Jacques Crahay et Olivier de Wasseige (UWE): “Nous devons cultiver cette fierté de voir de belles choses éclore”

JacqUes Crahay et Olivier DE WASSEIGE "Il y a un changement de culture, d'ère. C'est un moment important." © Christophe Ketels (Belga image)

Le tandem aux commandes de l’Union wallonne des entreprises mise résolument sur le vent de fraîcheur apporté par les nouvelles générations d’entrepreneurs.

La longue-vue plutôt que le rétroviseur. Pour célébrer son 50e anniversaire, l’Union wallonne des entreprises (UWE) a décidé de lancer une vaste réflexion participative sur ” l’entrepreneuriat en 2068 “, plutôt que de poser un regard nostalgique sur le demi-siècle écoulé. Jacques Crahay (Cosucra), qui vient de prendre le relais d’Yves Prete (Safran Aero Boosters) à la présidence de la fédération patronale, expose ces enjeux d’avenir en compagnie de son administrateur délégué Olivier de Wasseige.

TRENDS-TENDANCES. Commençons par un regard sur les élections communales : l’hypothèse de la montée du PTB dans quelques majorités communales vous a-t-elle inquiétés ?

OLIVIER DE WASSEIGE. Nous ne regardons pas les partis mais les programmes qui vont être mis en oeuvre. Et l’on sait bien que certains sont plus dérangeants que d’autres pour les entreprises. Avant les élections, notre mémorandum réclamait un ” stop ” à la taxation sur les entreprises par les communes. Il y a une créativité extraordinaire pour taxer les enseignes, les places de parking et autres, et l’on peut penser que cela ne s’améliorerait pas dans des majorités où siégerait le PTB.

JACQUES CRAHAY. Je vois qu’on veut des transports en commun gratuits comme cela se passe à Dunkerque. Au final, ce sont alors les entreprises qui paient le transport public ( A Dunkerque, via une taxe spéciale sur les sociétés qui emploient plus de 10 personnes, Ndlr).

O.D.W. Si on veut de l’emploi, il faut laisser les entreprises se développer. Or, les communes rechignent de plus en plus à dégager les espaces suffisants pour les accueillir. Elles privilégient la tranquillité des riverains. Il y a 30 ans, chaque commune voulait son parc d’activité économique, comme on disait à l’époque. Aujourd’hui, elles ne veulent plus de camions car cela va faire de la poussière.

Le baromètre de Digital Wallonia vient de montrer que seulement 41 % des entreprises wallonnes disposent d’un site internet. Et que ces sites se limitent souvent à une simple vitrine de l’entreprise. N’est-ce pas un peu désolant ?

J.C. Oui, c’est pour cela qu’il faut bouger, aller voir comment les autres travaillent. Il y a des pionniers, il y a de l’innovation. Les entreprises doivent s’en inspirer.

O.D.W. Cela confirme que nous devons mettre le focus sur l’industrie 4.0 – la quatrième révolution industrielle. Et cela commence par la conscientisation. La digitalisation, c’est bien plus qu’un site web, c’est la révision de tous les processus internes. Les entreprises d’une certaine taille ont avancé dans la digitalisation mais je ne suis pas certain que les entreprises de quatre ou cinq personnes puissent y consacrer beaucoup de temps. Or, c’est vital !

J.C. Tu soulèves un point important : le temps. Si on veut dégager du temps pour le leader, il faut que chacun dans la société sache quoi faire. ” Je n’ai pas le temps “, c’est une phrase qui résonne en ” Pourquoi n’as-tu pas le temps ? “. Il faut savoir lâcher prise, partager les informations pour que les collaborateurs puissent prendre des initiatives. Il faut apprendre à faire confiance.

Au sein de l’UWE, nous continuerons bien entendu à jouer notre rôle de lobby au quotidien mais, durant mes trois années de présidence, je veux d’ailleurs mettre l’accent sur les entrepreneurs et comment ils vivront leur aventure entrepreneuriale demain.

Les jeunes se lancent dans l’entrepreneuriat, non pas pour devenir riches, mais tout simplement parce qu’ils n’ont pas envie de rentrer dans un modèle hiérarchique.” – Olivier de Wasseige

Cela évolue plutôt bien avec les start-up ou les étudiants-entrepreneurs qui n’existaient pas il y a 10 ans. L’image de l’entreprise est plus positive en Wallonie aujourd’hui…

J.C. Oui, nous devons cultiver cette fierté de voir de belles choses éclore. Il y a un changement de culture, d’ère. C’est un moment important.

