Trois CEO belges exposent leur vision face à l’intelligence artificielle

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Aucun secteur d’activité ne sera épargné par le tsunami promis par l’intelligence artificielle. Si la santé constitue déjà l’un des grands domaines d’innovation en la matière – probablement le plus spectaculaire -, l’énergie et le marketing, comme tant d’autres, ne seront pas en reste. Nous avons sondé plusieurs patrons belges sur le sujet.

Comment nos patrons belges appréhendent-ils l’arrivée de l’intelligence artificielle ? Obtenir leurs confidences en la matière n’est pas chose aisée. Plusieurs grands noms de la finance, de l’industrie ou de la logistique ont préféré décliner notre proposition. Tantôt admettant n’être pas assez légitime pour s’exprimer sur cette nouvelle technologie, source de tellement de fantasmes, tantôt prétextant un agenda trop chargé. Certains découvrent à peine le sujet qui ne les concerne pas encore dans leur activité au quotidien. Néanmoins, plusieurs CEO belges ont accepté de partager leur opinion sur cette technologie et l’impact qu’elle pourrait avoir dans leur secteur.

Renaud Mazy,
Renaud Mazy, “L’IA poussera les hôpitaux à évoluer, dans leur structure même.”© photo news

1. Renaud Mazy, CEO des Cliniques universitaires Saint-Luc ” Grâce à l’IA, on sauvera plus de vies “

RENAUD MAZY. Oui, nous sommes à l’aube d’une révolution profonde qui mènera à une amélioration considérable de la qualité des soins que l’on va apporter aux patients. Dans la santé, ce sera une révolution d’un autre type que dans l’industrie. Cela me fait rêver car les logiciels peuvent traiter des données complexes et proposer des diagnostics, ce qui à terme permettra de sauver des vies. Je suis convaincu que l’intelligence artificielle va permettre à la médecine d’accélérer la courbe de son amélioration. Prenez le cas d’un oncologue : grâce à une IA comme Watson d’IBM qui a accès à des milliers de travaux de recherche de ces dernières années, il sera possible de trouver le traitement le plus adapté à un patient et avec le plus de chances de réussite. Ce sera une aide précieuse et une aubaine de les éclairer sur leurs diagnostics. L’IA permettra également d’aller vers une médecine toujours plus personnalisée.

On parle beaucoup de l’impact de l’IA sur les jobs. Comment analysez-vous cette question au sein d’un hôpital ? Menace ou opportunité ?

Je n’envisage pas que les médecins soient remplacés par une intelligence artificielle couplée aux robots. Aujourd’hui, on en est aux prémices de l’IA et je pense qu’on ne remplacera pas un échange médecin-patient-infirmier. L’humain et le feeling resteront importants. Mais l’IA poussera, par contre, les hôpitaux à évoluer. Non pas comme une industrie qui va remplacer l’homme par la machine, mais dans la structure même des hôpitaux. Les maladies deviendront de plus en plus chroniques et les patients viendront moins à l’hôpital car la prise en charge se fera plus souvent à domicile. Nous aurons donc probablement, dans les hôpitaux académiques comme le nôtre, des cas plus complexes, ce qui rendra l’activité des infirmières plus lourde. Donc, vu la plus grande complexité des cas de patients hospitalisés chez nous, je ne crois pas que l’on comptera moins d’emplois.

Avez-vous déjà implémenté des projets d’IA au sein de votre hôpital ?

Non, nous n’avons pas d’intelligence artificielle en tant que telle à Saint-Luc. Nous avons bien sûr des technologies très poussées, comme des robots, des consoles puissantes de chirurgie, avec des images en 3D, etc. Mais pas d’IA. Pour la bonne raison que pour y parvenir, il faut des données, une immense quantité de données. Et le seul moyen d’y parvenir, c’est de collecter ces informations et de les centraliser. Voilà pourquoi nous investissons 100 millions d’euros dans le dossier patient informatisé. L’idée est d’arriver à avoir des informations informatisées, ce que l’on a déjà, mais il faut que celles-ci soient structurées et permettent d’alimenter une IA. Cette étape de la digitalisation du dossier est stratégique pour nous. On pense qu’il nous faudra encore environ deux ans pour y arriver et puis nous pourrons intégrer l’intelligence artificielle dans l’hôpital. Cela devrait être fait d’ici trois ou quatre ans.

