Nafissatou Tine (Sunulex): “L’écosystème legaltech n’en est qu’à ses débuts en Afrique”

Nafissatou Tine, fondatrice et CEO de Sunulex "Au début, j'avais l'impression de ne jamais être prise au sérieux.". © DIETER TELEMANS

Si la levée de fonds est un réel défi pour n’importe quelle start-up belge, elle l’est plus encore lorsqu’il s’agit de réunir les capitaux nécessaires au développement d’un projet en Afrique. Nafissatou Tine, fondatrice de Sunulex, peut en témoigner.

“J’ai appris récemment qu’un membre du conseil des ministres au Sénégal avait proposé l’approbation d’un texte qui avait déjà été entériné d’après les archives. Et ce en présence du président du Sénégal. Le problème, c’est qu’il n’existe pas de base de données où on peut trouver l’information en ligne. Incroyable, non?” lance Nafissatou ‘Nafi’ Tine, fondatrice et CEO de Sunulex.

86%

Des entrepreneuses originaires d’Afrique et des Caraïbes estiment être défavorisées par l’écosystème tech européen.

Sa start-up bruxelloise numérise la jurisprudence et les textes de loi africains. Nafi Tine explique pourquoi c’est tellement plus difficile qu’en Europe. “Ici, il existe depuis un siècle des maisons d’édition qui publient des ouvrages regroupant tous les textes de loi, explique l’entrepreneuse en référence à Kluwer notamment. La numérisation entamée en Europe permet d’accéder à l’ensemble des informations. Ce n’est pas le cas en Afrique. Il faut commencer par rechercher les textes dans les archives avant de pouvoir les numériser.”

Avec ou sans investissements, nous serons dans quelques années la plateforme de référence pour le droit africain.

“Une base de données numériques est indispensable”, fait remarquer Nafi Tine. Les pays africains collaborent de plus en plus. Le dernier exemple en date est la zone de libre-échange panafricaine qui s’étend de l’Erythrée à l’ensemble du continent africain et concerne 1,3 milliard de personnes. Auparavant, 17 Etats ont créé l’Ohada, une organisation intergouvernementale qui a pour but d’harmoniser le droit des affaires dans les pays membres. L’Union économique et monétaire ouest- africaine a vu le jour dans les années 1990. A la veille de la pandémie, la jeune femme a participé au premier forum sénégalais de legaltech, la technologie au service du droit. “L’écosystème des entreprises legaltechs n’en est qu’à ses débuts en Afrique, observe Nafi Tine. Le coronavirus a donné un coup d’accélérateur à la numérisation actuellement en cours. Il s’agit dans un premier temps de collecter les informations sur les lois pour ensuite développer d’autres applications.”

Universités

Sunulex peut compter sur une équipe de 10 collaborateurs, quatre au Sénégal et six dans d’autres pays d’Afrique francophone comme la Côte d’Ivoire, le Bénin et le Burkina Faso. Nafi Tine supervise le travail depuis Bruxelles. Ses collaborateurs africains collectent les documents de jurisprudence et les textes de loi africains pour compléter la base de données qui compte aujourd’hui 7.000 références. “C’est la plus grande base de données en ligne de droit africain”, précise-t-elle fièrement.

Sunulex a recours au modèle freemium. Une partie des textes de loi sénégalais de la base de données sont disponibles gratuitement. L’utilisateur qui souhaite bénéficier d’un accès complémentaire est invité à s’abonner moyennant paiement. Les clients sont européens pour la plupart, mais aussi canadiens. “Les investisseurs européens ont besoin d’informations précises afin d’évaluer les risques juridiques encourus dans les pays où ils sont actifs, commente Nafi. Je reçois régulièrement des questions de bureaux d’avocats. De nombreuses universités, belges notamment, sont également clientes. Surtout des universités qui comptent de nombreux étudiants africains en quête d’informations sur le droit comparé. Même les pouvoirs publics sénégalais me contactent à propos de textes dont l’administration est censée disposer.”

Sunulex De nombreuses universités, belges notamment, sont clientes de la plateforme.
Sunulex De nombreuses universités, belges notamment, sont clientes de la plateforme.© DIETER TELEMANS

Originaire de Dakar, la capitale du Sénégal, Nafissatou Tine a passé son adolescence en France avant d’étudier à Tours et à Bruxelles. Mariée à un entrepreneur flamand, elle a appris la langue de Vondel et travaillé cinq ans comme avocate au barreau de Bruxelles, section flamande. Elle se consacre aujourd’hui au développement de son entreprise à Bruxelles. L’incubateur Start it@KBC l’a mise en contact avec son futur cofondateur Bernard Denys, ancien business coach d’Unizo et collaborateur d’une autre start-up.

