Andrew McAfee (chercheur au MIT): “Il faut arrêter de former les travailleurs comme il y a 80 ans”

Andrew McAfee (MIT): "On doit arrêter d'apprendre aux gens à museler toute leur créativité." © photos : Getty Images

Andrew McAfee est chercheur au MIT, dont il a fondé le département de recherche sur l’économie numérique avec Erik Brynjolfsson. Les deux hommes ont publié plusieurs ouvrages sur l’impact de l’automatisation et des nouvelles technologies, dont “Le deuxième âge de la machine”.

Selon Andrew McAfee, ” l’ensemble de notre système éducatif, au moins jusqu’à l’entrée à l’université et parfois après, ne laisse aucune part à la créativité “.

Beaucoup d’études ont alerté sur le fait que l’intelligence artificielle (IA) et l’automatisation risquaient de détruire des emplois de façon massive. Mais on constate exactement l’inverse aux Etats-Unis, avec un taux de chômage qui n’a jamais été aussi bas. Comment l’expliquez-vous ?

ANDREW MCAFEE. Le schéma que nous observons est en fait le même que par le passé : des technologies puissantes apparaissent, elles permettent d’automatiser certains emplois, mais elles créent également d’autres emplois. Jusqu’ici, l’IA et les technologies numériques constituent un nouveau chapitre de la même histoire. La croissance de l’emploi a été remarquablement forte ces dernières années aux Etats-Unis, donc il est encore impossible de parler d’une crise de l’emploi. Comme le dit très bien l’économiste Robert J. Gordon, ” nous n’avons pas de problème de quantité des emplois, mais nous avons un problème de qualité des emplois “.

Il faut réfléchir en termes de rareté, car généralement les choses rares sont celles qui attirent la valeur.

Quels sont les emplois les plus menacés ?

La classe moyenne américaine, comme celle de la plupart des pays industrialisés, y compris la France, s’est construite sur du travail répétitif – que ce soit le travail physique d’un ouvrier sur une chaîne de montage ou le travail intellectuel d’un comptable chargé de la paie. Les emplois de ce type ont disparu. Pas complètement, bien sûr, mais ils sont dans le rétroviseur. Et ils ne reviendront pas en masse. C’est inquiétant, car une classe moyenne massive et confiante dans l’avenir est importante pour la stabilité de la démocratie : quand ses membres pensent que le contrat pour lequel ils ont signé n’est plus respecté, alors ils deviennent réceptifs aux discours démagogues, populistes et autoritaires, et toutes sortes de leaders inquiétants peuvent arriver au pouvoir en leur disant : ” Si le contrat n’est pas respecté, c’est la faute des Chinois, des Mexicains, des immigrés… “.

Dans ” Le deuxième âge de la machine “, Erik Brynjolfsson et vous expliquez que ces technologies peuvent être synonymes, en même temps, de croissance, voire d’abondance, mais aussi d’inégalités…

La technologie permet de créer plus de richesse, mais il n’y a pas de loi économique qui assure que la richesse sera redistribuée comme elle l’a été au cours des dernières décennies. Donc l’abondance est là, nous voyons beaucoup d’effets incroyablement positifs des technologies, mais rien ne garantit que la croissance sera équitablement partagée.

Une idée de plus en plus répandue est qu’il faudra former les travailleurs, car les compétences des machines vont progresser. Mais sait-on déjà à quoi les former ?

Il faut avant tout arrêter de former les étudiants et les actifs à l’économie telle qu’elle était il y a 80 ans ! Après la Seconde Guerre mondiale, nous avions besoin de beaucoup de gens formés à des tâches répétitives. Nous n’en avons plus besoin, parce que ces tâches s’automatisent très bien ! Mais nous savons aussi quelles seront les compétences nécessaires. Il s’agit avant tout des compétences scientifiques – si vous comprenez la science et l’informatique, vous vous en sortirez. Si vous êtes quelqu’un de créatif, capable de trouver de nouvelles idées qui plaisent aux gens, si vous êtes un entrepreneur par nature, vous vous en sortirez bien aussi. Et si vous avez des compétences sociales avancées – si vous êtes bon pour négocier, motiver, coordonner, persuader les autres -, tout montre que le futur du travail vous conviendra.

