“En dessous de 5000 euros, on est dans l’émotion. Au-delà, on a un rendement”

© Reuters

Le triptyque d’études de Lucian Freud par le peintre irlandais Francis Bacon est devenu l’oeuvre d’art la plus chère du monde, à 142 millions de dollars. Décryptage d’un record avec Thierry Ehrmann, président fondateur de Artprice, spécialiste de la cotation du marché de l’art.

C’est désormais l’oeuvre d’art la plus chère au monde. Le triptyque d’études de Lucian Freud par le peintre irlandais Francis Bacon a trouvé preneur lors d’une vente aux enchères chez Christie’s à New York pour 142,4 millions de dollars, soit 105,8 millions d’euros. De quoi détrôner les 120 millions de dollars atteints par la célèbre peinture Le Cri du norvégien Edvard Munch.

Le précédent record atteint par Francis Bacon avait été de 49,7 millions d’euros en 2008 pour l’oeuvre Triptyque. En un peu plus de 10 ans, l’artiste irlandais est ainsi passé du 36e rang mondial, en 2000, en terme de chiffre d’affaires généré par ses oeuvres, au 7e rang en 2012. 90% de ses adjudications sont toutefois inférieures à 31 000 euros.

Qu’est-ce qui explique l’envolée de la cote de Francis Bacon et le record de ce triptyque? Qui sont les acquéreurs de telles pièces? Thierry Ehrmann, le président et fondateur de Artprice, site de cotation du marché de l’art en ligne apporte son éclairage d’expert.

Comment une oeuvre de Francis Bacon a-t-elle pu atteindre de tels sommets ?

Les Trois études de Lucian Freud existaient déjà, mais elles n’avaient jamais été réunies. Les trois panneaux avaient été séparés pendant 15 à 16 ans. C’est très rare d’avoir, dans l’histoire de l’Art, la réunion d’un triptyque qui a vraiment du sens (je ne parle pas d’un triptyque du Moyen Age). Un triptyque moderne est très rare et la réunion des trois panneaux est pratiquement impossible! Ici, c’est un élément qui a joué énormément dans le prix qui a été atteint.

Cette “occasion unique dans une vie” comme l’a décrit la maison Christie’s n’explique pas tout. Quel est le facteur économique qui pourrait expliquer ce record mondial ?

Il faut bien savoir que ces 10 dernières années, il s’est construit plus de musées et de centres d’art qu’au cours de tout le XXe siècle. Entre 2010 et 2020, il va se construire l’équivalent de 2 fois le volume du XXe siècle! Et ce, sur tous les continents. Notamment en Asie, qui prévoit d’ouvrir des milliers de musées, au Proche Orient aussi et en Amérique du Sud, au Brésil, par exemple, qui a augmenté de 800% les budgets dédiés à ses musées… Tout cela crée une demande d’oeuvres énorme, dans le monde entier. Le marché de l’art contemporain est passé de 75 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2000 à plus d’un milliard cette année. C’est quand même énorme! D’autant que nous vivons la plus grande crise économique de l’histoire, notamment en Occident!

L’art est-il devenu une valeur-refuge ?

Actuellement en bourse, les financiers les plus avisés peuvent sortir rincés d’une opération. Dans le marché de l’art, quand vous achetez intelligemment, (c’est-à-dire en connaissance de cause), au pire, vous revendez au prix ou vous l’avez acheté. Le marché de l’art est un marché très stable. Avec un rendement simple: en dessous de 5000 euros, le marché de l’art n’existe pas. On est dans l’émotion. “5000 euros” n’est pas une oeuvre d’art. Jusqu’à 50.000 euros, on a un rendement de 3 à 5%. Entre 50 et 100.000 euros, un rendement de 7%. Et au-dessus de 100.000 euros, on a un rendement de 12% à 15%… Pourquoi ? Parce que, au-dessus de 100.000 euros, vous achetez uniquement des documents: que vous fassiez l’acquisition d’un Déjeuner sur l’herbe de Jacquet ou d’une Poubelle Organique d’Arman, il vous faudra le catalogue raisonné, la référence, les bons experts… Toute une somme d’éléments qui font que l’oeuvre que vous aurez achetée aura réellement une qualité muséale.

Et puis, quand on achète une oeuvre -sauf élément exogène important- l’oeuvre ne fait que se bonifier avec le temps. Si vous achetez un sac de marque, par exemple, dès quand vous sortez du magasin, sa valeur subit un coefficient d’abattement de vétusté de 20%; ce qui n’est pas applicable aux oeuvres d’art.