A la recherche d’investisseurs

Sunulex cherche de l’argent frais. Les pourparlers avec les investisseurs n’ont encore rien donné. Nafi Tine refuse d’être considérée comme une victime mais comme une entrepreneuse qui se bat pour sa société. La sous-représentation des femmes dans le secteur technologique a maintes fois été dénoncée. Les chances de taux de réussite sont encore plus ténues quand il s’agit d’une femme d’origine différente, selon les chiffres du rapport annuel du prestigieux fonds d’investissement européen Atomico relatifs à la technologie européenne.

D’après le rapport Atomico 2020, 91% des capitaux investis et 85% des levées de fonds ont été alloués à des équipes entièrement masculines. Dans la même enquête, 86% des entrepreneuses originaires d’Afrique et des Caraïbes affirment être défavorisées par l’écosystème tech européen.

Le notaire allouait automatiquement la majorité des actions à mon associé.

Atomico fait également référence à une étude d’Extend Ventures au Royaume-Uni. Bien que 3,5% de la population britannique soit noire, à peine 0,24% du capital- risque levé au cours de la dernière décennie a été attribué à des entrepreneurs britanniques d’origine africaine. Sur la même période, 10 entrepreneuses noires seulement ont bénéficié de cette manne financière, soit 0,02% du montant total.

Femme noire défendant un projet africain, Nafi Tine s’estime elle aussi victime de préjugés. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la jeunesse de cette fraîche trentenaire n’aide pas non plus. “Le notaire allouait automatiquement la majorité des actions à mon associé. Il a fallu lui expliquer que comme c’était mon initiative, je détenais la majorité des parts, confie-t-elle. Notre comptable pensait que le cofondateur, un homme blanc d’une soixantaine d’années, était mon partenaire de vie. Au début, quand je n’avais pas encore de cofondateur, je me rendais seule chez les investisseurs. J’avais l’impression de ne pas être prise au sérieux. Les collaborateurs d’une organisation que j’avais contactée dans le cadre d’un possible financement m’ont fait savoir qu’ils allaient développer eux-mêmes un système IT et m’ont demandé de leur fournir toutes les infos de la base de données. Gratuitement! C’est dingue. Oseraient-ils adresser la même requête à quelqu’un d’apparence différente?”

Donner plus de chances

Pire encore. “Une entreprise belge qui avait plus ou moins la même idée a su lever les fonds nécessaires, confie Nafissatou Tine. J’étais en contact avec eux, jusqu’à ce qu’ils décident de faire cavalier seul. Et ce n’est pas plus facile au Sénégal: un jour, je suis tombée par hasard sur un article dans la presse sénégalaise sur des fonds destinés à un projet de modernisation de la Justice. Un des éléments du dossier était un document en faveur de la création d’un fichier de données numériques. J’en avais rédigé le texte, approuvé par le ministre de la Justice – j’ai encore le mail avec le ministre en ‘cc’ – et je n’en avais plus jamais entendu parler…”

La collaboration avec Bernard Denys, son cofondateur, ouvre des portes mais crée aussi d’autres problèmes. “Quand on présente notre projet à des investisseurs, ils s’adressent à lui, pas à moi, regrette Nafi. Et quand j’essaie de participer à la conversation, nos interlocuteurs la ramène systématiquement à lui. Je ne trouve pas cela normal. L’entrepreneuse que je suis est profondément choquée par ce genre d’attitude.” Les incubateurs Start it@KBC et Netwerk Ondernemen devraient faire changer les choses. We Are Jane est un fonds créé par des femmes pour les femmes. Muriel Uytterhaegen, une des fondatrices de We Are Jane, trouve le témoignage de Nafi Tine choquant. “C’est malheureusement une réalité à laquelle les femmes sont encore toujours confrontées. Je crains que ce ne soit pas plus facile pour les entrepreneuses noires, au contraire. C’est pourquoi nous avons créé We Are Jane, pour donner plus de chances aux femmes de réussir dans leur recherche de financement et les aider à surmonter ce genre de préjugés.”

Nafi Tine reste malgré tout plus déterminée que jamais. “Avec ou sans investissements, nous serons dans quelques années la plateforme de référence pour le droit africain”, affirme-t-elle.

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