Grégoire Dallemagne,
Grégoire Dallemagne, “L’IA permet de détecter les paramètres qui indiquent des pannes, avant même qu’elles n’arrivent.”© PG

2. Grégoire Dallemagne, CEO d’EDF Luminus en Belgique ” L’intelligence artificielle sera une révolution nécessaire pour la transition énergétique “

GRÉGOIRE DALLEMAGNE. L’intelligence artificielle est une technologie qui apportera une véritable solution dans la transformation de nos métiers. Vous le savez, notre secteur est en pleine transition énergétique car nous devons répondre aux défis climatiques. Le challenge est gigantesque et la digitalisation, en ce compris l’intelligence artificielle, sera au coeur de cette transition. L’énergie renouvelable, comme le solaire ou l’éolien, enregistre une vraie croissance, mais change notre secteur. Avant, la production d’énergie était centralisée et basée sur un réseau bien optimisé pour servir les clients. Aujourd’hui, on compte de nombreux clients qui sont à la fois consommateurs et producteurs. On arrive dans un système où la production devient décentralisée et intermittente. Notre challenge, qui est complexe, consiste à ajuster l’offre et la demande à chaque moment, et en tous points du réseau. Autrefois, on mettait au point des systèmes avec un nombre de paramètres limités. Aujourd’hui, on note une augmentation considérable des besoins car les paramètres sont très nombreux et complexes. L’intelligence artificielle sera une révolution rendue nécessaire dans ce contexte. Prenez l’optimisation et le trading, par exemple. L’IA va ‘augmenter’ les opérateurs qui doivent assurer une adéquation entre l’offre et la demande sur des millions de points du réseau.

Est-ce que l’IA aura un impact sur le nombre de jobs chez les énergéticiens ?

Trois CEO belges exposent leur vision face à l'intelligence artificielle
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Retrouvez notre dossier complet de 18 pages sur l’intelligence artificielle dans le Trends-Tendances de cette semaine ainsi qu’en ligne.

Je ne suis pas sûr que cela réduira le nombre de jobs. Par contre, la technologie permettra de gérer des choses beaucoup plus complexes. Et puis, on pourra en tirer le maximum d’avantages. Une tendance propre à tous les secteurs concerne l’informatisation de la relation client comprenant une série de tâches répétitives. L’intelligence artificielle va compléter des décennies de gain de productivité dans les back-offices, les centres d’appels, etc. Aujourd’hui déjà, les systèmes de relation client permettent de suggérer aux opérateurs les réponses les plus adaptées sur la base de nombreuses informations auxquelles ils ont accès. Mon rêve est que les opérateurs des services clients deviennent des conseillers énergétiques. L’IA va permettre de dégager du temps humain pour cela.

C’est un idéal, mais les opérateurs d’un service clientèle ne sont pas forcément des experts de l’énergie…

Non, mais je crois beaucoup à la formation. Il faut investir pour accompagner ces changements. Les développements de l’intelligence artificielle et de l’informatique constituent des enjeux importants de formation et de mobilisation du personnel.

Aujourd’hui, votre entreprise a-t-elle déjà intégré de l’intelligence artificielle ?

Oui. On en retrouve à différents niveaux, par exemple dans la mise en place de télé-maintenance et de maintenance prédictive. L’IA permet de détecter les paramètres qui indiquent des pannes, avant même qu’elles n’arrivent, dans le cas d’éoliennes par exemple. Autre exemple, on travaille à offrir des chaudières connectées à nos clients permettant de faire du monitoring à distance. Elles permettent d’intervenir à distance ou d’envoyer un technicien dans le cas où l’on détecte quelque chose d’inhabituel. L’IA permet de prédire des soucis si l’on détecte une vibration anormale sur une chaudière par exemple. Donc oui, l’intelligence artificielle est déjà là…

