Jean-Pierre Clamadieu (Solvay): “Nous avons réellement construit quelque chose”

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Fin 2018, Jean-Pierre Clamadieu quittera son poste à la tête de Solvay, l’entreprise chimique dont il a fait, en l’espace de sept ans, un des numéros un mondiaux dans le domaine des matériaux avancés. Pour “Trends-Tendances”, le Français a accepté de dresser un bilan de cette expérience et de nous parler de son prochain employeur, un certain Engie, qui l’obligera forcément à garder un oeil sur la Belgique.

C’est en octobre que sera dévoilé le nom du successeur de Jean-Pierre Clamadieu qui, à l’âge de 60 ans, s’apprête à prendre la présidence du conseil d’administration d’Engie, la maison mère d’Electrabel. Le Français pourra se vanter d’avoir marqué Solvay de son empreinte en se défaisant de l’essentiel des activités chimiques classiques du groupe comme le PVC et le polyamide, et en propulsant cet employeur de 26.800 personnes, que même des géants comme Apple ou Boeing encensent, parmi les rois des matériaux de haute technologie.

Les familles actionnaires de Solvay ne regrettent donc en aucun cas d’avoir choisi, pour la première fois dans l’histoire du groupe, un CEO qui ne soit pas Belge. Les surnoms de ” JPC ” intra-muros ? ” Dieu et ” Clamagod “. La preuve que l’homme est autant apprécié dans l’entreprise qu’à l’extérieur. Bien avant les festivités qui rythmeront son départ, Jean-Pierre Clamadieu revient sur son parcours, sa décision de quitter Solvay, son avenir chez Engie mais aussi le processus de simplification du groupe et la rénovation du siège central de Neder-Over-Heembeek.

Jean-Pierre Clamadieu (Solvay):
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Son arrivée en Belgique

” En 2011, le fait que Solvay ait voulu acquérir Rhodia ( dont il était le CEO, Ndlr) puis m’ait proposé le poste de CEO du groupe m’avait franchement étonné. Je ne connaissais pas bien ce groupe belge, qui avait longtemps eu une activité hybride entre la chimie et la pharmacie, alors que je m’intéressais aux entreprises purement chimiques, comme Clariant, Arkema ou DSM. Il fallait donc que je prenne une décision car mon nom venait également d’être cité pour la présidence du conseil d’administration d’EDF et du spécialiste du nucléaire Areva. Mais j’ai trouvé l’aventure Solvay séduisante, notamment du fait de la structure du capital, caractérisée par un actionnariat de référence familial fort, doté d’une vision à long terme. ”

Sa mission

” Je n’ai jamais regretté ma décision. Le soutien des familles m’a permis de me consacrer entièrement à la transformation, qui nous a menés là où nous sommes aujourd’hui. Le fait qu’une entreprise comme Apple vienne partager avec nous sa vision sur l’importance de l’économie circulaire et du développement des matériaux renouvelables, ou qu’un fabricant de moteurs d’avions comme Safran nous explique que nous sommes son partenaire privilégié pour les matériaux composites, n’est pas anodin. Nous avons réellement construit quelque chose. ”

” Quand je suis arrivé, maintes fois, on m’a dit ‘Tout va bien, il n’y a pas grand-chose à faire’. Mais ma mission était précisément de transformer le groupe, c’était ce que voulait le conseil d’administration. Est-elle accomplie ? Il reste bien du pain sur la planche. Solvay doit être plus flexible, plus rapide et plus orienté client encore, et exploiter toutes les possibilités de la révolution numérique. Je n’ai vraiment pas l’intention de dire à mon successeur ‘Tout roule, voici les clés’ “.

– Profil –

à Lyon, le 15 août 1958

Etudes d’ingénieur des mines à Paris

Travaille neuf ans pour la fonction publique, d’abord au ministère de l’Industrie, ensuite comme conseiller technique du ministre du Travail.

