Denis-Emmanuel Philippe

Comment Telenet a allégé sa facture fiscale ?

Denis-Emmanuel Philippe Avocat-associé Bloom Law - Maître de conférences (ULg)

Les techniques d’optimisation fiscale de Telenet sont passées à la loupe par Denis-Emmanuel Philippe, avocat associé chez Bloom Law. Il répond à la question de savoir si le géant des télécoms était en droit de réduire sa base imposable grâce à la déduction de ses pertes fiscales reportées et de ses charges de financement.

Le 27 avril 2017, De Standaard titrait: “Voici pourquoi Telenet a payé aussi peu d’impôts”. Le quotidien faisait référence aux techniques d’optimisation suivantes du géant des télécoms: la déduction des pertes fiscales reportées et la déduction des charges de financement. Le câblo-opérateur malinois était-il en droit d’utiliser ces déductions fiscales ? Comment fonctionnent-elles ? La Belgique est-elle un paradis fiscal pour les grandes entreprises ? Que nous réserve le futur ? La réponse à ces questions devrait permettre de nuancer le débat.

1. Comment Telenet a allégé sa facture fiscale ?

Selon De Standaard, Telenet a payé 177 millions d’euros d’impôt des sociétés au total au cours des cinq dernières années. Telenet aurait diminué sa charge fiscale grâce à un “endettement externe agressif”: “Telenet avait presque 5 milliards d’euros de dettes à la date de clôture du bilan. Les intérêts que la société paie sur ces dettes sont fiscalement déductibles. Cela génère des centaines de millions de charges d’intérêts déductibles pour Telenet. Suivant les comptes annuels relatifs à l’année écoulée, Telenet avait des coûts de financement nets de 370 millions d’euros”.

Telenet aurait en outre minoré sa facture fiscale grâce à l’utilisation d’une autre déduction fiscale: les pertes fiscales reportées. Selon le quotidien flamand, Telenet n’a “pas été une success-story dès le départ et a connu de longues années difficiles avec différents changements d’actionnaires. Mais ce stock de pertes fiscales reportées est désormais épuisé”.

2. Comment fonctionne la déduction des pertes fiscales reportées ?

A. Cadre légal actuel

En Belgique, la déduction des pertes fiscales reportées est illimitée. D’une part, il n’y a pas de limite quantitative (limite à un certain montant ou à un pourcentage du bénéfice imposable). D’autre part, les pertes fiscales non utilisées sont reportables de manière illimitée dans le temps.

B. Et chez nos voisins ?

La Belgique jouit d’une position concurrentielle relativement avantageuse par rapport à ses voisins en matière de déductibilité des pertes fiscales. En Allemagne et en France, une limite quantitative s’applique: la déduction des pertes fiscales reportées est limitée à 1.000.000 d’euros, plus 60% (50% en France) du montant du bénéfice imposable supérieur à 1.000.000 d’euros. Aux Pays-Bas et au Luxembourg, il y a une limite du report dans le temps: le report est limité respectivement aux 9 et 17 périodes imposables suivantes.

La Belgique est-elle dès lors trop laxiste ? Absolument pas. L’absence de limitation à la déductibilité des pertes fiscales ne me paraît pas anormal au regard du système fiscal belge dans son ensemble, en particulier notre taux d’impôt des sociétés élevé (33,99%) et l’absence de consolidation fiscale. Pour s’en convaincre, il suffit d’avoir égard aux pays qui nous entourent: leur taux d’impôt des sociétés est souvent (significativement) inférieur et ils connaissent tous un régime de consolidation fiscale, par lequel les bénéfices d’une société appartenant à un groupe peuvent être compensés par les pertes d’une autre société du même groupe.

La déduction des pertes antérieures a pour objectif de donner un bol d’air frais aux sociétés qui ont connu une période financière difficile. Le géant des télécoms a lui aussi connu quelques années difficiles avant de devenir une success-story. Vue sous cet angle, l’utilisation par le câblo-opérateur malinois de ses pertes fiscales reportées est difficilement critiquable.

C. Que réserve l’avenir ?

Cette déductibilité illimitée sera-t-elle encore maintenue longtemps ? Très difficile à estimer. On sait que le gouvernement examine la possibilité de ramener le taux de l’impôt des sociétés à 20-25% en échange d’une suppression de niches fiscales et de déductions (pour assurer la neutralité budgétaire de l’opération). Si cette réforme voit le jour, il est fort probable que la déductibilité des pertes antérieures sera impactée (tout comme la déduction des intérêts notionnels).