Andrew McAfee (chercheur au MIT):
© photos : Getty Images

Il y a quelques années, dans un article pour le magazine ” Foreign Affairs “, Erik Brynjolfsson et vous estimiez que la division classique entre le capital et le travail ne s’appliquait plus, et qu’il fallait y ajouter un troisième facteur…

Ce que nous pensions à l’époque, et de nombreuses recherches d’Erik nous ont confortés dans cette analyse, c’est que travail et capital ne sont plus les seules sources possibles de valeur. Il faut réfléchir en termes de rareté, car généralement les choses rares sont celles qui attirent la valeur. Est-ce que le capital est rare aujourd’hui ? Non, il n’y a jamais eu autant de capital disponible pour financer l’économie. Tous les investisseurs que je rencontre m’expliquent qu’ils n’ont aucun mal à trouver des fonds, mais ils ont du mal à trouver de bons projets. D’où le troisième facteur : ce qui est rare, ce sont les très bonnes idées – permettre aux particuliers de faire dormir des inconnus chez eux aurait paru stupide il y a 10 ans, sauf que c’est le point de départ d’Airbnb ! Ce sont des idées comme celle-ci qui sont rares, et nous avons besoin de gens capables de voir l’état actuel de la technologie et de s’en inspirer pour résoudre de grands problèmes.

Mais comment arriver à avoir des idées novatrices ?

Là aussi, on doit d’abord arrêter d’apprendre aux gens à museler toute leur créativité. L’ensemble de notre système éducatif, au moins jusqu’à l’entrée à l’université et parfois après, ne laisse aucune part à la créativité. Il s’agit avant tout de s’asseoir dans une classe, de maîtriser les faits, de réussir les examens et d’obéir. J’ai commencé ma scolarité dans une école Montessori, et à partir de huit ou neuf ans, je suis allé dans le système scolaire classique : j’ai eu l’impression d’être envoyé en prison !

Les entreprises, elles aussi, ont souvent un problème de créativité et d’adaptation aux nouvelles technologies. Comment peuvent-elles s’en sortir ?

Je n’aime pas trop parler de start-up, parce que Google n’est plus une start-up depuis longtemps. Pourtant, son ADN est complètement différent de celui de Renault, par exemple. Il y a des entreprises traditionnelles qui réussiront leur transition parce que leurs dirigeants sont visionnaires, mais je pense que la plupart d’entre elles n’existeront plus dans 30 ans.

Prenons un exemple historique. Il y a un siècle, il est apparu évident que l’électricité allait dépasser la machine à vapeur dans l’industrie. Quand les entreprises traditionnelles de l’époque en ont pris conscience, elles ont juste remplacé les énormes machines à vapeur de leurs usines par d’énormes moteurs électriques, et n’ont rien changé d’autre, elles ont gardé les mêmes chaînes de production, les mêmes systèmes de transmission, etc. Les nouveaux venus, eux, ont mis des petits moteurs électriques partout dans leurs usines. Et ce sont eux qui ont réellement tiré profit de l’électrification, car ils n’étaient pas prisonniers du passé. Je pense qu’il se passe la même chose aujourd’hui.

Aux Etats-Unis comme en Europe, de plus en plus de gens pensent que les géants d’Internet doivent être régulés. Etes-vous d’accord ?

C’est incroyable à quelle vitesse ces entreprises sont passées du statut de start-up que tout le monde admirait à celui de grandes entreprises vues comme une menace, non seulement pour l’économie mais même pour la démocratie. Je crois que, ces temps-ci, Facebook est incroyablement difficile à défendre, car il a commis des erreurs et des faux pas très graves. A-t-il permis d’influencer des élections aux Etats-Unis et ailleurs ? Oui. Auraient-ils dû s’en rendre compte et l’empêcher ? Oui, évidemment. Après, les choses sont plus compliquées, par exemple sur la question de la liberté d’expression.