3. Hugues Rey, CEO d’Havas Belgique ” On aura encore besoin de grandes idées “

Hugues Rey,
Hugues Rey, “L’intelligence artificielle peut intervenir au niveau de la vérification des transactions, notamment contre la fraude.”© PG

HUGUES REY. L’intelligence artificielle constitue une révolution pour beaucoup de secteurs. Dans la communication, le marketing et la publicité, l’IA est évidemment applicable aussi, dans différents cas de figure. D’abord, elle permet une nette amélioration de l’expérience des consommateurs, notamment en lui donnant accès à de l’information de manière simple. Les bots qui sont amenés à se développer en sont des exemples. Nous avons ainsi développé, pour l’ULB, le robot Théodore qui apporte une aide à l’inscription des étudiants et qui s’enrichit progressivement grâce aux questions qui lui sont posées. Ensuite, l’intelligence artificielle peut intervenir au niveau de la vérification des transactions, notamment contre la fraude, ce qui est important car proche de ce que vivent les consommateurs au quotidien. Enfin, troisième cas de figure, l’IA peut intervenir dans la production et la diffusion du contenu. On a déjà commencé à créer des campagnes qui utilisent de l’intelligence artificielle. Un exemple : celui de la promotion de The Young Pope, une série télévisée. On a imaginé que ce jeune pape dont il est question dans la série se serve des réseaux sociaux et interagisse avec les utilisateurs. Pour cela, une intelligence artificielle d’IBM a repris l’ensemble des versets de la Bible et l’ensemble des commentaires des utilisateurs de réseaux sociaux, à qui le jeune pape répond en citant des versets bibliques, afin de prêcher la bonne parole. Voilà une utilisation smart de l’IA dans une campagne et cela n’enlève en rien le génie de quelqu’un qui crée un spot de 30 secondes…

Justement, la créativité est un élément important dans l’univers de la pub et du marketing. Or, on entend que des intelligences artificielles créent de la musique, des oeuvres picturales, etc. Cela signe-t-il l’arrêt de mort des créatifs dans votre secteur ?

Produire du contenu est déjà possible pour une intelligence artificielle, si on lui donne des éléments. On pourrait donc par exemple faire produire par une IA des communiqués de presse ultra- factuels. Mais, il reste quand même un élément propre à l’homme, celui du sens. Cette notion reste hyper importante et permet de donner un cadre à la machine. Dans l’exemple de The Young Pope, il y a toujours eu des esprits humains qui ont imaginé ce qu’on pouvait faire avec une IA, des choses qui vont bien au-delà de ce que l’humain était en mesure de faire. Il serait intéressant de se demander si les oeuvres majeures de ces trois derniers siècles auraient pu être réalisées par une machine ? Je ne pense pas car c’est généralement le fruit d’une évolution de vie, de fêlures, etc. On aura encore besoin de grandes idées, même si on pourra se faire aider par l’IA.

Vous voyez donc bien l’IA comme source de nouvelles opportunités dans votre industrie ?

Oui, tout à fait. Si l’on revient à un élément fondamental de notre activité, c’est notre mission. Il s’agit de créer de la communication avec le plus de sens possible. Or, le sens est une notion particulièrement humaine.

Au-delà de l’aspect créatif et des produits que vous pouvez proposer à vos clients, dans vos ” processes “, l’IA pourrait bien chambouler aussi votre manière de travailler non ?

Oui, bien sûr. Comme beaucoup de métiers, celui du marketing et de la pub va changer avec l’intelligence artificielle. Dans le domaine de l’achat d’espace, par exemple, on réalise déjà de plus en plus de programmatique. On est proche de l’IA. A terme, c’est clair qu’on va travailler avec des applications apprenantes. Mais cela ne signifie pas pour autant que j’ai remplacé mes traders. La bonne nouvelle, c’est que l’équipe programmatique suit les évolutions, se dote de nouveaux outils. Il ne faut pas voir cela comme une césure nette, d’un jour à un autre. Ces équipes évoluent avec les outils mais ne disparaissent pas. C’est, d’ailleurs, un enjeu important, c’est d’avoir des équipes qui veulent jouer avec toutes ces nouvelles technologies.

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