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La nuit, coeur d’une nouvelle économie dans les métropoles européennes

La nuit représente une temporalité particulière pour l’univers urbain. Autrefois crainte et redoutée, elle est désormais le coeur d’une nouvelle économie pour des métropoles en concurrence les unes avec les autres. Restaurants, bars, cinémas… La nuit est devenue un moment propice à la détente et à la consommation, mais aussi un moment suspendu, qui dévoile une autre facette de la ville.

Dans un ouvrage intitulé “Géographie de la nuit” publié en 1997, le géographe québécois Luc Bureau s’interrogeait sur la différence entre ville nocturne et ville diurne. “Il est dans le pouvoir de la nuit d’engendrer la métamorphose des êtres et, par inférence, des choses. (…) La ville nocturne est-elle une autre ville que sa copie ou son double diurne ? Telle une scène de théâtre, la ville ne serait-elle pas sujette, le soir venu, à un changement de décors, d’acteurs, d’intrigues et d’actions ? Ville Jekyll et Ville Hyde : dans l’alternance du jour et de la nuit, une même ville s’emploie au dédoublement de son être“.

La diffusion des formes modernes d’éclairage public à partir du XIXe siècle a ouvert la ville à la nuit, et Paris, précurseur sur ce point, y construisit sa réputation de “ville lumière”. Car des siècles durant la ville nocturne plongée dans l’obscurité, fut mal famée, apparaissant comme le moment propice où les brigands de tout poil pouvaient s’adonner à leur sinistre besogne. Mais allumer la lumière n’a pas nécessairement prolongé le jour, elle a plutôt produit un moment privilégié de la vie urbaine et quelque part réinventé la ville. La nuit est l’instant du repos, c’est un fait, mais c’est aussi l’occasion de faire des rencontres, se divertir et s’amuser : ce temps pour soi, cette respiration salutaire dans des villes tellement affairées le jour.

Le marché a su très tôt saisir ce besoin et capter une clientèle désirant s’approprier la ville autrement, ce qui s’est traduit par la multiplication de lieux de rencontre (restaurants, bars, discothèques…) où se nouent d’autres formes de sociabilité que la journée, dans lesquels l’alcool et la fête prennent parfois une place importante ; ou bien encore de salles de spectacle (théâtres, cinémas, salles de concert…) propices à un autre type d’émotions et d’évasion ; tandis qu’avec les beaux jours, l’espace public, fût-il nocturne, est de nouveau arpenté et mis en scène : c’est l’époque des festivals de toutes sortes, des fêtes communales et autres “ferias” dans le Midi, des carnavals en Amérique latine et dans les Caraïbes, et ce n’est pas pour rien que la fête de la musique est célébrée tous les ans le 21 juin à l’aube d’un nouvel été qui commence.

Autrefois crainte et redoutée, la nuit est désormais le coeur d’une nouvelle économie pour des métropoles en concurrence les unes avec les autres.

Bien entendu toutes ces activités ne sont pas propres au temps nocturne, mais la nuit, quelque part, les révèle autrement et les sublime : à “l’envoilement” produit par la nuit succède le “dévoilement” de la ville, nous dit Luc Bureau. Ce moment particulier qu’est la nuit, les municipalités l’ont très tôt perçu, désirant en capter la manne tout en le contrôlant à leur manière. Les réglementations portant sur les horaires de fermeture des bars, des restaurants ou de tout lieu recevant des clients la nuit, en sont une première traduction et sont bien connues : “Last order !” intiment au tintement de la cloche les patrons de “Pubs” depuis leur comptoir à Londres ou Dublin quand l’heure fatidique approche. Mais elle peut prendre aussi la forme d’un encouragement à l’émergence de quartiers réservés aux activités nocturnes comme on le voit aux États-Unis (French Quarter à La Nouvelle-Orléans, Strip de Las Vegas, Broadway Street à Nashville…) ou en Amérique latine dans les “zona rosa”.

Le Paris de la “Nuit Blanche” et le pari Europacity

Toutefois, cette approche exclusivement festive n’exploitait pas suffisamment la magie propre à cette dialectique de l'”envoilement” et du “dévoilement”. La ville nocturne porte en elle un potentiel de mise en scène supérieur perçu depuis plusieurs décennies par certaines municipalités, comme à Lyon. La capitale des Gaules propose chaque année sa “Fête des Lumières”, une scénographie urbaine nouvelle par la mobilisation d’une mise en lumière inventive de ses monuments et de ses lieux emblématiques. Une attraction qui a inspiré Paris avec la “Nuit blanche” qui fait la part belle à des performances artistiques dans des lieux le plus souvent insolites.

Et si le périphérique demeure une frontière tangible entre la capitale française et sa banlieue le jour, les choses changent la nuit, et la ville se décloisonne aux dernières lueurs du jour. Le manque de place et les plaintes de riverains transposent de plus en plus les festivités nocturnes dans la petite couronne. Ainsi, de nouvelles boîtes de nuit ouvrent leurs portes de l’autre côté du boulevard des Maréchaux, attirant une clientèle qui va au-delà de la ville intra-muros. Le développement du Grand Paris, avec notamment la construction d’Europacity, devrait aussi transformer les nuits parisiennes. Sorti de terre en 2027, le quartier de loisir doit rassembler musées, hôtels, restaurants et salles de concert à quelques minutes de Paris en métro. Un espace de création dédié au divertissement et de ce fait, sans riverains. Europacity représente donc aussi une promesse de métamorphose des nuits parisiennes, libérées des exigus espaces du Paris historique.

Alors que le jour et le monde du travail canalisent et condensent la ville dans ses vingt arrondissements, le monde de la nuit déploie la capitale sur ses marges et lui donne un nouveau souffle. Une parenthèse nocturne durant laquelle la ville dégage sa propre image, tour à tour festive ou mise en scène, contribuant ainsi à alimenter sa réputation et nourrir son attractivité. Un enjeu de marketing urbain décisif dans la concurrence que se livrent les grandes métropoles mondiales.

Cedric Jurbert, professeur en classe préparatoire aux concours de l’École Normale Supérieure et à l’Université de Guyane. Agrégé d’histoire-géographie.

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