L’e-commerce alimentaire, le cauchemar de la grande distribution

EFARMZ Le site propose des fruits, des légumes, de la charcuterie, du fromage et du poisson. © PG © PG

Les sites d’e-commerce se multiplient dans le secteur de l’alimentation. Les paniers bio, recettes composées et autres boucheries en ligne sont de nouvelles alternatives à la grande distribution. Les consommateurs adhèrent, mais la rentabilité n’est pas toujours au rendez-vous.

Muriel Bernard est une entrepreneuse heureuse. Chaque année, les revenus de son site d’e-commerce sont multipliés par deux. En 2015, eFarmz réalisait 1,1 million d’euros de chiffre d’affaires. Et 2016 est bien parti pour suivre le même niveau de croissance. Focalisée sur les produits locaux et bio, la plateforme numérique met les producteurs en contact avec les consommateurs. Et vice versa. Centré au départ sur Bruxelles et le Brabant wallon, le commerce en ligne s’étend désormais sur Mons, avant Namur, Charleroi et Liège. En septembre, il se lance en Flandre. ” Notre ambition est de devenir un acteur national “, affirme Muriel Bernard.

C’est une belle réussite pour la start-up bruxelloise, qui a levé 310.000 euros fin 2015, auprès d’entrepreneurs faisant partie du réseau Be Angels. Mieux : le site est arrivé à l’équilibre, ce qui est une vraie performance dans un secteur aussi complexe que l’e-commerce alimentaire, où peu d’acteurs parviennent à atteindre le seuil de rentabilité. La cause principale des difficultés rencontrées par les épiciers en ligne ? La logistique. ” En produits frais, c’est l’enfer “, affirme la patronne d’eFarmz.

Le site propose aussi bien des fruits, des légumes que de la charcuterie, du fromage et du poisson. Pour gérer de manière optimale les commandes, il faut une bonne dose d’organisation. ” Quand un client commande des pommes de terre, elles sont encore dans le champ, schématise Muriel Bernard. Pour les livrer dans de bonnes conditions, on travaille à flux tendu. ” Afin d’assurer la chaîne du froid, eFarmz dispose d’une chambre froide de 50 m2 dans son entrepôt anderlechtois, où les équipes s’occupent de l’emballage des colis frais dans des bacs frigos dont la température est monitorée. La gestion du last mile, le dernier kilomètre, est confiée à des sous-traitants comme les livreurs à vélo de Bubble Post. ” Les coûts logistiques sont élevés et nos marges bénéficiaires assez faibles “, pointe Muriel Bernard.

Le cauchemar de la grande distribution

” L’e-commerce, particulièrement dans l’alimentation, est très difficile à rentabiliser, confirme Dominique Michel, CEO de Comeos, la fédération du commerce. Les produits alimentaires présentent une faible valeur ajoutée, mais ils sont lourds et volumineux. C’est un défi pour les opérateurs de dégager une marge sur des produits pas très chers, compte tenu des frais de transport, d’emballage, de stockage, de livraison. ” Tous les grands acteurs du retail ont mis sur pied des systèmes de drive, où les clients peuvent venir chercher les commandes passées en ligne. Mais ils peinent à trouver la formule gagnante. ” C’est le cauchemar de la grande distribution, pointe Damien Jacob, consultant en e-commerce chez Retis. Tous les distributeurs le proposent pour montrer qu’ils sont à l’écoute de leurs consommateurs. Mais ils ne peuvent pas trop le pousser parce qu’ils y perdent de l’argent. ”

Un acteur important comme Delhaize reconnaît d’ailleurs que ses activités digitales ne sont actuellement pas rentables. L’objectif du développement de Delhaize.be et de ses points de dépôt en magasin est ailleurs : ” L’activité en ligne ne représente que quelques pour cent du chiffre d’affaires de l’entreprise. Mais la croissance sur ce segment est forte. Nous estimons qu’il est important de proposer ce service, qui répond à un réel besoin de nos clients “, souligne Roel Dekelver, porte-parole de Delhaize.

Tendance à la hausse

L’e-commerce alimentaire séduit de plus en plus de consommateurs, notamment les familles avec enfants, qui en profitent pour gagner du temps et faire des courses conséquentes en quelques clics. Entre 2014 et 2015, la proportion de consommateurs en ligne qui commandent des produits alimentaires est passée de 7 à 9 %, d’après des enquêtes de Comeos, effectuées auprès de 1.000 ménages. C’est encore peu en comparaison d’autres types de produits : 50 % des clients numériques commandent du textile, 30 % des livres, 23 % des produits informatiques. Mais une barrière psychologique est en train de tomber. ” Lorsqu’ils sont convaincus de l’intérêt des commandes en ligne, les consommateurs deviennent vite des clients réguliers, remarque Dominique Michel (Comeos). Vingt pour cent des consommateurs en ligne passent plus de cinq commandes par an, 10 % passent plus de 20 commandes par an. ” Le panier moyen s’élève quant à lui à 94 euros, ce qui tend à indiquer que les clients profitent du numérique pour faire leurs ” grosses courses ” alimentaires de la semaine.

Vu le potentiel de croissance que représente la vente en ligne de produits alimentaires, de plus en plus de pure players de l’e-commerce apparaissent dans ce créneau. C’est le cas de la société HelloFresh, qui propose (notamment en Belgique) des livraisons de ” box-repas ” rassemblant tous les ingrédients nécessaires à la préparation d’une ou plusieurs recettes. Soutenue par le fonds d’investissement Rocket Internet, la start-up d’origine allemande a réalisé un chiffre d’affaires de 305 millions d’euros en 2015 (70 millions en 2014).