Il y a également une question de taille et de droit de la concurrence…

Nous avons déjà beaucoup de lois antitrust aux Etats-Unis. Est-ce que Google est le seul moteur de recherche au monde ? Non. Est-ce le seul diffuseur de publicité ? Non, et Amazon est même devenu un grand diffuseur de publicité. L’idée que ces acteurs ne doivent plus affronter de compétition est totalement fausse.

C’est incroyable à quelle vitesse ces entreprises sont passées du statut de start-up admirée à celui de menace.

Mais leur domination peut empêcher l’émergence de nouveaux concurrents.

Il y a 30 ans, nous aurions eu la même conversation à propos d’IBM. Il y a 20 ans, nous l’aurions eue à propos de Microsoft et il y a 12 ans à propos de Nokia. Aucune initiative antitrust n’a été menée avec succès aux Etats-Unis contre ces entreprises, et toutes les discussions de l’époque sur leur abus de position dominante paraissent stupides aujourd’hui. Donc l’idée que nous devons faire face à une nouvelle classe de monopoles ne correspond pas à la réalité historique. Le schéma que j’observe dans le high-tech est que la domination est suivie par la disruption. Pour autant, je pense que toute concentration de puissance demande d’être vigilant.

Pensez-vous que nous assistons à la naissance d’un capitalisme de plateforme ?

Toutes ces plateformes ont avant tout réussi à avoir d’extraordinaires économies d’échelle. Or les économies d’échelle n’ont rien de nouveau, elles sont expliquées dans tous les livres d’économie. Jusqu’ici il s’agissait avant tout d’économies d’échelle du côté de l’offre. Aujourd’hui, elles sont du côté de la demande, ce qui fait que chaque nouvel utilisateur de Facebook augmente sa valeur – c’est l’effet de réseau. Mais il faut garder à l’esprit que les économies d’échelle n’ont jamais suffi à protéger une entreprise : General Motors a été un champion des économies d’échelle, mais cela n’a pas duré éternellement.

Vous êtes optimiste au sujet de la science et des technologies. Mais dans de nombreux pays, les gens ont de moins en moins confiance dans le progrès. Peut-on les convaincre d’y croire à nouveau ?

Attention : ce pessimisme concerne avant tout les pays développés. Si l’on regarde au niveau mondial, il y a beaucoup d’optimisme. Mais dans nos pays, effectivement, la période est difficile : nous voyons le retour de la xénophobie, du nationalisme, des idées économiques stupides venues du 19e siècle sur le protectionnisme et les droits de douane… C’est très frustrant parce que nous savons que cela ne marche pas et que cela peut être très dangereux. Est-ce que cette période de profond changement technologique y est pour quelque chose ? Oui, car elle crée une profonde incertitude. Tout changement radical est dur à vivre, et entraîne des inquiétudes et des réactions radicales. La première révolution industrielle nous a donné beaucoup de bonnes choses, mais elle nous a aussi donné le marxisme. La période que nous vivons peut, elle aussi, faire naître des idées terriblement mauvaises.

Par Benoît Georges.

Profil

– Né en 1967

Il a décroché dans les années 1990 plusieurs diplômes en management et en ingénierie mécanique à la Harvard Business School, complétés par deux masters en sciences au Massachussets Institute of Technology.

Actuellement codirecteur de la MIT Initiative on the Digital Economy et directeur associé du Center for Digital Business à la MIT Sloan School of Management, il a aussi été professeur à la Harvard Business School.

Il est entre autres l’auteur de Enterprise 2.0, publié en 2009 par les éditions Harvard Business School et a co-écrit Le deuxième âge de la machine avec Erik Brynjolfsson, paru en 2015 aux éditions Odile Jacob.

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