Ces jeunes patrons, l’Union wallonne des entreprises parvient-elle à les attirer ? En politique, les partis traditionnels ont senti souffler le vent du ” dégagisme “. Un organisme traditionnel comme l’UWE risque-t-il de le sentir aussi ?

O.D.W. C’est un chantier en cours.Toutes les entreprises, quelle que soit leur taille ou leur histoire, doivent se sentir représentées par l’UWE. Nos messages doivent également passer vers les étudiants, qu’ils se lancent ensuite dans l’entrepreneuriat ou non, afin de valoriser plus largement l’image de l’entreprise. Nous voulons être un moteur important du développement de la Wallonie et pas seulement le partenaire qui siège sur le banc patronal, en face du banc syndical.

J.C. Nous ne le ferons pas seuls. Nous souhaitons nouer des partenariats avec les chambres de commerce. Mon expérience des pôles de compétitivité m’a appris que, pour attirer toutes les entreprises de Wallonie, il faut disposer de relais territoriaux. Nous aurons plus d’impact sur les entrepreneurs si nous venons près de chez eux. Cela nous fera plus de déplacements, mais c’est de la gestion du temps, on y revient.

Justement, comment allez-vous organiser votre temps pour la gestion de Cosucra ?

J.C. Je serai un peu moins disponible. Le président n’est pas tout seul, il ne doit pas représenter l’UWE partout. Les vice-présidents sont chargés d’une série de matières et ils vont aussi s’exprimer au nom de l’UWE. La pipolisation de l’UWE ne se matérialisera pas avec moi ( rires ! )

Chez Cosucra, vous avez développé un management participatif. Cela vous a-t-il aidé pour attirer des talents dans l’entreprise, notamment dans des métiers en pénurie ?

J.C. Oui. Les jeunes n’arrivent plus uniquement parce qu’ils cherchent un boulot, ils veulent connaître l’impact de l’entreprise, ce qu’ils pourront y faire, savoir comment se comporte le patron. Ils veulent avoir eux-mêmes un impact en termes de changement d’habitudes, de réduction des consommations. Une voiture de société, ce n’est pas forcément le plus attractif pour un jeune urbain.

O.D.W. Avoir des projets de responsabilité sociétale devient un critère d’embauche, les jeunes diplômés recherchent cela. Certains lancent leur start-up en rêvant de devenir la nouvelle licorne de demain. Mais d’autres le font avant tout pour créer leur propre emploi. Ils ne cherchent pas spécialement à devenir riches ou à développer un groupe puissant, mais ils n’ont pas envie de rentrer dans un modèle hiérarchique.

J.C. Vu les changements très rapides qui vont arriver, si nous voulons une Wallonie soutenable et prospère, nous ne pouvons plus perdre de temps. Dans ce contexte, le rapport de forces a-t-il encore un sens ? Faut-il absolument passer par lui pour arriver au consensus ? Avons-nous encore les moyens de nous payer cela ? Je pose la question aux entrepreneurs.

Cette question, vous la posez surtout au banc syndical, non ?

J.C. C’est une main tendue. Nous ne sommes pas obligés de nous manger le nez, cela nous détourne de l’essentiel. Il y a d’autres manières, me semble-t-il, de résoudre les problèmes. Nous sommes dans le même bateau. A partir du moment où on ne sait pas très bien où les choses vont aboutir, il vaut mieux travailler ensemble. Nous n’avons plus le temps pour des attaques, des contre-attaques, des esquives… Nous devons avancer ensemble. La Wallonie n’est pas super-riche, il ne faut pas mener tout le monde dans le mur juste parce que l’un ou l’autre a décidé que, finalement, c’est lui qui avait raison ! On n’en est plus à des délocalisations, à des chantages à l’emploi. Les entreprises doivent pouvoir vivre ici en bonne entente avec leur environnement.

Vous n’avez pas le sentiment d’être un peu ” Bisounours “, là ?

J.C. Non, qualifier cette attitude de ” bisounours “, c’est justement l’ancienne façon de penser.

Mais des délocalisations, on en voit encore. Il y a un an, Caterpillar quittait Gosselies.

