Urgence digitale: la numérisation, passage obligé pour les entreprises familiales

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Au-delà de la vente en ligne, la numérisation est le passage obligé des entreprises vers l’automatisation accrue de la plupart de leurs processus. Investir dans le numérique n’est plus seulement une question de croissance mais aussi et surtout, de compétitivité.

“Pas le temps ? Alors, il est grand temps de passer au digital.” La campagne récente du SPF Economie a eu le mérite de recontextualiser le défi de la numérisation. Il ne s’agit plus uniquement de se faire connaître ou de vendre en ligne. Des tâches comme la gestion de rendez-vous, les (premiers) devis ou l’administration peuvent désormais être numérisées, ou plutôt automatisées. La frontière entre numérisation et automatisation s’estompe en effet à vitesse grand V. Une aubaine pour les entreprises qui parviennent à prendre le train en marche et ainsi gagner du temps dans leurs processus. Pour les autres, l’heure n’est plus à la tergiversation et le défi est colossal.

La Wallonie en retard

Malheureusement, “la Wallonie n’a pas accroché le wagon de la digitalisation de façon efficace en comparaison des Régions limitrophes”, constate Jean-Yves Huwart, CEO de l’agence de coworking SocialWorkplaces.com et auteur de Pourquoi la Wallonie ne se redresse pas ? (éditions EG).

Le constat n’est guère réjouissant. Le baromètre 2018 Digital Wallonia note ainsi que seules 11% des entreprises wallonnes font de l’e-commerce. Parmi celles qui ont franchi le pas, beaucoup se sont contentées du minimum, sans numériser l’ensemble de leur processus de vente. Selon le Conseil wallon du numérique, le numérique au sud du pays ne pèse que 10% de la valeur ajoutée du secteur en Belgique.

Digital Wallonia note aussi que l’usage de technologies de pointe ou émergentes (Internet des objets, imprimantes 3D, drones, robots de production, robots de service, etc.) reste anecdotique.

Le politique en cause

“Ce retard d’adoption des technologies émergentes s’explique sans doute par le fait que, pour ce type d’investissement, les entreprises doivent à la fois comprendre l’apport de la technologie par rapport à leur métier de base et bénéficier d’une conjoncture économique favorable à l’investissement en capital technologique”, note Digital Wallonia. Pour Jean-Yves Huwart, le monde politique est aussi en faute. Il épingle ainsi le retard de la Wallonie dans la digitalisation des services publics ou des écoles. Le Plan Marshall, de 1 à 4.0, en est largement resté au stade des bonnes intentions sans réelle vision structurée, ni stratégie adaptée aux défis du 21e siècle.

Cela commence dès l’école. “Le taux d’équipement moyen des écoles wallonnes est près de deux fois inférieur à la moyenne européenne ! Pour chaque tranche de 100 élèves dans l’enseignement secondaire, les écoles wallonnes disposent en moyenne de 11,2 ordinateurs ou tablettes”. C’est quatre fois moins qu’en Communauté germanophone et cinq fois moins qu’en Flandre. De plus, l’enseignement se concentre toujours sur les logiciels de présentation et de traitement de texte, bien loin des outils et possibilités du 21e siècle.

Impact concret pour les entreprises

Cette piètre culture numérique se traduit concrètement dans la vie des entreprises. Commentant le faible nombre de restaurants étoilés en Wallonie au micro de nos confrères de la Première, Philippe Limbourg, ancien directeur du Gault&Millau, relève que davantage de chefs investissent sur Internet et en communication en Flandre. René Sépul, journaliste gastronomique, constate qu’il est régulièrement contacté ou invité par des chefs flamands via Instagram ou Facebook, alors que du côté francophone, certains n’ont même pas de site internet. Ces instruments permettent aux chefs flamands de se faire connaître, ce qui est crucial pour être reconnu. Même par le guide Michelin qui n’emploie que trois inspecteurs pour 5.000 restaurants dignes de figurer dans le guide, selon Philippe Limbourg.

Est-ce qu’une mention dans le guide est indispensable pour un restaurant ? Certainement pas. Ce genre d’enseigne peut évidemment très bien se contenter du bouche à oreille local et/ou de sa réputation sur un site comme TripAdvisor pour la clientèle de passage. Il est toutefois évident que le guide Michelin demeure une référence qui renforce l’attrait et génère de la croissance. Un bib gourmand ou une étoile constituent un gage de qualité qui renforcent le restaurant, notamment en période creuse ou face à de fausses rumeurs véhiculées justement, par exemple, via TripAdvisor.

