Transports, travaux, déchets, stationnement: ces entreprises privées qui assurent le service public

Le TEC sous-traite l'exploitation d'une série de lignes régulières à 28 entreprises privées. © Belgaimage
Christophe De Caevel
Christophe De Caevel Journaliste Trends-Tendances

L’Union wallonne des entreprises suggère d’externaliser des missions de service public pour renforcer la part de l’emploi privé en Wallonie. Cela se pratique déjà et les entreprises concernées sont prêtes à accentuer le processus.

Quand vous montez dans un bus du Tec, vous avez une chance sur trois de voyager dans un véhicule privé. Le Tec octroie en effet l’exploitation d’une série de lignes régulières à 28 entreprises privées, qui effectuent plus de 34.000 km par an pour le compte de la société publique, soit 35% du total de ses lignes régulières. “Il y a donc encore des possibilités d’augmenter la part des prestations en lignes régulières par le secteur privé et nous sommes bien entendu prêts à relever le défi, précise Louis Eloy, responsable des services réguliers à la Fédération belge des exploitants d’autobus et d’autocars (FBAA). Des nouveaux services – notamment les lignes rapides – sont régulièrement mis sur le marché et confiés au secteur privé.”

Utilisons le levier du business avec le secteur public pour faire grandir les entreprises wallonnes.”

Olivier de Wasseige (UWE)

Cet exemple, l’Union wallonne des entreprises aimerait le voir se répéter. Dans un récent Position paper, elle invite les pouvoirs publics à externaliser les services qui peuvent l’être pour se concentrer sur les missions régaliennes ou stratégiques. “Ce n’est pas une position idéologique mais une logique éprouvée, affirme Olivier de Wasseige, le CEO de l’UWE. Pourquoi une entreprise confie-t-elle le nettoyage de ses bureaux à une société privée? Pourquoi une usine fait-elle fabriquer ailleurs certaines pièces? Pourquoi des banques ont-elles parfois une centaine d’informaticiens détachés de firmes spécialisées? Parce que c’est plus efficace.”

Des privés déjà très actifs

Cette externalisation existe déjà dans de nombreux domaines. Des sociétés privées donnent des formations pour le compte du Forem, assurent le contrôle du stationnement urbain, collectent les déchets ménagers pour des intercommunales ou, c’est le plus conséquent financièrement, réalisent des chantiers publics. “Dans les pouvoirs locaux, ce n’est pas spécialement en développement, analyse Mathieu Lambert, conseiller à l’Union des villes et communes de Wallonie. Le recours au privé, c’est surtout pour des services spécialisés, comme l’exploitation d’un établissement horeca sur un site touristique. Il faut attirer les visiteurs, rechercher des nouveautés, etc., c’est une démarche très commerciale.” Tantôt la commune optera pour une concession de services (le privé exploite une infrastructure mise à disposition) ou, plus souvent, pour une concession de travaux. Le partenaire privé construit l’infrastructure et se rémunère ensuite sur son exploitation.

Le risque économique est alors transféré sur les épaules de l’opérateur privé, ce qui implique logiquement une rémunération de ce risque et donc un prix plus élevé. “Le prix de la tranquillité fait partie des éléments sur lesquels le pouvoir local choisira de faire appel au privé ou pas, ajoute Mathieu Lambert. On peut comparer cela au ménage qui opte pour le leasing plutôt que l’achat d’une voiture.”

La décision finale relève du choix politique: certaines communes ont un service d’entretien des parcs et jardins, d’autres pas. La plupart des villes confient le contrôle du stationnement à des firmes privées mais Namur le maintient dans le public, les marchés de Noël et autres événements ponctuels sont tantôt sous-traités, tantôt organisés directement par la ville, etc. Il existe aussi, paraît-il, des formules hybrides avec un service public de préparation et de livraison des repas (souvent via le CPAS), dirigé par un chef détaché d’une société de restauration collective.