1993 : entre chez Rhône-Poulenc, la maison-mère de Rhodia.

1996 : directeur général du pôle chimie pour l’Amérique latine de Rhodia ; enchaîne ensuite d’autres postes de direction.

2003 : directeur général chez Rhodia.

2008 : CEO de Rhodia.

2011 : atterrit chez Solvay, acquéreur de Rhodia.

Mai 2012 : CEO de Solvay.

Mai 2018 : président du conseil d’administration d’Engie.

Administrateur chez Axa et Airbus

Chevalier de la Légion d’honneur, Officier de l’ordre national du mérite, Industriel français de l’année 2012.

Sa vision pour Solvay

” Après mon départ, le groupe ne reviendra pas sur sa stratégie : le conseil d’administration l’a approuvée et le prochain CEO la perpétuera. Ce sera un élément fondamental du processus de sélection. Le mot d’ordre sera la continuité, certes avec un autre style, mais sans rupture. ”

” Solvay va donc continuer à se développer, et il n’est pas impossible qu’il se dote d’un nouveau pôle de croissance. Nous avons d’ores et déjà examiné un certain nombre de domaines, avant de conclure que le moment n’était pas opportun. Ce sera donc pour mon successeur : il faut bien que je lui laisse quelque chose à faire ( il rit) ! ”

Son départ

” Il existe deux types de CEO : ceux qui veulent rester jusqu’à la retraite et ceux qui décident de se donner le temps de contribuer autrement. Je fais partie de cette dernière catégorie. Cela fait des années que j’ai annoncé à Nicolas Boël ( président du conseil d’administration de Solvay, Ndlr) qu’à 60 ans viendrait sans doute le moment de songer à autre chose. J’ai pris exemple sur Jean-Martin Folz, l’ex-patron de PSA, et Henri de Castries, qui a quitté Axa à 60 ans, lui aussi. ”

” Il ne fait aucun doute que mon expérience de la Belgique et de la transformation a contribué à la décision de me nommer à la tête du conseil d’administration d’Engie ( en mai dernier, Ndlr). Ce groupe spécialisé dans le nucléaire et le thermique ayant entrepris de négocier le tournant des énergies renouvelables et des services, il a besoin d’autres compétences, d’autres gens et d’une autre culture. ”

” Il ne faut pas sous-estimer ce que représente la combinaison des postes de CEO et de président d’un conseil d’administration. Je pourrais passer beaucoup plus de temps chez Engie pour accélérer mon intégration, rencontrer davantage de gens ; mais je veux continuer à diriger Solvay jusqu’au passage du flambeau. Ce qui permet à Engie de s’habituer à moi plus en douceur ( il rit). ”

Son avenir chez Engie

” Mon intention est de former avec Isabelle Kocher ( CEO d’Engie, Ndlr) un duo, pas de me battre en duel. Chez Solvay, Nicolas Boël et moi avons été nommés en même temps. On nous avait clairement fait comprendre que la réussite serait collective, mais l’échec, aussi. ”

” Sans être un intime, je connais Emmanuel Macron et je ne cache pas que j’admire son énergie et sa volonté de changer le pays. Mais jouer, moi-même, un rôle politique ? Non. Le poste de CEO prépare-t-il d’ailleurs à cela ? Je ne connais pas beaucoup de cas exemplaires récents. D’autant qu’il faut se faire élire et que je n’ai aucune envie de partir à la pêche aux voix. Je me vois plutôt comme une articulation entre le politique et l’économique. C’est ce qui m’attire chez Engie, où la dimension politique, voire géopolitique, est plus importante que chez Solvay. ”

Son regard sur les relations entre Engie et la Belgique

” Chacun sait à quel point négocier avec les autorités belges peut être compliqué. Je pense pouvoir contribuer à rapprocher les points de vue et j’ai hâte d’expliquer à mes collègues du conseil d’administration d’Engie la réalité du plat pays ! ”

