Les coulisses de l’enquête Bois Sauvage

Comment le juge Claise est-il parvenu à mettre les patrons de Bois Sauvage et de Recticel en prison ? En 2009, Trends-Tendances menait l’enquête dans les coulisses d’une enquête rare en matière de délit d’initiés.

(Note : cet article est paru dans le magazine Trends-Tendances daté du 8 octobre 2009.)

L’affaire Fortis n’en finit plus de susciter des remous. Et non des moindres ! En moins d’une semaine, deux patrons d’entreprise se sont successivement retrouvés inculpés et placés en détention préventive pour délit d’initié : Vincent Doumier, l’administrateur délégué de la Compagnie du Bois Sauvage, et Luc Vansteenkiste, le patron de Recticel et ancien président de la FEB. Incroyable ! Jamais deux hommes d’affaires de premier plan n’avaient été jusqu’ici mis sous les verrous pour pareil motif.

Plus personne ne l’ignore, ces deux arrestations spectaculaires sont à mettre au compte du juge d’instruction Michel Claise. Celui-ci cherche à savoir si Vincent Doumier et, à travers lui, sa société Bois Sauvage ont eu vent d’informations privilégiées qui auraient permis au holding de céder opportunément 3,6 millions de titres Fortis, à l’automne 2008. Et si oui, qui a informé Vincent Doumier ? Luc Vansteenkiste ? D’autres membres du top de Fortis ?

Une initiative du parquet de Bruxelles

Cela fait maintenant plusieurs mois que le magistrat bruxellois et son équipe travaillent d’arrache-pied pour répondre à ces questions cruciales. Un dossier dont les faits remontent au vendredi 3 octobre 2008. Ce jour-là, à l’aube, les gouvernements belges et néerlandais négocient, en urgence et dans le secret, le rachat par le second des activités néerlandaises de Fortis qui, depuis le vendredi précédent, le 26 septembre, tremble sur ses bases. Une transaction de 16,8 milliards d’euros. L’information se diffuse dans les milieux politiques et économiques des deux côtés de la frontière belgo-néerlandaise. Mais elle n’est rendue publique qu’en fin d’après-midi, après la clôture des marchés.

Dans la foulée de ces événements, la Commission bancaire, financière et des assurances (CBFA), le gendarme des banques, aussi en charge du contrôle des marchés, s’aperçoit que des transactions suspectes ont eu lieu avant la fermeture de la Bourse de Bruxelles. Comme si des personnes savaient que Fortis allait sombrer. Elle décide alors d’enquêter sur un possible délit d’initié chez Bois Sauvage qui, ce même 3 octobre 2008, a pris la décision de vendre quelque 3,6 millions de titres Fortis à un prix de 5,40 euros l’action, alors que quelques jours plus tard elle ne valait plus que 1,50 euro. “L’enquête est toujours en cours et nous travaillons en bonne intelligence avec le parquet”, répond-on du côté de la CBFA où on ne préfère pas entrer dans les détails de la collaboration avec les autorités judiciaires. Il faut dire que Bois Sauvage n’a jamais caché cette transaction, lui épargnant en théorie une perte de 14 millions d’euros. Un communiqué était tombé le 5 octobre, au moment où les Français de BNP Paribas annonçaient l’accord sur le rachat d’une grande partie des actifs belges et luxembourgeois de Fortis.

Ne disposant pas des pouvoirs d’investigation réservés à la justice (perquisitions, mandats d’arrêts, écoutes téléphoniques), la CBFA a-t-elle transmis ses informations au parquet de Bruxelles ? Apparemment oui. Mais il n’est pas certain que ce soit elle qui, la première, ait attiré son attention. Autrement dit, le parquet, même s’il se refuse à tout commentaire sur le sujet, n’a pas attendu la CBFA pour plancher sur l’affaire. Il aurait recueilli des éléments d’informations via d’autres sources. Des sources policières qui auraient eu vent de possibles irrégularités dans la vente de blocs d’actions Fortis dans les jours qui ont précédé son démantèlement. Des soupçons dont la police auraient fait part au parquet de Bruxelles, au début de cette année. Plus rapide sur la balle que par le passé, parce que débarrassé de son énorme arriéré judiciaire, le parquet juge alors les soupçons sérieux, procède à une petite enquête préliminaire, avant d’ouvrir une instruction pour de bon et de confier le dossier à Michel Claise. Les présomptions de délit d’initié semblant convaincantes.