Quelques chiffres

  • 59,6% : c’est le taux d’emploi en Wallonie, soit le niveau le plus élevé de ces 15 dernières années. La progression est surtout le fait des 50-64 ans, chez qui le taux d’emploi a grimpé de 45 à 57% depuis 2007.
  • 465.000 emplois publics: en Wallonie, il y a 1,4 million de personnes occupées. 36% d’entre elles travaillent pour les administrations publiques. C’est le secteur qui a connu la plus forte hausse d’emplois (+ 52.000 unités) depuis 2010.
  • 20.000 fonctionnaires régionaux: les effectifs des nombreuses unités d’aministration publique ont doublé en 15 ans, atteignant les 10.000 emplois, soit autant que le Service public de Wallonie où l’emploi total est stable.
  • Plus de 100.000 fonctionnaires locaux: les pouvoirs locaux emploient 112.000 ETP (équivalents temps plein). Les principaux employeurs sont les communes (36.000), les intercommunales et les CPAS. Mais il y a aussi plus de 25.000 personnes dans les zones de police et de secours, les provinces et les hôpitaux dépendant des communes ou de leur CPAS. L’emploi communal a crû de 8.000 ETP en 10 ans, surtout via les intercommunales.

Source: IWEPS et UVCW

De la privatisation au partenariat

Quelles peuvent être les raisons qui poussent à confier l’exécution de missions de service public à des entreprises? Le prix ne fait pas forcément la différence, ni même le prix de la tranquillité qu’évoquait l’Union des villes et communes. L’élément décisif, c’est souvent le besoin de compétences spécifiques qui doivent être amorties sur un volume d’activités. “Il faut prendre en compte la notion d’agilité: on utilise le service uniquement quand on en a besoin, dit Olivier de Wasseige. A l’unité, la prestation sera peut-être parfois plus chère mais on ne doit pas entretenir une équipe toute l’année pour une série d’interventions ponctuelles.”

La collaboration peut, en outre, apporter une expertise utile aux pouvoirs publics. Prenons l’exemple de la collecte et du traitement des déchets, une mission publique souvent menée avec des partenaires privés qui disposent d’un matériel qu’une commune ou une intercommunale ne peut pas toujours s’offrir. “Un groupe comme le nôtre apporte aussi une offre environnementale complète (déchets, énergie, eau), confie Philippe Tychon, COO des activités déchets de Veolia-Belux. Nous proposons une gestion digitale des datas (liées à la collecte et au tri des déchets), qui permettent tout type d’analyse et notamment l’optimisation des process.” Quand l’histoire se passe bien, le privé n’intervient pas “à la place” du public mais “avec” lui, dans un véritable partenariat. Philippe Tychon cite ici l’exemple du centre Val’Up (Ghlin), conçu par les intercommunales Idea et Ipalle, avec les groupes Veolia et Vanheede, inauguré au printemps dernier. Val’Up réalise un tri automatisé de 14 flux de déchets issus des sacs de PMC, avec un niveau de pureté de plus de 98%, permettant ensuite le recyclage des différentes matières.

Reconnaître les compétences et l’indépendance de l’administration ferait gagner beaucoup de temps et d’argent à la Wallonie.

Philippe Destatte (Institut Destrée)

Un autre partenariat est celui de Reno+, à travers lequel le Service public de Wallonie, le pôle de compétitivité GreenWin et Embuild (fédération Construction) vont mener ensemble la rénovation énergétique d’un million de logements en 30 ans. “Le public ne pourrait pas faire cela seul mais le privé ne pourrait pas le faire non plus sans la caution publique, concède Françis Carnoy, directeur général d’Embuild-Wallonie. Tous les propriétaires concernés seront contactés. Ils seraient peut-être un peu méfiants face à des sociétés privées, notamment à propos de l’octroi des primes. C’est pourquoi nous mettons en place un immense partenariat public-privé pour mener ce défi à bien dans la durée.”

