Peter Praet: “La BCE ne cherche pas à faire plaisir aux gouvernements”

Lors d'un Conseil des gouverneurs de la BCE à Francfort, en mars 2018. "L'intuition de Mario Draghi était la bonne." © Reuters

L’ancien économiste en chef de la Banque centrale européenne s’exprime pour la première fois depuis la fin de son mandat en mai dernier.

Face aux tensions inédites qui agitent la Banque centrale européenne (BCE), celui qui en fut le chief economist durant sept ans prend la défense de Mario Draghi, qui quittera la présidence de l’institution le 1er novembre, cédant sa place à Christine Lagarde. Mais le Belge, qui a défendu les mesures exceptionnelles de soutien à l’économie, s’interroge aussi sur la politique monétaire dans un contexte de démondialisation.

Les dernières décisions du Conseil des gouverneurs de la BCE – taux négatif, reprise des achats de dette pour une période indéterminée – ont déclenché un torrent de critiques. Mario Draghi achève son mandat dans un climat tumultueux. Comment vivez-vous ce moment ?

PETER PRAET. L’agitation qui a suivi la réunion de septembre dépasse tout ce que j’ai connu en huit ans. Le fait qu’un gouverneur publie un communiqué pour critiquer la décision me semble tout à fait inapproprié. Chacun doit garder son sang-froid. L’Eurosystème doit servir à expliquer en toute loyauté les décisions du Conseil des gouverneurs : il faut être capable d’exposer les pour et les contre même si l’on n’est pas d’accord avec le verdict. Certains n’ont pas joué le jeu.

Par conséquent, je suis favorable à ce que l’on publie les noms de ceux qui se sont prononcés pour ou contre les décisions, comme le fait la Réserve fédérale américaine. Jusqu’à ce jour, les discussions étaient anonymes afin de protéger les membres du conseil des pressions, notamment celles émanant de leur pays.

Un document montrant que Mario Draghi n’avait pas suivi les recommandations du comité de politique monétaire a même fuité dans les médias.

Je dois dire que l’une des choses qui m’ont le plus choqué ces dernières années, c’est le nombre d’informations qui ont fuité dans la presse – y compris nos prévisions économiques – et les commentaires publiés sous couvert d’anonymat. Ce type de comportement brise une règle d’or de la banque centrale : la préparation des décisions de politique monétaire doit rester confidentielle. Et à plus forte raison les travaux du comité de politique monétaire.

L’institution traverse-t-elle une crise sans précédent ?

Les divisions ont gagné en intensité. Dans le passé, nous avons déjà connu des tensions, par exemple lors de l’activation des programmes d’achats de titres de dette publique. La différence est qu’aujourd’hui, il existe un malaise chez tous les banquiers centraux, qui réalisent que leur politique monétaire peut difficilement répondre à l’environnement dans lequel nous nous trouvons. Et ce constat est partagé aussi bien par les “colombes” (qui privilégie la croissance et l’emploi, Ndlr) que par les “faucons” (dont la priorité est la lutte contre l’inflation, Ndlr).

La BCE a déjà affronté des situations difficiles par le passé.

Certes mais, lors des précédents chocs, elle n’a jamais agi seule. Lors de la grande crise financière de 2008, les Etats ont prêté main forte en assouplissant leur politique budgétaire. Au moment de la crise de la dette souveraine, l’Union européenne a mis en place de nouvelles institutions pour stabiliser la zone euro, comme le mécanisme européen de stabilité. Et à l’été 2015, la crise chinoise a donné lieu à une action coordonnée du G20.

Comment caractériser ce nouveau choc qui déconcerte les banques centrales ?

Je le qualifierai de choc d’incertitudes lié notamment aux tensions commerciales entre la Chine et les Etats-Unis et au Brexit. La crise turque qui pèse sur l’économie allemande ou les sanctions contre l’Iran qui pénalisent les entreprises européennes ajoutent à ce climat paralysant. Je reviens de plusieurs conférences à New York et tout le monde parle de démondialisation ! Ce contexte mine la confiance des entreprises, ce qui se traduit par un fort ralentissement de l’investissement. Il semble que nous soyons au début d’un changement profond de l’environnement international. Ceci dépasse clairement la mission des banques centrales. Celles-ci ont bien sûr une influence sur les conditions de crédit. Mais toute la question est de savoir si, dans ce contexte, ce sera suffisant pour stimuler l’économie réelle. Je ne crois pas que la politique monétaire puisse avoir un impact important.