” L’opérateur, le producteur et l’acteur numéro un du secteur énergétique du pays le plus important après la France pour Engie, ne peut se permettre d’entrer en conflit ouvert avec son gouvernement. Engie fournit la moitié de l’électricité qui consommée en Belgique et compte parmi les principaux protagonistes de la transition énergétique. Nous sommes voués à travailler efficacement ensemble. Je considérerais donc comme un échec le fait de ne pas contribuer à créer les conditions d’une collaboration fructueuse. ”

Ses fondamentaux

” L’honnêteté est à mes yeux une qualité essentielle. Je suis ouvert et transparent. Si l’on veut avoir la réputation d’être crédible et fiable, mieux vaut éviter de provoquer des surprises. Mes parents m’ont aussi donné le goût du travail. Orphelin dès 15 ans, mon père a dû abandonner ses études très tôt. Il est fort heureusement entré comme apprenti à la SNCF, où il a pu profiter de l’excellent système de formation et de promotions internes. A la maison, je l’ai toujours vu préparer des examens ; il m’expliquait à quel point il était important de réussir pour avoir une vie meilleure. Lorsque j’étais enfant, j’avais envie de devenir chef de gare. Il m’a également enseigné l’amour du service public. Il était responsable pour la région de Lyon. Combien de fois ne l’ai-je pas vu partir, la nuit ou le dimanche, résoudre un problème pour que les trains puissent continuer à arriver à l’heure ? J’ai un souvenir très marqué de mon départ pour un séjour d’un an aux Etats-Unis. J’avais alors 23 ans. C’était le jour de la mise en route de la première liaison TGV, entre Paris et Lyon. Je lui ai dit au revoir sur le quai de la gare, non sans avoir le sentiment qu’assister au départ du TGV était pour lui plus important ( il rit). ”

Ses méthodes

” J’aime expliquer clairement les choses. Dans une autre vie, je serais certainement devenu professeur ou enseignant. Ou journaliste ( il rit). J’ai également tendance à parler un peu trop. Ce qui est aussi une manière de mettre les gens à l’aise : se montrer ouvert et ne pas cacher ses sentiments permet de créer une dynamique positive. Chez Engie, on m’a déjà dit plusieurs fois, sur un ton un peu surpris, ‘Au moins, vous êtes clair’. C’est mon côté belge ( il rit). Je dis ce que je pense. ”

” Je soupçonne même mes équipes de me trouver parfois impoli d’être si direct ! Mais si je dis qu’une présentation n’est pas bonne, c’est sans la moindre arrière-pensée : je ne sous-entends absolument pas que son auteur est incapable ou mérite d’être licencié. Là où j’ai pu commettre une erreur, c’est en ne comprenant pas que du fait de ma fonction, tout ce que je dis prend une importance disproportionnée. Y compris dans les choses les plus anodines. Si au restaurant d’entreprise, je dis que je ne trouve pas le poisson très bon, quelqu’un ira adresser un mail au patron de Sodexo ( il rit). Cela dit, il est incontestable que se montrer simple et direct fait gagner un temps précieux. ”

Jean-Pierre Clamadieu (Solvay):
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Son regard sur la Belgique

” Etant Français, je rechigne à donner des conseils à la classe politique belge. Ceci étant, je vote. Et j’estime que le gouvernement actuel s’en sort très bien. Il a installé une certaine stabilité, ce qui est remarquable aux yeux de quelqu’un qui vient d’un pays où chaque nouveau gouvernement essaie de détricoter ce que le précédent a fait ( il rit). Mais il reste des défis à relever. Nous ne savons toujours pas comment l’approvisionnement énergétique de la Belgique sera assuré après 2025 et du montant que cela va exiger. A cette incertitude s’ajoute la question de l’impôt des personnes physiques, qui reste écrasant pour les travailleurs. Mais la Belgique possède une visibilité suffisante, qui permet aux entreprises de comprendre ce qui se passe et de profiter du climat accueillant que le gouvernement s’attache à installer.