Une masse d’infos téléphoniques

Lorsque Michel Claise commence à travailler sur l’affaire, en avril dernier, c’est pour lui un dossier comme un autre. Ne serait-ce que parce que bien qu’étiqueté à gauche, l’homme n’est pas vraiment du genre à vouloir viser en particulier des personnalités en vue de l’ establishment. La preuve : voici quelques années, il n’a pas épargné un haut fonctionnaire du monde culturel, Georges Dumortier, qui avait abusé des notes de frais, ni des syndicalistes du Setca. Ce serait donc une erreur de tenter une lecture politique du dossier, interprétant cette instruction comme une manière de mettre en difficulté le patron de la CBFA, Jean-Paul Servais, ancien chef de cabinet du ministre des Finances libéral Didier Reynders.

Non, fidèle à sa réputation de juge indépendant, Michel Claise aborde le dossier avec méthode. Sans aucun a priori. Qui a posé les actes ? Et dans quelles circonstances ? Où faut-il d’abord agir pour être le plus efficace ? Telles sont les questions qu’il a dû se poser. Et pour y répondre, il faut dans un premier temps procéder à des vérifications auprès de la CBFA. Mais aussi analyser un tas de données téléphoniques, sans toutefois disposer du contenu des conversations. “Des données téléphoniques qui portent sur plusieurs dizaines de numéros et plusieurs milliers d’appels”, confie-t-on dans les milieux de l’enquête. Un travail de fourmi qui prend du temps. Beaucoup de temps. Aussi parce qu’à l’instar des trois autres juges financiers bruxellois, Michel Claise dispose de moyens humains assez limités pour mener son enquête. Selon nos informations, un seul enquêteur travaillerait full time sur le dossier Bois Sauvage ! Un remarquable limier néanmoins. Le même que celui qui a démêlé l’écheveau de la célèbre affaire Pineau-Valencienne.

Et puis, dans ce genre de dossier, l’une des principales difficultés pour pouvoir porter l’affaire devant les tribunaux consiste à mettre en lumière le lien de cause à effet, clair et net, entre le “tuyau” et la vente ou l’achat d’actions. Un lien essentiel. Car ce qui s’avère être un délit est au départ quelque chose d’assez banal, de non confidentiel par définition et qui est même tombé dans le domaine public… dès l’instant où Bois Sauvage a communiqué à ce sujet.

Plusieurs transactions litigieuses

Pour confirmer certains soupçons, Michel Claise décide, fin avril, de faire une perquisition chez Bois Sauvage. Une trentaine d’enquêteurs et policiers participent à cette opération coup de poing au cours de laquelle sont saisis du matériel informatique, des BlackBerry, des documents internes, etc. Dans la foulée, il procède aussi à quelques auditions, notamment celle d’une trader de Bois Sauvage, impliquée dans la vente des paquets de titres. Un témoignage-clé. Car c’est elle qui, rentrant d’un déjeuner ce fameux 3 octobre 2008, s’est retrouvée nez à nez avec les trois membres du comité de direction (Vincent Doumier, Yves Liénart van Lidth de Jeude et Laurent Puissant Baeyens) chez Bois Sauvage complètement affolés, lui demandant si elle avait bien vendu en matinée, comme prévu, un million de titres Fortis. Et répondant par l’affirmative, c’est elle aussi qui s’est vu signifier son bon de sortie. Avec un chèque destiné sans doute à la faire taire.

Et pour cause : d’après certains éléments de l’enquête, le holding aurait profité d’un vent favorable pour vendre 3,6 millions de titres non pas en un bloc mais en trois paquets distincts : un en matinée, un sur le temps de midi et un dans le courant de l’après-midi. Ce sont ces deux derniers paquets, l’un portant sur un million d’actions et l’autre sur un bloc d’1,6 million de titres, qui posent problème. En effet, le premier ordre de vente a été passé par la trader en question, le matin. Et ce, dans les règles de l’art, suite à une décision de l’ensemble de la direction, la veille, le 2 octobre 2008. Par contre, les deux autres ventes massives n’ont pas fait l’objet de la même concertation chez Bois Sauvage. Selon nos informations, c’est Vincent Doumier lui-même qui, paniqué, aurait passé à la hâte ces deux ordres de vente, violant ainsi les règles internes de la société. Celles-ci semblent donc précipitées et suspectes. D’autant plus suspectes qu’elles se sont déroulées après la tenue le matin même d’un conseil d’administration extraordinaire de Fortis Banque, auquel Luc Vansteenkiste, également administrateur de Bois Sauvage, a participé depuis Séville par le biais d’une conference call. Mais aussi parce que Bois Sauvage semble avoir voulu noyer le poisson en laissant entendre dans son communiqué officiel du 5 octobre, tombé donc au moment où les Français de BNP Paribas annonçaient l’accord sur le rachat d’une grande partie des actifs belges et luxembourgeois de Fortis, que ces ventes du vendredi 3 octobre s’étaient déroulées en une seule fois et qu’elles faisaient de toute façon partie d’une réduction programmée du portefeuille financier du holding. Ce dernier ayant déjà vendu, en août 2008, un million de titres, à 9,60 euros. Une séquence des opérations que Bois Sauvage a peut-être essayé de camoufler dans ses documents internes. D’où les accusations de faux et usage de faux et pas uniquement de délit d’initié.

