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COVID 19, Numérique et Libertés

Le numérique nous promet de gagner la bataille contre l’épidémie. Nos autorités doivent néanmoins réfléchir au juste équilibre entre nos libertés et l’intérêt général. Faut-il, en effet, rappeler que les mesures prises en septembre 2001 sont toujours bien présentes sans que leur efficacité ait été démontrée ?

La pandémie rythme nos vies ; la peur s’installe et nos maisons exigües rendent le confinement difficilement supportable. Jamais, le numérique n’est apparu aussi nécessaire : vidéo-conférences professionnelles, familiales ou amicales ; jeux, musique ou cinéma en ligne, achats, éducation en ligne… Demain ne sera plus comme hier. Si on peut espérer que le coronavirus aura perdu la partie, le numérique, lui, est en passe d’avoir gagné définitivement la bataille de la connexion de nos foyers et de nos entreprises. Mieux, le numérique nous promet de gagner la bataille contre l’épidémie. Du côté de la recherche, nonobstant le manque de recul nécessaire face à la maladie, les laboratoires scientifiques mettent les outils d’intelligence artificielle pour chercher à comprendre le modus operandi de la maladie, détecter la qualité des solutions promises et pouvoir prédire les risques encourus. La bataille contre le coronavirus s’opère sur d’autres champs. Les gouvernements, souvent d’ailleurs avec l’appui voire à l’initiative d’entreprises privées[1], développent de nouveaux moyens de surveillance de l’épidémie, des personnes infectées voire de chacun de nous. Ils trouvent chez leurs citoyens, la peur au ventre, des alliés des leurs politiques de surveillance. Le 11 septembre 2001 n’est pas loin, hier le terrorisme, aujourd’hui le coronavirus. L’angoisse, que par ailleurs le numérique et sa rumeur amplifient, est le meilleur allié de telles politiques. Ces politiques trouvent la réponse jugée adéquate dans la technique de géolocalisation[2] qui, désormais (ce n’était pas le cas en 2011), peut tracer non seulement chacun de nous mais également le côtoiement physique avec d’autres présents à quelques mètres. Faute de masques à disposition et de détecteurs de coronavirus, soulignera-t-on.

Notre propos n’est certes pas de condamner l’utilisation des technologies mais de réclamer, avec d’autres, que nos autorités réfléchissent au juste équilibre entre nos libertés et l’intérêt général y compris celui des autres que les temps présents justifient. Faut-il, en effet, rappeler que les mesures prises en septembre 2001 sont toujours bien présentes sans que leur efficacité ait été démontrée, loin de là ? Un rapide tour du monde des technologies utilisées laissent apparaître des réponses variées dont certaines paraissent préférables à d’autres. On opposera à l’exemple chinois à la fois d’un traçage de chacun et de ses contacts, d’un système de reconnaissance faciale et d’un système d’alerte de la présence de personnes suspectées de coronavirus, d’autres solutions. Nombre de pays asiatiques (Corée du Sud, Vietnam, Taiwan) ont mis au point, suite à un accord entre opérateurs de mobilophonie et gouvernements, un système qui permet de retracer et tracer les déplacements d’une personne atteinte du coronavirus. D’autres pays, comme la Belgique et jusque hier l’Italie, travaillent sur des données agrégées et sinon anonymisées, du moins pseudonymisées, de manière à surveiller les déplacements des personnes, étudier les foyers d’épidémie et le respect de la distanciation sociale. On salue enfin d’autres solutions qui reposent sur le volontariat des citoyens, appelés à stocker les données de déplacements et, grâce à un système bluetooth, les téléphones situés à proximité. Une fois déclarés positifs, les citoyens sont invités à mettre ces données à disposition d’une autorité sanitaire, appelée alors à avertir par mobilophones les personnes ayant côtoyé la personne infectée.

Ce tour d’horizon atteste d’une diversité de solutions. Chacune est explicable tant par l’existence d’autres moyens de juguler la pandémie que par la culture du respect spontané de l’autorité et de la collectivité, voire des gouvernances propres à chaque nation. Quelles conséquences en tirer ?

Affirmer les libertés individuelles sans prendre en compte l’impact de nos comportements sur autrui et l’intérêt général économique, social et démocratique n’aurait pas de sens. Si la vie privée est un autre mot pour le développement de nos capacités dans une société donnée, elle doit prendre nécessairement en considération que l’homme est un être social, qu’il porte en soi tant le souci de lui-même que de l’autre. Cette conception de la vie privée peut justifier la restriction de nos libertés, celles de circulation, d’expression[3] et d’association, elle peut également exiger le partage de données y compris de santé (si possible, entre professionnels de la santé) mais il importe que ces restrictions, même ordonnées à la hâte, soient motivées et proportionnées et surtout objet d’un minimum de consensus bien au-delà des seuls experts, même si ceux-ci ont un rôle clé dans l’éclairage que leurs réponses peuvent donner aux multiples interrogations du public. Comme l’écrit le Comité consultatif national d’éthique consulté par le gouvernement français[4] : “L’un des enjeux éthiques majeurs dans cette situation, avec le passage à la dimension épidémique et collective, est d’engager la société toute entière dans une véritable démarche de responsabilité et de solidarité, parce que la lutte contre une épidémie doit être l’affaire de tous et pas seulement l’affaire des experts et des professionnels de santé.”.