Une communication numérique est même indispensable pour attirer les nouvelles générations. Les milléniaux représenteront 75% de la population active dans le monde d’ici 2025 et seront donc aussi les principaux consommateurs. Or, ils sont bien plus sensibles à de belles photos sur Instagram qu’à une mention dans le toutes-boîtes local.

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Manque d’ambition

L’exemple des restaurants est assez symptomatique du tissu des entreprises wallonnes. Elles capitalisent sur leurs clients existants mais manquent d’ambition. Elles ne voient pas venir les menaces de nouveaux acteurs (belges ou étrangers) qui exploitent toutes les possibilités de la numérisation. Soutenues par leur marketing digital, les entreprises de pays limitrophes accaparent pourtant déjà la majorité du chiffre d’affaires en ligne en Belgique.

Faut-il pour autant se résigner ? Sûrement pas. Mais il est grand temps de se hâter lentement. La numérisation ne peut pas attendre mais il ne faut surtout pas se précipiter aveuglément. Inutile, par exemple, de disposer d’un site en trois langues pour vendre en Flandre, aux Pays-Bas ou en Allemagne si aucun commercial dans l’entreprise ne peut prendre le relais du site. Une campagne improvisée sur les réseaux sociaux n’aura pour ainsi dire aucun impact. La présence sur la toile doit être réfléchie à long terme et ciblée vers vos prospects. Contrairement aux médias classiques destinés à une communication de masse, les outils numériques permettent à toute entreprise de cibler ses prospects, qu’elle soit active en B to C (vente aux consommateurs) ou en B to B (vente aux entreprises).

Stratégie numérique adaptée

“Les priorités dépendent fortement du secteur dans lequel l’entreprise opère, précise Jean-Yves Huwart. Une entreprise active dans le B to C doit beaucoup plus investir dans sa marque et sa présence en ligne. Une entreprise davantage présente dans le B to B doit définir une stratégie numérique adaptée à la réalité et à la durée des cycles de vente de son secteur.”

“On ne vend pas des scanners médicaux comme on vend de l’outillage pour le jardinage ou des abonnements pour des services mobiles, rappelle le CEO de SocialWorkplaces.com. Dans le premier cas, la présence en ligne sera moins axée sur de la vente en ligne directe et davantage sur la construction d’une réputation en ligne, avec un gros travail de positionnement sur les contenus et l’expertise. La création de liens personnels et l’engagement en ligne de pair à pair (de personne à personne) est également très important. Dans le second cas, la partie e-commerce devra être très performante, rapide, et les funnels (parcours numérique du prospect, Ndlr) de conversion extrêmement bien étudiés. Dans les deux cas, néanmoins, une chose est certaine : il faut être consistant et sincère en ligne, car la comparaison avec la concurrence est immédiate, et ce n’est souvent pas seulement sur les qualités techniques et pratiques d’un produit ou d’un service que la confiance des clients se gagne.”

Numérisation cohérente

La stratégie doit être adaptée et cohérente. Vis-à-vis des clients (potentiels) mais aussi en interne. La numérisation ne se limite en effet pas à la vente et la communication mais concerne tous les processus de l’entreprise : achats, stocks, gestion des ressources humaines, la comptabilité, etc. Beaucoup de PME utilisent, par exemple, encore des applications séparées, ce qui provoque énormément de pertes de temps (réencodage, etc.).

Autrefois réservés aux grandes structures, les logiciels de gestion ERP (enterprise resource planning) sont désormais aussi adaptés pour les PME au travers de solutions SaaS (software as a service), c’est-à-dire sous la forme d’un abonnement dont le coût est proportionnel à l’utilisation et ne nécessitant pas d’infrastructures spécifiques, voire via des solutions en open source, c’est-à-dire en logiciel libre, mais dont les options et personnalisations sont bel et bien payantes.

Prenons un exemple. Imaginons qu’un commercial entre une vente sur son terminal (qui peut être mobile), l’ERP impute immédiatement cette vente sur le stock, le journal des ventes, le grand livre et le compte de résultat. Le tout, en temps réel. Idem si un de vos collaborateurs travaille deux heures sur le dossier d’un de vos clients. Vous pouvez ainsi suivre à tout moment et sans administration encombrante l’évolution de chaque dossier, en visualiser la rentabilité.