Michel Claise met le turbo

L’été passe. Les recherches progressent. Vite. Nous sommes en septembre. A ce stade de l’enquête, Michel Claise est pratiquement sûr de son coup. Il dispose de suffisamment d’éléments qui permettent de penser que Vincent Doumier a bel et bien vendu des actions Fortis suite à une information privilégiée transmise par Luc Vansteenkiste. Mais il faut passer à l’action. Pourquoi ? Parce qu’il est nécessaire de préserver ces “indices sérieux”. Le risque que des complices échafaudent des versions concordantes ou fassent disparaître des preuves est selon lui réel. Il pourrait, en outre, perdre certaines données téléphoniques capitales. Il faut savoir en effet que les opérateurs conservent leurs archives téléphoniques pendant un an. Voilà pourquoi, les 10 et 21 septembre derniers, Vincent Doumier et Luc Vansteenkiste se retrouvent successivement inculpés et placés en détention préventive. But de la manoeuvre : éviter que les principaux intéressés n’aménagent leur vérité respective. En agissant d’abord en aval de la chaîne, vers ceux qui ont donné les ordres anormaux.

Les deux arrestations font grand bruit et suscitent la polémique dans la presse, surtout au nord du pays. Décrivant Michel Claise comme un juge abusant des mandats d’arrêt pour faire pression sur les détenus, d’aucuns s’interrogent sur les objectifs poursuivis par le magistrat alors que l’enquête est quasiment terminée. “Dans le cas précis, précise-t-on du côté du substitut du procureur du Roi de Bruxelles, les deux mandats d’arrêt ont été requis par le parquet. Michel Claise n’a fait que donner suite à ces réquisitions. Ce n’est donc pas un acte isolé de sa part.”

Qu’ont révélé ces deux arrestations ? Difficile à dire. Des aveux ? “Le dossier n’est pas basé sur des aveux”, avance-t-on à nouveau du côté du parquet. Ce qui semble logique dans la mesure où avouer d’avoir trahi le secret, reviendrait à signer un chèque de 42 millions d’euros au juge, à titre d’amende. S’agit-il alors de contradictions ? De mensonges ? D’autres noms ? Que Vincent Doumier, prévenu par Vansteenkiste, a vendu dans la foulée son propre portefeuille d’actions Fortis ? Comme Yves Liénart van Lidth de Jeude. Ce n’est pas impossible. Seul Michel Claise le sait. Mais il se dit dans les milieux d’enquête que les carottes sont bel bien cuites pour les auteurs de ce délit d’initié, toujours présumé.

Et les acheteurs grugés ?

Reste bien évidemment un grand mystère : à qui Bois Sauvage a-t-il vendu les paquets de titres en question ? La question est loin d’être anodine. D’abord parce qu’il est assez rare de trouver un acquéreur pour pareils blocs de titres. Ensuite parce que les noms de ces acquéreurs pourraient réserver de grosses surprises. Toujours selon nos informations, trois institutions financières de la place seraient en effet concernées. Deux grandes banques à réseaux ainsi qu’une banque privée et d’affaires. Pour quelles raisons ces institutions ont-elles accepté d’acheter ces titres Fortis ? L’ont-elles fait pour compte propre ou ont-elles parqué ces actions dans des fonds maison ? Et puis, last but not least, s’agit-il, pour la maison de gestion en question, de la Banque Degroof dont Bois Sauvage est actionnaire ? “La banque n’est pas mise en cause dans cette affaire, répond son porte-parole. Il y a une instruction en cours qui ne nous autorise pas, comme personne d’ailleurs, à faire de déclarations.” Des propos que les initiés comprendront…

Sébastien Buron

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