Produits bio et circuit court

De nombreuses initiatives se développent aussi en Belgique, avec souvent un focus sur les produits du terroir ou les produits bio. Comme par exemple Cirkle, une plateforme en ligne qui défend les circuits courts et le recyclage de ses produits et des emballages. Le site propose des paniers bio, des kits de recettes, des boissons, du pain, de la pâtisserie, etc. Il travaille avec des coopératives, des grossistes, des bouchers, mais aussi avec des marques comme Oxfam ou les Tartes de Françoise. Basé à Bruxelles, Cirkle emploie sept personnes et traite entre 350 et 400 commandes par semaine. ” Nous représentons une alternative à la grande distribution. Les gens font appel à nous pour la qualité des produits, l’aspect pratique des commandes et notre service personnalisé “, commente Julie Van Rossom (Cirkle). Le site livre Bruxelles et ses environs, mais espère s’étendre à terme sur tout le territoire belge.

Ce type de plateforme en ligne parvient à séduire des producteurs locaux qui trouvent ainsi un moyen de contourner la grande distribution, et de vendre de manière plus directe aux consommateurs. ” C’est une opportunité pour certains de se positionner sur le marché sans devoir sortir des tickets d’entrée de plusieurs milliers d’euros pour pouvoir figurer dans les linéaires des supermarchés. Sans compter les commissions importantes que demande la grande distribution “, analyse Damien Jacob (Retis).

Nouveau relais de croissance

L’e-commerce représente aussi une tentative de certains artisans de trouver un nouveau relais de croissance. C’est le pari qu’a fait Thierry Depuydt. Ce patron d’une boucherie basée à Peruwelz est l’un des premiers bouchers à s’être lancé dans la vente en ligne en Belgique. Même si c’est ” atrocement compliqué d’un point de vue logistique “, admet l’entrepreneur, le site rencontre du succès auprès des amateurs de produits premium. Thierry Depuydt a en effet choisi de ne proposer que des viandes très particulières, parfois introuvables dans le circuit commercial traditionnel. Du coup, il livre en Belgique, mais aussi (et surtout) en France.

Ses activités internet représentent désormais 10 à 15 % de son chiffre d’affaires. ” La viande ne se vendra jamais massivement en ligne, assure le patron. Beaucoup de gens veulent voir leur produit en boucherie. Mais dans un contexte où 10 % des boucheries ferment chaque année, nous devons nous renouveler et trouver de nouvelles niches d’activité et de nouvelles sources de revenus. ” La boucherie de Thierry Depuydt a réalisé une belle progression de de son chiffre d’affaires en 2015 (+20 %), notamment grâce à son e-commerce, mais aussi grâce à un positionnement différenciant sur le circuit court, l’élevage équitable et des exclusivités sur certains produits.

Convaincre les consommateurs… et les professionnels

C’est indispensable pour ces épiciers en ligne : ils doivent proposer des articles qui les démarquent des circuits classiques, notamment de la grande distribution. Comme Greg Piotto, qui s’est lancé un fameux défi : créer un site de vente en ligne de bières belges. Coach et formateur d’entrepreneurs de profession, il développe depuis deux ans une activité complémentaire d’e-commerçant axée sur les brasseurs locaux. Il ne vise que les petits producteurs, qui brassent moins de 10.000 hectolitres de bière par an. Sur les quatre premiers mois de 2016, ” Les bières belges ” connaît une croissance de 40 % par rapport à la même période un an plus tôt. Le patron est content, même si l’activité du site reste plutôt modeste (environ 25.000 euros de chiffre d’affaires en 2015). ” Ce n’est pas encore un réflexe pour le consommateur d’acheter de l’alimentation en ligne. Pour les bières s’ajoute le problème de la fragilité du verre “, observe Greg Piotto.

L’entrepreneur s’est d’ailleurs heurté à pas mal de refus du côté des transporteurs, qui ne sont pas encore habitués à traiter ce genre de colis. C’est finalement bpost qui s’occupe de ses livraisons. L’acteur historique tente d’ailleurs de se positionner sur le créneau de la livraison d’alimentation, avec son service Combo, qui regroupe une quinzaine d’acteurs de l’alimentation, qu’ils soient de grands distributeurs ou de plus petits joueurs : Carrefour, Cora, Wink, eFarmz, Cirkle… Ce service rencontre une ” croissance modérée ” de l’aveu de bpost. Mais l’entreprise remarque une progression globale des livraisons de produits alimentaires.

Des barrières qui tombent

Si, à ses débuts, l’e-commerce a été réservé aux early adopters, fans de produits technologiques, il s’est rapidement élargi à de nouvelles catégories de produits, notamment les livres. Petit à petit, des barrières psychologiques sont tombées dans d’autres secteurs, comme la mode en ligne : grâce aux politiques de retour d’articles, les consommateurs ne rechignent plus à commander du textile ou des chaussures sur Internet, même s’ils n’ont pas pu les essayer à l’avance.

D’autres freins existent dans le secteur de l’alimentation (craintes au sujet de la chaîne du froid, volonté de voir ou toucher le produit avant de l’acheter…), mais ils commencent tout doucement à s’effacer. ” Cela prendra encore quelques années, mais à l’avenir le digital prendra de plus en plus de place “, estime Dominique Michel (Comeos). Carine Moitier, managing director de BeCommerce, l’association représentative des e-commerçants, confirme : ” Même si la Belgique est un peu en retard par rapport à des pays comme les Pays-Bas ou la Grande-Bretagne, le secteur du food est l’un de ceux qui va le plus se développer en ligne dans les prochaines années. ”

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