Effet multiplicateur

La formule est évidemment intéressante pour les privés, sans quoi, ils ne s’y engageraient pas. En matière de transports publics, par exemple, les concessions sont octroyées sur une durée relativement longue (huit ans généralement), ce qui permet aux entreprises de planifier leurs achats de véhicules et leurs engagements de personnel. “Le bémol à cela, c’est la périodicité assez longue d’indexation des contrats, nuance Louis Eloy (FBAA). En période de forte inflation, comme aujourd’hui, cela implique un décalage défavorable entre le niveau des coûts réels du transporteur et la rémunération qu’il obtient du Tec.”

Olivier de Wasseige est convaincu de “l’effet multiplicateur” des commandes publiques pour les entreprises. Cela augmente leur volume d’affaires et permet dès lors des économies d’échelle qui rendront les entreprises plus compétitives. “Assurer des missions de service public, c’est aussi une référence qu’elles pourront valoriser pour obtenir d’autres contrats, poursuit- il. On se plaint souvent de la trop petite taille des entreprises wallonnes, utilisons donc le levier du business avec le secteur public pour les faire grandir, pour leur donner les moyens d’investir, d’innover ou d’exporter vers de nouveaux marchés.”

Agents moins nombreux… et moins politisés

Ces répercussions en cascade impliquent toutefois que les marchés reviennent à des entreprises régionales, ce qui n’est pas toujours le cas avec les appels d’offre européens. “Quand la Province du Hainaut a fermé son imprimerie provinciale, se souvient Philippe Destatte, président de l’Institut Jules Destrée, un think tank consacré à la Wallonie, cela a surtout bénéficié à des imprimeries en Italie, en Pologne ou plus loin encore et pas spécialement aux imprimeries privées en Hainaut.” Pour éviter cela, Françis Carnoy préconise d’affiner les critères d’attribution des marchés, en pondérant l’impact du facteur “prix” dans la comparaison des offres. “Il faut aussi améliorer le local sourcing, y compris dans l’approvisionnement, dit-il. Je ne sais pas si le local, c’est la commune, la région, le pays ou l’Europe mais évitons d’acheter de la pierre bleue de Chine.”

La réflexion de l’Union wallonne des entreprises repose sur un constat budgétaire: les finances régionales ne permettent plus d’entretenir un tel niveau de dépenses publiques. Déléguer une série de missions au privé permettrait à la sphère publique de fonctionner en réduisant ses effectifs d’un tiers, estime l’organisation patronale. “Cela peut être l’objectif à terme mais ne mettons pas la charrue avant les boeufs, précise Françis Carnoy. Il faut d’abord rendre l’administration plus efficiente, par exemple en accélérant l’informatisation des procédures de marché public ou de permis d’urbanisme, avant de diminuer les effectifs.”

L’appel au privé permettrait d’augmenter le volume de formations dans les métiers en pénurie.”

Françis Carnoy (Embuild)

Comment rendre cette administration plus efficiente? Peut-être en commençant par réduire les cabinets ministériels. L’inflation bureaucratique belge provient en effet de la méfiance entre les cabinets et l’administration. Le ministre juge l’administration politisée et il préfère dès lors engager des collaborateurs (une quarantaine en Wallonie, mais le constat vaut largement pour les autres entités du pays) plutôt que de risquer de voir ses projets bloqués par des fonctionnaires d’une autre couleur politique. En fin de législature, les collaborateurs retrouvent souvent un poste dans l’administration – beaucoup d’entre eux sont détachés – et ce roulement entretiendra la suspicion du ministre suivant. Pour enrayer le cercle vicieux, l’UWE propose de limiter les cabinets à cinq collaborateurs et de faire confiance à l’expertise de l’administration pour les aspects techniques des dossiers. “Nous ne demandons pas cela pour 2024, il faudra du temps pour avoir une administration moins politisée, des jurys plus neutres pour les recrutements et promotions, concède Olivier de Wasseige. Mais c’est une évolution utile pour renforcer le rôle de l’administration.” “L’administration est trop peu valorisée, abonde Philippe Destatte. Le politique tourne sur lui-même avec des cabinets où l’on n’a pas la mémoire des choses. Trop souvent, l’administration n’est même pas conviée autour de la table. Reconnaître ses compétences et lui rendre son indépendance ferait gagner beaucoup de temps et d’argent à la Wallonie.”