” Il faut toujours éviter de généraliser, mais les relations personnelles avec les Belges sont extrêmement agréables. Ils sont ouverts, plus modestes et directs que ne peuvent l’être les Français, surtout en affaires. En revanche, je suis parfois encore surpris par la complexité des institutions et de l’administration ; qui exige un certain effort de compréhension. ”

Ses limites

” Qui osera dire à un CEO qu’il n’est pas ‘génial’ ? Or je porte un regard très critique sur moi-même et j’apprends de mes erreurs. Il arrive que l’on se trompe, ou que l’on sous-estime l’importance d’un sujet. Prenez le rachat de l’américain Cytec, en 2015 : j’ai cru trop vite que l’intégration était achevée. Cela dit, j’ai progressé : j’ai appris à déléguer, à prendre de la distance, à tenir compte de la notion d’autonomisation . J’évite aussi d’être exagérément rigoureux. Passer de 98 à 99 % de perfection peut parfois exiger des efforts disproportionnés.

” Non que je me plaigne, mais gérer un agenda de CEO est très compliqué. Le temps de qualité est toujours insuffisant. Je ne connais pas beaucoup de CEO qui se vantent d’avoir pu préserver un équilibre entre vie professionnelle et vie privée, en particulier quand ils dirigent une multinationale. Il faut payer de sa personne. Je n’ai pas toujours vu mes enfants grandir, et je suis divorcé. Il faut en outre être constamment prêt à décoller pour une destination lointaine. Mais le métier est fantastique. Je suis très heureux. J’ai eu la chance de vivre des épisodes exceptionnels pendant quinze ans, et je pense que ce n’est pas fini. ”

Viré de chez Rhodia

” En 2003, j’ai été brièvement viré de chez Rhodia. A l’époque, l’entreprise se portait mal. Mes collègues du comité exécutif m’avaient demandé d’aller expliquer au CEO à quel point la situation était grave. Parce que je faisais ça si bien, disaient-ils ( il rit). Il m’a flanqué à la porte, avant de me proposer, deux semaines plus tard, le poste de CFO. J’ai accepté mais, très vite, j’ai vu le groupe s’enfoncer dans une crise plus profonde encore, qui menaçait jusqu’à la survie des accords passés avec les banques. Je suis allé les voir, les banques ; elles ont accepté de renégocier les conventions, pour autant que le CEO change. Le conseil d’administration a eu tôt fait de me proposer sa place. Pour lui, cela avait été faire preuve de courage que de m’opposer à mon supérieur. “

Jean-Pierre Clamadieu, à propos :

Du F-35 : ” Lockheed Martin est un grand client de Solvay. Nous leur livrons des matériaux composites depuis le début du programme F-35, qui prévoit la construction, au cours des 10 prochaines années, de plusieurs milliers d’appareils”.

De l’image de la chimie : ” Le secteur n’a pas toujours bonne presse. C’est aussi notre faute. Les industriels doivent apprendre à faire preuve de plus de clarté, aussi bien quand il s’agit de parler des bienfaits de la chimie que de ses risques”.

Du néerlandais : ” J’ai suivi un cours intensif pendant une semaine, mais on ne peut pas dire que j’aie la bosse des langues, même si j’ai étudié le portugais précédemment. En tout cas, ce cours ne m’a servi à rien, notamment parce qu’ici, Solvay est plutôt francophone et qu’à l’échelon international, tout le monde parle anglais”.

Du sport : ” Je suis fier d’avoir participé à deux éditions des 20 km de Bruxelles, et très déçu qu’une blessure à la cheville qui peine à guérir m’empêche de continuer à courir. J’espère que cela va finir par s’arranger. Je ne suis pas un grand sportif, mais j’attache de l’importance au sujet et je fais du spinning, pour conserver la forme”.

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