3. Qu’en est-il de la déduction des charges d’intérêts ?

A. Cadre légal actuel

Il est par ailleurs indéniable que, pour ce qui concerne la déductibilité des coûts de financement, notre système fiscal est également plus avantageux comparativement à nos pays voisins.

En règle générale, les entreprises belges ont intérêt à se financer par endettement plutôt que par fonds propres. La raison est fort simple : les intérêts sont en principe déductibles de l’assiette de l’impôt des sociétés, alors que les dividendes doivent être rajoutés à la base imposable.

Une règle de sous-capitalisation a certes été introduite dans le paysage fiscal belge en 2012 (art. 198,11° du CIR). Celle-ci a toutefois une portée fort réduite :

· Elle ne joue que si un debt-equity ratio de 5/1 est dépassé. Le contraste avec les ratios de sous-capitalisation rigides de nos voisins, tels que l’Allemagne ou la France, est saisissant.

· Elle vise uniquement les prêts octroyés par (i) des sociétés faiblement taxées ou (ii) des sociétés liées. Les prêts consentis par d’autres prêteurs, tels que des sociétés tierces (banques), ne sont pas pris en compte.

Cette souplesse de la législation fiscale, combinée avec l’inexistence de dispositions de droit des sociétés imposant des ratios de fonds propres, permet sans doute d’expliquer pourquoi la plupart des entreprises belges sont largement financées par endettement. Ces considérations permettent de comprendre pourquoi Telenet a eu recours – pour reprendre l’expression du Standaard – à un “endettement externe agressif” (“agressieve schuldfinanciering“).

On aurait pu s’attendre à ce que la déduction pour capital risque (déduction des intérêts notionnels) incite davantage les entreprises belges à se financer par fonds propres. Il n’en fut rien. Ceci n’est toutefois pas si surprenant. D’une part, le taux de la déduction pour capital à risque s’est, au fil des années, réduit à peau de chagrin : il s’élève, en 2017, à 0,23 % pour les grandes sociétés et à 0,73 % pour les petites sociétés. D’autre part, les excédents de déduction des intérêts notionnels ne sont pas reportables. Par contraste, en cas de financement par endettement, les intérêts sont déductibles au taux du marché et peuvent générer des pertes fiscales reportées (l’utilisation des pertes fiscales étant illimitée dans le temps).

B. Que réserve l’avenir ?

La directive européenne anti-évasion fiscale du 12 juillet 2016 impactera de nombreuses entreprises belges qui recourent à l’emprunt.

La Directive limite en effet la déduction des intérêts en fonction d’un pourcentage de la marge d’exploitation brute. En bref : les charges d’emprunts sont déductibles à hauteur de 30% du résultat avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement (EBITDA) ou d’un montant de 3.000.000 EUR, le montant le plus élevé étant retenu. Les États membres peuvent toutefois choisir de ne pas appliquer cette limite de l’EBITDA aux entités qui n’appartiennent pas à un groupe. Les États membres doivent transposer la directive en droit interne pour le 31 décembre 2018 au plus tard, dans la perspective d’une application effective à partir du 1er janvier 2019.

Cette mesure ne peut être prise à la légère. Elle s’applique non seulement aux prêts intragroupes (prêts d’actionnaires), mais aussi aux prêts octroyés par des tiers. Elle englobe tant les prêts octroyés par des sociétés pleinement taxées que ceux consentis par des entités faiblement ou pas taxées (prêteurs établis dans des paradis fiscaux). Elle vise aussi les prêts bona fide entre deux sociétés belges.

L’exemple suivant illustre de manière éloquente la portée considérable de cette disposition. Une société belge appartenant à un groupe de sociétés, prend un prêt auprès d’une banque belge en vue de financer son activité économique (engagement de personnel, réalisation d’investissements, etc). Les intérêts payés par l’entreprise belge à la banque belge seront rejetés, dans la mesure où le montant des intérêts excède 30% de son EBITDA (et 3 millions d’euros).

4. Conclusion

Le géant des télécoms n’a fait qu’appliquer nos règles relativement souples en matière de déductibilité des pertes fiscales reportées et de déductibilité des charges de financement.

Il est à craindre que la déductibilité des pertes fiscales reportées soit à l’avenir restreinte. En soi, ceci pourrait être acceptable (adoption de limitations en ligne avec les règles en vigueur chez nos voisins), sous réserve que le taux de l’impôt des sociétés soit considérablement réduit (par ex. à 20%).

Quant à la déduction des charges d’intérêts, la récréation sera de toute façon sifflée sous peu: à partir de 2019, les nouvelles limites de la directive anti évasion fiscale entreront en vigueur.

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