Au forum de la BCE, à Sintra, en juin dernier. Une conférence qui suscite encore le débat...
Au forum de la BCE, à Sintra, en juin dernier. Une conférence qui suscite encore le débat…© GETTY IMAGES

Que faudrait-il faire ?

L’important est de combiner une politique de choc d’offre positif, une politique budgétaire expansionniste et une politique monétaire accommodante.

Comment dès lors comprendre les mesures annoncées en septembre par la BCE ?

Il me semble qu’il faut se replacer quelques mois plus tôt, dans le contexte de la conférence de Sintra ( au Portugal, en juin dernier, Ndlr). Mario Draghi avait exprimé sa préoccupation quant aux perspectives économiques et suggéré une réaction forte de la politique monétaire. En septembre, le Conseil des gouverneurs se devait de rester cohérent avec sa stratégie et sa communication en décidant d’un paquet de mesures. Maintenant, ce paquet est en place et les discussions vont se déplacer vers la question du calibrage.

La reprise du programme d’achats de dette (ou quantitative easing, soit QE), est particulièrement critiquée et perçue comme du financement monétaire par certains.

La Cour de justice de l’Union européenne a balayé cette idée. La critique porte sur le fait que la BCE appelle à la relance budgétaire alors qu’elle assure que les taux resteront bas pendant une longue période. Attention, en réalité, la BCE ne cherche pas à faire plaisir aux gouvernements, elle cherche à atteindre sa cible d’inflation.

Christine Lagarde, qui prend ses fonctions le 1er novembre, n’a-t-elle pas désormais les mains liées ?

Les critiques les plus sévères estiment que Mario Draghi a coincé Christine Lagarde et bridé ses moyens d’action pour une longue période. D’autres diront qu’il la met à l’abri. Le paquet de mesures est en place, le Conseil des gouverneurs aura donc toute latitude pour calibrer les différents outils.

Pourquoi avait-il envoyé des signaux aussi accommodants à Sintra ?

La situation économique s’était dégradée, avec des craintes de fort ralentissement au niveau mondial. Dans la zone euro, la contraction de l’activité manufacturière en Allemagne préoccupait la BCE. A cela s’ajoutait un facteur extérieur : si la Réserve fédérale américaine baissait fortement ses taux, cela provoquerait un resserrement des conditions financières en Europe via un renchérissement de l’euro face au dollar.

Le président Donald Trump a d’ailleurs vivement réagi au discours de Mario Draghi et y a vu une sorte d’intervention verbale sur le change.

Oui, ça prouve que l’intuition de Mario était la bonne.

Mais le taux de change n’est pas un objectif de la BCE.

Certes, mais c’est un canal de transmission de la politique monétaire parmi les autres. A chaque réunion du Conseil des gouverneurs, on regarde l’évolution des conditions financières, en particulier celle du Bund et de l’euro.

Mario Draghi appelle les Etats à jouer leur rôle et utiliser leurs marges budgétaires. De quels Etats parle-t-on ?

L’Allemagne, les Pays-Bas. Mais pas uniquement. Cela peut aussi concerner la France. Quand on met en place un choc d’offre positif – je pense à la réforme du droit du travail -, on peut envisager de lâcher un peu de lest au niveau budgétaire. La France l’a fait avec les 10 milliards d’euros débloqués suite à la crise des gilets jaunes. Elle a profité des taux bas pour s’endetter un peu plus. Il serait absurde dans ce contexte de taux bas de ne pas avoir des plans d’investissement public plus ambitieux.

La Réserve fédérale vient de lancer des opérations d’achats de titres pour contrer une crise de liquidité. Est-ce un signal inquiétant ?

Il faut bien rappeler qu’il ne s’agit pas d’un vrai ” QE ” car les achats ne portent que sur les titres de court terme. La Réserve fédérale est largement préparée, mais ce qui a surpris, c’est que le besoin de liquidité des banques atteigne des niveaux aussi élevés. La Réserve fédérale est en train de revoir ses règles car il y a un problème de distribution de liquidités. Face aux incertitudes politiques actuelles et en raison des contraintes réglementaires, les grandes banques ont tendance à garder du cash. D’autant que les réserves excédentaires placées à la Réserve fédérale sont rémunérées. Là-bas, le taux est positif. Je pense que, dans ce climat incertain, les grands établissements financiers veulent se prémunir contre un éventuel assèchement brutal des liquidités sur le marché interbancaire. Même si, contrairement à 2007-2008, il ne s’agit pas d’un problème de défiance entre banques, c’est-à-dire d’un risque de contrepartie.

Par Isabelle Couet.

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