J.C. Mais 77.000 entreprises wallonnes se comportent autrement. Et combien de Caterpillar avons-nous encore en Wallonie ? Quelque chose de significatif au niveau de l’entrepreneuriat est peut-être en train de se passer autour de ce site de Caterpillar. L’UWE a toujours soutenu les six pôles de compétitivité. Ils ont bien fonctionné autour de la recherche, il doit maintenant y avoir une deuxième vague alliant davantage l’entrepreneuriat autour de la création d’écosystèmes en lien avec ces pôles.

A l’image de ce que nous voyons dans les biotechnologies ?

O.D.W. Tout à fait. En mars dernier, lors de la visite d’Etat au Canada, j’ai visité Caprion, une entreprise de pointe en immunothérapie. Elle cherchait à prendre pied en Europe et elle a choisi Charleroi, où elle a repris une PME, ImmuneHealth, qu’elle est en train de faire croître. Pourquoi Charleroi ? Parce qu’elle y a trouvé le meilleur écosystème en immunothérapie, avec les pôles, les universités, les sous-traitants, etc. L’ensemble apportait la valeur ajoutée attendue par l’investisseur. C’est sur de belles histoires comme celle-là que nous devons jouer. Peut-être parviendrons-nous à créer un écosystème comparable autour de l’automobile et de l’énergie, avec Thunder Power.

L’arrivée de Thunder Power à Gosselies n’est-ce pas malgré tout un pari trop risqué, surtout avec de l’argent public ?

O.D.W. Que faut-il faire avec l’argent public : l’investir pour sauver à tout prix un outil ou l’orienter vers des solutions innovantes, qui peuvent être fédératrices et générer demain un cluster ? Le problème de Caterpillar-Gosselies, et c’est fréquent en Wallonie, c’est que l’entreprise n’était pas assez haut dans la création de valeur ajoutée. C’était un centre d’assemblage, sans R&D ni commercialisation. Faut-il prendre des risques pour sortir de ce genre de modèle? Pour moi, le jeu en vaut la chandelle. C’est le mérite du plan Catch initié pour dynamiser l’emploi à Charleroi : aller chercher une solution innovante qui, demain, fera peut-être travailler un ensemble de partenaires et de sous-traitants. Cela implique, évidemment, de continuer à suivre le projet pour créer la dynamique autour de Thunder Power dans la recherche, dans la cocréation, dans les services, etc.

J.C. C’est un exemple très inspirant d’union des forces vives. Cela montre que, quand un drame survient, il peut aussi générer des réactions positives. Des gens ont pris les choses en main. Il y a eu un déclic très salutaire. Dans le même esprit, même s’ils peuvent effrayer des investisseurs potentiels, les risques de délestage cet hiver peuvent aussi être utilisés comme un signal d’alarme pour mobiliser les entreprises sur la politique de l’énergie. Nous avons une opportunité en Belgique : nous ne savons pas encore dans quelles énergies on va investir. Il y a de nombreux plans, sans doute très bien étudiés, mais aucun consensus. Il y a donc de la place pour que les entreprises développent, ensemble, leur vision de l’énergie à long terme.

Nous avons une opportunité en Belgique : nous ne savons pas encore dans quelles énergies on va investir. Il y a dix plans mais aucun consensus.” – Jacques Crahay

Nous avions commencé cet entretien par de la politique. Revenons-y pour terminer : redoutez-vous une Belgique fédérale ingouvernable en 2019, faute de majorité politique cohérente ?

J.C. La peur est rarement bonne conseillère.

O.D.W. Pour nous, l’important est de faire passer un maximum de points de notre prochain mémorandum, qui sortira en janvier, dans les programmes des partis d’abord, dans l’agenda de la future coalition ensuite. Nous apporterons nos propositions notamment pour doper les exportations ou pour résorber les pénuries dans certains métiers. Un mémorandum, ce sont des pistes pour la prochaine législature, à cinq ans donc. Mais nous voulons aller beaucoup plus loin en lançant un projet prospectif à… 50 ans ! L’UWE fête ses 50 ans cette année et, à cette occasion, nous invitons à réfléchir à ce que sera l’économie wallonne jusqu’en 2068.

