Comment les géants de l’optique transforment leur “business model”

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Alors que le lunetier français Alain Afflelou vient d’annoncer un renforcement de son réseau chez nous, coup de projecteur sur les stratégies déployées – ou du moins qui devraient l’être – par un secteur forcé de se réinventer face à l’essor de “pure players” casseurs de prix.

“Une traversée du désert.” Voilà l’expression employée par Pierre-Alexandre Billiet, expert en distribution et CEO du magazine professionnel Gondola, pour décrire les années post-crise dans le secteur de la distribution d’optique. Un secteur qui, pour cet observateur, a subi d’importantes recompositions ces dernières années. “C’est au tournant de 2010 que ce marché a commencé à ressentir l’impact de nouveaux acteurs low cost en ligne, explique-t-il. Cette digitalisation a eu lieu dans des segments de niche comme la vente de lentilles.”

Fondés sur un modèle alliant faibles coûts fixes et levier technologique pour se forger progressivement une réputation de qualité et de conseil, les pure players de l’optique ont bousculé le marché. Pour répondre à ces nouveaux venus, les enseignes traditionnelles se sont lancées dans un premier temps dans une course destructrice au discount. “En baissant les marges sur les produits, le secteur s’est tiré une balle dans le pied, assure Pierre-Alexandre Billiet. Mais à partir de 2012-2013, il a commencé à se réinventer et il devra encore le faire.” Voici comment.

1. La segmentation de l’offre entre low cost et premium

La tendance dépasse largement le marché de l’optique. Le moyen de gamme est à la peine dans bien des secteurs, pris en tenaille dans un processus de polarisation qui valorise les deux extrémités du losange devenu sablier : le low cost et le haut de gamme. Les grands groupes d’optique sont dorénavant présents sur les deux segments.

Prenons le leader du marché en Belgique : Pearle. Il fait partie, avec GrandOptical, du groupe GrandVision, lui-même propriété du holding néerlandais HAL. Pearle adopte un positionnement discount alors que GrandOptical propose une offre premium. “On assiste à une scission avec d’un côté une clientèle qui ne veut pas lésiner sur le service, et de l’autre des clients pour lesquels seul le prix compte”, explique Pierre-Alexandre Billiet.

L’opticien Alain Afflelou suit la même tendance. Suite au rachat l’année dernière de l’enseigne française Optical Discount, le groupe souhaite aujourd’hui avancer en parallèle avec les deux marques. Alain Afflelou va ouvrir, sous sa marque propre, une cinquantaine de nouveaux magasins en Belgique (surtout en Flandre où il est peu présent), ainsi que 40 points de vente discount sous la marque Optical Discount. Une stratégie qui s’accompagne d’une montée en gamme de sa marque d’origine, permettant au lunetier de préserver ses marges. “Les enseignes Alain Afflelou se caractérisent dorénavant par plus de service, plus de digitalisation, explique Frédéric Poux, président du directoire. On n’y communique plus du tout sur les offres low cost, réservées à notre deuxième marque Optical Discount. Le fait d’avoir scindé les deux a clarifié notre offre.”

2. La différenciation et le renforcement de la marque

Selon une étude sur la distribution d’optique et d’appareils auditifs menée en début d’année par le cabinet d’analyse Precepta, c’est “la différenciation qui doit prendre le relais des stratégies de densification excessive du maillage territorial, qui réduisent les marges par magasin”. Autrement dit, il ne servirait à rien d’ouvrir beaucoup de magasins ; le tout serait de se différencier suffisamment. “Cela passe par l’affirmation d’un concept fort et cohérent pour renouveler l’expérience client autour de l’offre mais aussi de l’identité visuelle, des modes de distribution ou encore des nouveaux types de communication à l’ère des réseaux sociaux”, peut-on lire dans le document. “Or aujourd’hui, il y a une homogénéisation complète des acteurs en termes d’offre, souligne Sophie Rauch, l’auteure de l’étude. De plus, l’identité visuelle est souvent la même pour chaque enseigne. L’analyse des devantures de plusieurs chaînes montre très peu de différences.”

Après avoir trouvé un concept différenciant, l’étude préconise de lui adosser une marque forte. “Face à une concurrence protéiforme et inédite, une marque forte dispose d’une identité riche qui, au-delà de ses produits, véhicule des valeurs et incarne une certaine vision du monde. Elle établit un lien émotionnel avec ses clients. Sa capacité à les mobiliser lui confère un avantage concurrentiel décisif dans le monde numérique ou les effets de viralité sont rapides et puissants.”

3. La diversification

Pour ne pas mettre tous leurs oeufs dans le même panier, les mastodontes de la vue veulent aussi devenir des mastodontes de l’ouïe. Que ce soit avec AudioNova, propriété du holding HAL (Pearle, GrandOptical) ou avec Alain Afflelou Acousticien, lancé en 2011, pratiquement tous les acteurs de l’optique se sont positionnés sur le marché des audioprothèses. Il faut dire que les deux activités touchent à la santé, la patientelle est souvent commune. Et puis, comme le souligne Pierre-Alexandre Billiet, “les marges sur ce segment sont deux fois plus élevées que sur les produits d’optique”. “Chez Alain Afflelou, nous avons pour politique d’intégrer cette activité dans nos magasins d’optique via des corners”, explique Frédéric Poux. Déjà bien implanté dans l’Hexagone, Alain Afflelou Acousticien devrait débarquer chez nous dès la fin de l’année.

4. L’exploitation des avancées technologiques

D’après l’étude du cabinet d’analyse Precepta, si le digital permet aux distributeurs d’optique d’inventer de nouveaux usages sur de nouveaux supports, il leur permet surtout de conserver le meilleur des deux mondes, à savoir le rapport humain en boutique et la nouvelle liberté pour le client d’effectuer son propre parcours d’achat, via différents canaux. Chez Alain Afflelou, on ne conçoit pas la généralisation de la vente de lunettes par Internet. “Pour des pathologies simples, c’est possible, admet Frédéric Poux. Mais ça touche une toute petite partie de la population. Alors c’est vrai qu’au départ, on ne misait pas trop sur la vente de chaussures par Internet… Mais les chaussures, ce sont des produits finis, pas les lunettes.” L’enseigne française a toutefois bien intégré le digital en magasin. Elle permet aux clients de repartir avec leur portrait digital pour pouvoir essayer des montures chez eux.

“La prochaine étape, c’est l’Internet des objets et l’impression 3D”, avance Pierre-Alexandre Billiet. D’après l’étude de Precepta, “le big data et les objets connectés laissent présager d’infinies possibilité en termes de satisfaction client, d’innovation et de nouveaux usages en propulsant les produits d’optique, des lunettes connectées aux lentilles intelligentes, et d’audition, du GPS aux prothèses connectées, au coeur de la santé connectée et de ses promesses”.

“En matière de big data, il y a deux types de données qui peuvent constituer de gros atouts en magasin, détaille Sophie Rauch. Les données que le client accepte de fournir, et puis celles qu’il laisse sans forcément s’en apercevoir comme le fait de rester un certain temps sur un site. Toutes ces données peuvent permettre d’historiciser les achats pour mieux vendre, mais aussi de détecter les nouveaux clients potentiels. Concernant l’Internet des objets, j’y vois une application concrète pour les audioprothèses. Dans le cadre de la dépendance des personnes âgées, on pourrait leur trouver d’autres usages comme l’envoi de signaux.”

JÉRÉMIE LEMPEREUR

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