Augmentation du nombre de musées, stabilité … tout cela explique-t-il à lui seul la galvanisation du marché de l’art actuellement ?

C’est un ensemble. Le marché de l’art, aujourd’hui, existe à travers le musée -privatifs ou nationaux. Ils s’en crée partout dans le monde parce que le musée a rejoint l’univers de l’entertainment, du loisir. Les musées d’aujourd’hui sont en rupture totale avec ce que nos parents et nous-mêmes appelions ” la migraine du conservateur”; c’est-à-dire un musée stratifié, gelé dans lequel il y a ce parcours immuable des collections. Aujourd’hui les musées achètent des oeuvres majeures pour faire venir des gens de l’autre bout du monde. Il y a maintenant un véritable tourisme muséal. Or, un musée qui se crée doit se constituer une collection. Le marché monte de tous les côtés car il y a plus de demandes que d’offres. Il y a actuellement plus de 900 000 artistes contemporains vivants et qui gèrent très bien leur carrière. Le mythe de l’artiste maudit est révolu. Par ailleurs, au sortir de la seconde guerre mondiale, on comptait 500 000 grands collectionneurs. On a désormais 37 millions d’amateurs et de collectionneurs qui disposent d’1 million de dollars par an pour faire leurs emplettes.

Quel est le profil de ces nouveaux collectionneurs ?

Ils viennent essentiellement de Chine. Là-bas, la constitution d’une collection, constitue une mesure du niveau social. C’est très américain. Un Américain est capable d’ouvrir la porte de ses toilettes pour vous montrer qu’il a un petit Picasso. Et puis, les gens s’aperçoivent que, comme au temps des Médicis, l’art stabilise et positionne socialement l’individu plus qu’une démonstration d’immobilier et de parc de voitures… Avant, le raisonnement classique de quelqu’un qui arrivait à mettre un peu d’argent de côté c’était: “j’achète d’abord mon mobilier, puis mon immobilier puis je me constitue un portefeuille de valeurs de placement en Bourse et, peut-être, en 4e strate j’envisage l’art”. Maintenant, on peut acheter Ikea, et en parallèle, des oeuvres d’art. Ça s’est démocratisé, au même titre que le tennis ou le golf.

Et à ce niveau-là, la spéculation doit en plus faire un effet de levier énorme, non ?

Je vais vous donner une réponse qui est terrible. Si vous faites un peu de bourse, c’est ce qu’on appelle le taux d’invendus. Lorsque le marché de l’art s’emballe, le taux d’invendus s’effondre littéralement. Ce qui veut dire que les gens achètent tout et n’importe quoi pour pouvoir acheter l’oeuvre. Actuellement, on est toujours dans un taux d’invendus mondial qui se situe entre 32 et 37%. Si on était en pleine explosion, dans une bulle, on tomberait à 18 voire 15% d’invendus. Ça signifie que le marché achète de la belle oeuvre, au bon moment, avec la belle histoire, du bon artiste. Dès que vous n’avez pas ces quatre paramètres réunis, comme par hasard, l’oeuvre est, soit pas vendue, soit elle l’est à un prix bas. Le marché effectue une sorte de nettoyage.

La vente de Christie’s regroupait un très grand nombre d’oeuvres d’art extrêmement prestigieuses, est-ce courant ?

Oui, mais il faut connaître deux chiffres: 51% des oeuvres d’art dans le monde sont inférieures à 1500 euros et 81% des oeuvres d’art vendues dans le monde sont inférieures à 12 000 euros. Statistiquement, les enchères millionnaires comme celle de Christie’s représentent 1/10 000e du marché de l’art.

Les Trois études de Lucian Freud ont été vendues en 6 minutes… Est-ce un record ?

Non, en réalité, les oeuvres sont préachetées: pour les oeuvres de ce niveau, on demande des cautions de banque. Au moment de l’enchère, le commissaire-priseur dispose déjà de 15, 20 achats fermes pour lesquels on a déjà des cautions de banques. Il a les lignes de crédit des clients et il sait que, dès qu’il passe une ligne, le client est éliminé et donc c’est un autre qui rapporte. Ca fait en quelques sortes le tri, le travail est déjà fait en amont. Pour un tableau qui se situe entre 500 000 et 1 million de dollars, l’enchère peut durer entre 12 et 15 minutes parce qu’on travaille en “live”.

Iris Mazzacurati

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