J.C. Ce ne sera pas une étude de plus. Nous serons certes aidés par des professionnels de la prospective mais le travail sera bien mené par des patrons wallons qui parleront de ” leur ” avenir. Nous y associerons des jeunes, y compris des étudiants. C’est une étude prospective inclusive, avec des tables rondes décentralisées avec les chambres de commerce et les fédérations sectorielles. C’est essentiel pour conscientiser chacun aux ruptures qui sont face à nous. Le but est de tenter de définir les grands enjeux de nos entreprises, de notre région. Comment faut-il entreprendre aujourd’hui pour que, dans 50 ans, la vie soit la plus agréable possible ? Personne ne sait où en sera le monde dans un demi-siècle. Mais, en revanche, nous savons très bien quels sont les enjeux pour notre futur. Nous pouvons donc définir une série de scénarios : s’il se passe ceci, nous aurons cela, etc. Et ensuite déterminer des actions à entreprendre, une trajectoire.

O.D.W. Cela devient un projet sociétal à long terme. Nous voulons débattre partout – dans les écoles, dans les médias etc., – de l’environnement dans lequel on travaillera en 2068. Réfléchir, par exemple, à l’évolution du modèle social et comment s’y préparer. C’est vraiment un projet très enthousiasmant, très mobilisant. Pour les entreprises comme pour les gens qui y travaillent et pour leur famille.

Jacques Crahay et Olivier de Wasseige (UWE):
© Christophe Ketels (Belga image)

– Profil – : Jacques Crahay

– 61 ans, ingénieur civil.

– Administrateur délégué de Cosucra (Pecq, Hainaut) depuis 2001.

– Il a accompagné la reconversion de la sucrerie familiale dans les protéines végétales, en particulier le pois. Cosucra est leader mondial dans ce créneau en vogue, comme substitut à la viande.

Jacques Crahay et Olivier de Wasseige (UWE):
© Christophe Ketels (Belga image)

– Profil – : Olivier De Wasseige

– 56 ans, diplômé en informatique et en gestion.

– Cofondateur du fonds Internet Attitude.

Entrepreneur en résidence à l’incubateur Venture Lab.

– Administrateur délégué de l’UWE depuis 2017.

“Nous arrivons à la fin d’une ère”

Le nouveau président de l’Union wallonne des entreprises, Jacques Crahay, aime essayer de regarder au-delà de l’horizon. Il est convaincu que ” nous arrivons à la fin d’une ère ” et pointe trois ” ruptures ” qui se profilent devant nous.

1. Une énergie et des matières premières non renouvelables chères. ” Mon but n’est pas de verser dans l’alarmisme mais d’alerter les entreprises sur cette perspective. Elles doivent aller encore plus loin dans leurs réflexions sur l’utilisation des matières premières et la consommation de l’énergie. Ce sont les clés du futur de notre compétitivité et nous ne pouvons pas attendre des décisions nationales ou internationales pour avancer. Chaque entreprise peut agir. Il faut montrer que ce que l’on produit fait partie d’une économie de plus en plus circulaire. J’utilise mes matières jusqu’au dernier gramme et je fais des produits qui vont durer. Le GSM, on ne va plus le garder deux mais 10 ans, y compris les batteries. Mais il coûtera sans doute plus cher. ”

2. Une nouvelle ère des relations humaines. ” C’est mon dada. L’entrepreneur est le leader d’une communauté de personnes, en moyenne une dizaine en Wallonie. On attend de lui qu’il montre ce que sa société fait, pourquoi elle le fait et où elle va. Cette responsabilité implique de donner de l’information aux collaborateurs, d’exposer les problèmes auxquels on fait face. Ce n’est pas facile car les choses sont complexes et les solutions le sont donc aussi. L’entrepreneur ne doit pas avoir peur de dire ‘je ne sais pas’. Les collaborateurs sont autant de capteurs dans l’entreprise, le leader doit un peu se laisser imbiber des infos qui remontent par tous ces capteurs. Et attention : comme les choses sont complexes, il faudra peut-être changer tous les six mois. C’est ce que je vis chez Cosucra et j’en suis très content. ”

3. La digitalisation. ” C’est l’axe le plus transversal, il concerne les ménages et l’administration autant que les entreprises. Ce n’est pas que l’automatisation. Cela peut, par exemple, résoudre des problèmes de formation. On peut aujourd’hui modéliser le fonctionnement de l’entreprise et aider ainsi chacun à mieux comprendre ses tâches. Quand un collaborateur a une hésitation, il peut avoir une explication en 3D de ce qu’on attend de lui, de la place où il doit mettre telle pièce, etc. En une demi-heure, un nouvel engagé ou un intérimaire sait ce qu’il devra faire pour la journée. Et ce n’est pas du travail à la chaîne, cela peut être avec un robot collaboratif. Voir cela a un côté hallucinant. “

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content