La dimension globale de la pandémie rejoint celle du numérique. La maladie nous embarque tous dans une aventure commune. Nous sommes de fait solidaires. Les Etats savent que la victoire finale ne peut dépendre d’eux seuls. Et pourtant, il est patent que les réponses et, en particulier, celles induites par l’utilisation du numérique sont nationales et oublient y compris la solidarité européenne. Si nous ne plaidons pas pour une réponse mondiale, il est indispensable que les solutions nationales si elles responsabilisent les acteurs locaux, ne conduisent à un repli sur nos ‘souverainetés’, excluant la préoccupation des populations les plus démunies face à la pandémie. Nous plaidons pour un dialogue, une prise en considération de l’apport que chaque solution peut apporter à la communauté mondiale. Pari à relever, sans doute, dès aujourd’hui, au niveau européen, demain, au niveau mondial.

Lors de cette réflexion, il importera de rappeler quelques balises que le Droit est sensé rappeler au nom de valeurs éthiques : la dignité, celle d’un homme non épié continuellement; l’autonomie qui implique précisément la reconnaissance d’une responsabilité de son propre comportement à l’aune des impacts qu’il peut avoir pour autrui ; la justice sociale qui implique la prise en considération que chacun n’est pas à égalité de chances vis-à-vis des risques de la pandémie (les personnes âgées dans les maisons de retraites, les personnes au revenu précaire, les prisonniers). Il importe surtout de souligner que la technologie est au service du développement humain et ne peut être l’outil d’une démagogie d’autant plus triomphante qu’elle est fondée sur la peur. Faute d’une recherche d’un tel dialogue où des voix multiples doivent pouvoir se faire entendre, à défaut du rappel de telles valeurs, je crains bien qu’au lendemain de la crise sanitaire que nous traversons, nous nous réveillons plus désunis et moins humains que jamais[5] et incapable de comprendre pourquoi nous n’avons pu faire de cette crise l’apprentissage d’un vouloir vivre commun et solidaire.

Yves Poullet

[1] Ainsi, les tractations de Google et Facebook avec le gouvernement américain : ““Nous explorons les moyens par lesquels des informations de localisation anonymes agrégées pourraient aider […]. Un exemple pourrait être d’aider les autorités sanitaires à déterminer l’impact de la distanciation sociale” (déclaration du représentant de Google), ou en Belgique, l’initiative commune de trois opérateurs de mobilophonie discutée et partiellement acceptée par le gouvernement belge, suite à l’avis de l’autorité de protection des données. On ajoute que les firmes privées connaissent mieux l’évolution de la pandémie que nos gouvernements : “Alors que les données de bornage des opérateurs sont jalousement conservées par les autorités, en tous cas en France, Google met les pieds dans le plat en divulguant des données d’évolution de la fréquentation de différents types de lieux pour plus d’une centaine de pays. Ainsi chacun peut constater l’efficacité des mesures de confinement par pays et même par région selon plusieurs catégories de lieux.” ( https://www.linformaticien.com/actualites/id/54127/google-maps-mesure-l-efficacite-du-confinement-region-par-region.aspx)

[2] Selon les spécialistes, la précision actuelle suite à l’utilisation de nouvelles fréquences (GNSS et Galileo) permet d’arriver à une précision de 30 cm.

[3] En particulier pour lutter contre les ‘rumeurs’ qui circulent sur les réseaux sociaux. La lutte contre la désinformation sur le coronavirus est une préoccupation de la Commission européenne (voir le site : https://ec.europa.eu/info/live-work-travel-eu/health/coronavirus-response/fighting-disinformation_fr et de l’OMS

[4] Contribution du Comité consultatif national d’éthique, Enjeux éthiques face à une pandémie, 13 mars 2020.

[5] Sur la nécessité de restreindre les mesures de restriction des libertés à la durée de la pandémie (et d’éviter le précédent des mesures prises après l’attentat des Twin Towers en 2001 et devenues perennes), lire : “Where restrictions are being applied, those measures have to be taken solely on a provisional basis and only for a period of time explicitly limited to the state of emergency. It is also crucial that specific safeguards are put in place and that reassurances are given that full protection are afforded to personal data once the state of emergency is lifted.”( Conseil de l’Europe, Joint statement on the right to data protection in the context of the COVID-19 pandemic, 30 mars 2020, www.coe.int/dataprotection; )

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