Valérie De Bue: “Nous devrons faciliter les carrières mixtes public-privé”

Etes-vous favorable à l’externalisation d’une série de missions de service public?

La ligne doit être l’efficience, nous devons regarder chaque fois quelle est la structure la mieux outillée pour rendre le service. Mais cela doit évidemment être régulé et encadré par l’administration et l’autorité publique. Je prends l’exemple du contrôle technique des véhicules. Cette mission est assurée par des entreprises privées mais dans un cadre fixé par la Région et avec une évaluation par le Service public de Wallonie (SPW). Les comparaisons internationales montrent que nous sommes parmi les moins chers d’Europe, pour un service de grande qualité. Mais cela ne veut pas dire que tout peut être sous-traité au privé. C’est une analyse à faire au cas par cas et sans tabou.

Transports, travaux, déchets, stationnement: ces entreprises privées qui assurent le service public
© Belgaimage

L’administration pourrait-elle fonctionner correctement en ne remplaçant que deux départs sur trois, comme le suggérait l’UWE?

Notre priorité, c’est d’augmenter l’emploi privé pour atteindre l’objectif d’un taux d’emploi de 80%. Au SPW, le cadre est constant depuis 2005, en dépit de transferts de compétences. Cela atteste d’une volonté de maîtrise de nos dépenses. Dans les UAP (unités d’administration publique, comme le Forem ou l’Aviq, Ndlr), en revanche, l’emploi a progressé. C’est pourquoi, lors de notre conclave budgétaire, le gouvernement a clairement décidé de miser sur les possibilités de mobilité et de synergies entre le SPW et la myriade d’UAP plutôt que de continuer à augmenter les effectifs.

Le statut des fonctionnaires permet-il cette mobilité?

Les agents des UAP relèvent du code de la fonction publique, donc, oui, c’est parfaitement faisable avec le statut actuel. Nous avons besoin d’un service public fort, souple mais aussi budgétairement tenable. Nous avons lancé la réflexion, avec des académiques, pour imaginer le modèle de la fonction publique à l’horizon 2030. Pour moi, il devra faciliter les carrières mixtes public-privé et évoluer vers un management plus participatif. Des choses se mettent en place mais, il faut reconnaître qu’elles ne sont pas encore véritablement appliquées de la tête aux pieds de la structure. Je suis optimiste. Je vois par exemple que pour le SPW digital, ce nouveau service transversal, nous avons réussi à mettre en place un cadre plus souple avec des barèmes et des profils de fonction différents. C’est un début de réponse aux évolutions de la société. Le Position paper de l’UWE, pour moi, c’est un appel au dialogue pour construire ce modèle public de demain.

La voie vers des statuts mixtes

Le président de l’Institut Destrée suggère par ailleurs de renforcer l’autorité de la directrice générale sur l’ensemble du Service public de Wallonie (SPW). “L’organisation est trop fragmentée, chaque ministre considère le directeur général de son ou ses départements comme ‘son’ directeur général, dit-il. Il n’y a pas d’autonomie. Un tel management dans une entreprise conduirait directement dans le mur.”

Olivier de Wasseige souhaite aussi revoir le management, avec des strates hiérarchiques moins pesantes, ainsi que le statut des fonctionnaires. “Nous devons évoluer vers des statuts mixtes, où les gens seraient fonctionnaires une partie de la semaine et employés dans le privé ou indépendants l’autre partie, dit-il. Cela permettrait de répondre à des besoins criants dans la formation et l’enseignement. Des personnes en fin de carrière mais aussi des jeunes aimeraient ces carrières mixtes. Il faut d’urgence favoriser les passerelles entre les statuts.” “L’appel au privé permettrait d’augmenter le volume de formations dans les métiers en pénurie, renchérit Françis Carnoy (Embuild). Cela existe déjà mais il faut étendre ces formules pour attirer des jeunes vers les métiers de la construction.”

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