La numérisation facilite aussi la gestion du télétravail qui constitue un argument tant en matière de gestion des ressources humaines que de maîtrise des coûts, voire d’image vis-à-vis du monde extérieur (bien-être des employés, impact environnemental, etc.).

Vers l’automatisation

Au-delà de l’ERP, le cabinet de conseil BDO a récemment rédigé un livre blanc sur l’automatisation robotique des processus (robotic process automation ou RPA) qui permet à une entreprise de passer de la numérisation à l’automatisation pour bien des tâches manuelles et répétitives. Des tâches ingrates pour les collaborateurs et coûteuses pour l’entreprise. Le livre blanc mentionne ainsi l’exemple des formalités TVA. Un collaborateur expérimenté de BDO prend entre 90 et 120 minutes. Avec un logiciel servant d’assistant intelligent, la durée tombe à entre 24 et 30 minutes. L’essentiel du temps gagné tient au réencodage de données, à la réalisation même des déclarations et listings ainsi qu’aux contrôles de routine (doublons, etc.).

“Le transfert de données entre des systèmes non reliés, le dépôt de déclarations TVA dans les systèmes des autorités, l’introduction de jours de congé ou de maladie dans le système d’un secrétariat social et le transfert de données tarifaires d’un site internet à un système de planification interne ne sont que quelques exemples concrets.”

Essais-erreurs

De but en blanc, la tâche peut apparaître titanesque : communication et vente en ligne, organisation de l’entreprise, logiciels, automatisation, etc. Cela réclame évidemment une réelle volonté de la part de l’entreprise.

“Il y a beaucoup de tutoriels et de cours en ligne, souligne ainsi Jean-Yves Huwart. Il faut pratiquer et faire ses essais et erreurs soi-même, en se faisant accompagner par des experts qui peuvent montrer des références concrètes. De plus en plus d’agences existent. Mais il est très important de prévoir une part de paiement au résultat, pour éviter de se faire vendre n’importe quoi.”

Disposer en interne de jeunes digital natives (natifs numériques) constitue une précieuse aide, expliquait déjà l’an dernier dans ces colonnes Peter van Laer, alors managing director chez BDO Crossroad, et désormais nouveau CEO de BDO Belgium. “Nous recommandons de commencer par renforcer les organes consultatifs par la présence de milléniaux, qui jetteront un autre regard sur les choses. Intégrez des natifs numériques, capables de s’adapter bien plus vite que vous aux changements de paradigmes qu’engendre la numérisation.”

L’exemple de BDO montre d’ailleurs les différenTes influences du numérique. Le développement dans les conseils en transformation digitale constitue une opportunité. Mais BDO doit aussi se réinventer comme l’expliquait Hans Wilmots, l’ancien CEO de l’antenne belge. L’activité traditionnelle d’accounting ralentit sur fond de numérisation des processus comptables, mais cette perte est compensée par le développement de l’accompagnement : interprétation des chiffres et décisions qui en découlent.

“La numérisation est déterminante pour maintenir la compétitivité de l’outil”

Spécialisée dans la distribution d’articles de plomberie et de chauffage, la société Moulan s’est fermement engagée dans la voie de la numérisation sous la houlette de Raphaël Degey, administrateur délégué et cinquième génération à la tête de cette entreprise centenaire logée à Herve.

Urgence digitale: la numérisation, passage obligé pour les entreprises familiales

Qu’est-ce qui vous a poussé à investir dans le numérique ?

RAPHAËL DEGEY. Dans notre secteur, nous sommes confrontés à de nouveaux concurrents nationaux et internationaux actifs sur Internet. La numérisation est donc déterminante pour maintenir la compétitivité de l’outil. Si on projette à un horizon de 5 à 10 ans, elle sera même sans doute devenue indispensable. Par ailleurs, on voulait aussi s’engager dans la numérisation pour automatiser certaines tâches, moderniser l’entreprise.

Quels processus avez-vous entrepris ?

Nous travaillons sur plusieurs niveaux, tant sur les aspects liés aux ventes (catalogue, commandes en ligne, etc.) que les processus internes comme la facturation, la consolidation des bons des livraisons, la gestion des stocks, etc. Tous ces éléments sont liés. On est, par exemple, en train d’automatiser les commandes sur le catalogue. Aujourd’hui encore, un commercial doit réintroduire les données pour la création du bon de commande, la validation et la mise en production. A l’avenir, tout sera automatiquement transféré dans notre ERP et le commercial n’aura plus qu’à contrôler la commande, soit un gain de temps de 5 à 10 minutes par commande.

