positionner leurs marques ou produits dans une catégorie qu’ils ne méritent pas forcément. L’espoir secret est de passer ainsi entre les mailles du fiasco économique et financier que nous connaissons dans nombre de secteurs depuis la fin de la décennie passée.

De la maroquinerie à la mode en passant par l’automobile, l’horlogerie, les vins mousseux, voire les produits de vaisselle, tout le monde s’y met : le luxe est tombé dans le domaine grand public et s’utilise indifféremment dans un hôtel trois étoiles ou dans un palace. N’est trompé que qui veut l’être. Mais à la longue le recours massif au terme “luxe”, dépouillé de ses connotations de rareté, unicité, exclusivité, qualité, etc., le rendra un jour synonyme de “populaire”, voire de “vulgaire”. Pour certains, c’est fait depuis longtemps. Voyez les produits Pierre Cardin…

Entre mépris et engouement, voyez aussi ce qui se passe avec ce que certains observateurs ont qualifié de “masstige” : un néologisme lui aussi, né de la contraction des termes mass market et prestige . Masstige réfère à la fois à des articles de prestige produits en masse (un flacon d’eau de toilette d’une grande maison, par exemple) et à des produits de masse dessinés par un créateur pointu (H&M et Maison Martin Margiela par exemple).

Le mot “luxe” utilisé à toutes les sauces a donné naissance à plusieurs variantes dès le début du siècle en cours – bien avant le début de la crise de 2008, donc – pour qui voulait se distinguer de la plèbe des produits cheap ou des labels bas de gamme qui avaient déjà tendance à recourir au mot magique. Mais, en fin de compte, les “vrai luxe”, “über-luxe”, “luxe accessible”, “luxe premium”, etc. étaient autant de symptômes dénonçant que le mot luxe ne se suffisait plus à lui-même et ne voulait donc plus dire grand-chose.

Sans définition précise du type de produit pouvant se réclamer du label “luxe”, il existait pourtant jusque dans les années 1970 – l’exception confirmant la règle – un consensus autour de l’appartenance légitime d’un certain nombre de maisons à cette bulle du haut de gamme. Le prix, la réputation, la rareté, l’excellence entraient en ligne de compte. Un prix élevé pouvait et peut encore être nécessaire pour tel ou tel type de produit, mais aujourd’hui il n’est plus suffisant pour appartenir à la catégorie supérieure. Loin de là ! Car entre-temps, la signification du mot “luxe” est devenue élastique. Elle a été déformée à l’envi. Le mot lui-même a été surexposé, dilué et souvent vidé de tout sens.

Déserter le luxe
Certains grands noms se désolidarisent dès lors ouvertement du bataillon du luxe. Selon Ricca, il y a quelques années déjà, Jean-Louis Dumas avait été l’un des premiers à déclarer à propos d’Hermès : “We’re not in the business of luxury”. Et, lors d’un séminaire sur le Luxury Management organisé, en présence de Manfredi Ricca, à Bruxelles par le Belgian Luxury Circle ( lire notre encadré “Le luxe indigène”), Remy Schepens, le patron de Vitra en Belgique – une entreprise qui édite des sièges et du mobilier de bureau dessinés par les plus grands designers du siècle dernier et en cours -, avait souligné que sa maison ne se considérait pas du tout active, elle non plus, dans le domaine du luxe. Autre exemple encore, Pierre Degand, le patron de la maison de vêtements de qualité pour hommes a, de son côté, demandé un jour à un magazine de supprimer le mot “prestige” du vocabulaire le concernant.

Surexposés, les mots “luxe” ou “prestige” commencent parfois à engendrer un jugement moral négatif du côté de certains consommateurs, rendant alors ces mots synonymes de superflu, exagéré, prévisible, stéréotypé, éphémère, arrogant, socialement injuste, etc.

Le luxe au-delà du luxe
Manfredi Ricca étudie les marques de luxe depuis 2008. Pour ce faire, il a aussi sollicité des conversations avec des spécialistes de l’excellence – Horacio Pagani de Pagani Automobili, Francis Kurkdjian de la maison de parfum du même nom, un maître japonais de la laque : Kazumi Murose, etc. Et le résultat de tout ce travail a créé un nouveau paradigme : celui du luxe au-delà du luxe, du méta-luxe. “Le méta-luxe cherche à identifier un nouvel espace de l’offre et de la demande dont les aspects marché, business et culture transcendent la notion de luxe, devenue banale et courante”, explique Ricca.

Cet espace permettra, selon lui, de rassembler une plateforme pour le management de marques de méta-luxe mais pourrait aussi devenir un repère pour le management de marques qui en sont restées simplement au stade du luxe et du premium “courants”. Pour illustrer son propos, Manfredi Ricca juxtapose deux images : celle d’un tee-shirt Armani Exchange et celle d’une voiture Pagani. Tout devient clair. “Une différence émerge entre les deux labels”, constate-t-il, approuvé par l’assemblée présente au séminaire sur le Luxury Management.

Un verdict sévère tombe alors pour nombre de labels qui ne seront pas flattés d’être jetés par-dessus bord. Mais, pour Ricca, un produit ou une marque méta-luxe “doit réellement exprimer la recherche de la perfection à l’écart des exigences du marché : quelque chose qui réponde à une exigence et à un désir. Le tout au c£ur d’une culture de l’excellence”.

Pour notre expert, le méta-luxe substitue ensuite au traditionnel rapport producteur-consommateur, celui de créateur-connaisseur. Ce qui densifie sensiblement le rapport au produit et à son utilisateur.

Le produit mène la danse
Là où le luxe se base sur des convenus éculés, le méta-luxe pratique la conviction authentique. Là où le luxe recourt à un statut autoproclamé, le méta-luxe vise le dépassement incessant. L’un veut montrer, l’autre veut connaître. L’un s’étend en surface, l’autre creuse en profondeur. L’un vise l’ostentatoire, l’autre stimule la découverte…

Et sur le plan économique, le méta-luxe privilégie la durabilité à la profitabilité, explique Manfredi Ricca. “Car les profits sont un moyen de perpétuer la poursuite de réalisations uniques. Et non l’inverse. Le méta-luxe favorise l’efficacité plutôt que la productivité : il ne sera donc jamais question d’atteindre plus avec moins, mais d’obtenir plutôt ce qu’il y a de meilleur avec tout ce que cela requiert.” Pour Manfredi Ricca, à long terme, le méta-luxe connaîtra d’ailleurs une plus grande croissance à travers une limitation de production qu’à travers l’expansion. Et une balance dans les résultats sera privilégiée au détriment d’une approche “pertes et profits”. Car, en fin de compte, avec le méta-luxe, ce n’est pas le business qui mène le produit, mais le produit qui mène le business.

SERGE VANMAERCKE

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