Comment déterminez-vous votre stratégie numérique ?

Nous nous focalisons avant tout sur l’automatisation des tâches répétitives et offrant peu de valeur ajoutée. L’objectif est de récupérer ce temps perdu pour l’employer à des tâches plus productives. Notre commercial pourra par exemple aider ou contacter un client plutôt que passer son temps à de l’encodage.

Quel bilan tirez-vous jusqu’à présent ?

Nous n’avons pas assez de recul pour tirer un bilan complet mais cette année est plutôt bonne pour la société et le trafic sur notre catalogue en ligne augmente. Les clients sont contents de ces nouveaux services comme la facture digitale. Et même s’il y a parfois certaines réticences, notre personnel apprécie d’être débarrassé de certaines tâches rébarbatives, d’évoluer dans un environnement plus moderne.

“On ne peut que conseiller aux entreprises de se faire accompagner”

Urgence digitale: la numérisation, passage obligé pour les entreprises familiales

Simon-Pierre Breuls a fondé l’agence de marketing digital Universem avec ses deux associés, Hubert de Cartier et Sébastien François, en 2007. Pas une entreprise vraiment familiale, donc… Mais vu la nature de leur activité, le trio est évidemment bien plus au fait des enjeux numériques que la moyenne des sociétés belges.

Au-delà de votre secteur d’activité, comment avez-vous relevé les défis du numérique, notamment dans vos processus internes ?

SIMON-PIERRE BREULS. Dès le départ, nous avons décidé d’utiliser les outils et solutions permettant de faciliter notre travail et d’automatiser certaines tâches. Notre ambition est de disposer des outils nous permettant de piloter l’entreprise de la façon la plus efficace et tangible possible. Nous avons ainsi acquis un logiciel ERP il y a près de 10 ans, ce qui était très rare pour une PME de quatre personnes à l’époque. Désormais, ce type de solution se démocratise grâce à des solutions comme Yadera (TeamLeader), Odoo ou Efficy entre autres. Cela nous permet de disposer de données chiffrées, concrètes et en temps réel pour mesurer l’évolution des activités, analyser la rentabilité des projets ou suivre tout le processus de gestion des ressources humaines.

Dans votre métier, avez-vous observé une évolution ces 10 dernières années ?

Les médias numériques ont radicalement changé le marketing. Auparavant, il était surtout réservé aux grandes entreprises en B to C plaçant des publicités de masse. Désormais, chaque entreprise peut s’adresser à sa clientèle (potentielle), particuliers ou professionnels, via des annonces ciblées. Une possibilité dont profitent encore assez peu de PME belges francophones. Seules 14 % ont une stratégie de marketing digital. Celles qui n’en ont pas n’ont souvent tout simplement pas de stratégie marketing. Si elles ne s’engagent pas dans la numérisation, elles risquent de voir leur compétitivité se dégrader.

Comment expliquer le retard des PME francophones alors que les consommateurs belges font historiquement partie des plus connectés ?

Un ensemble de raisons expliquent ce décalage. Le changement fait peur et beaucoup d’entreprises ont préféré se réfugier derrière le “on a toujours fait comme ça”, d’autant plus qu’elles ne voyaient pas d’urgence économique à se transformer. C’est aussi une question de mentalité. En Belgique, les PME francophones n’ont pas forcément l’ambition de vouloir grandir. Elles ont ainsi pris tardivement conscience des enjeux du numérique. La prise de conscience a désormais globalement eu lieu mais le passage à l’acte reste timoré. Dans le B to C, les moyennes et grandes entreprises ont mis en place une stratégie digitale mais accusent globalement encore un retard de deux-trois ans par rapport aux pays voisins. Dans le B to B, énormément d’entreprises n’ont pas encore mis en place d’actions de marketing digital.

Quelle stratégie conseillez-vous pour une entreprise qui veut se lancer dans le marketing digital ?

Il n’y a pas de solution miracle applicable à toutes les entreprises. Il n’est pas nécessaire de directement investir lourdement. Il y a moyen de commencer progressivement par des formations. Mais il est évidemment qu’il faut accélérer à un moment donné les investissements pour rattraper le retard. On ne peut aussi que conseiller aux entreprises de se faire accompagner par un expert.

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