“Si nous ne réglons pas les inégalités, nous allons droit dans le mur”

Donald Trump © REUTERS

La montée des inégalités met notre démocratie en danger, avertit l’économiste belge Paul De Grauwe. Certains utilisent leur fortune colossale pour entrer en politique et mener un programme qui sert leurs intérêts personnels. Suivez son regard…

Professeur à la London School of Economics (LSE) et professeur émérite à la KU Leuven, Paul De Grauwe est un de nos économistes les plus réputés. Il ne rechigne pas à aborder les sujets les plus sensibles, comme la consommation de cannabis. Voici quelques semaines, il a publié, avec le criminologue Tom Decorte et le toxicologue Jean Tytgat, un texte appelant à la libéralisation encadrée de la consommation de cette drogue.

Que pense-t-il de l’année 2017 ? Dans l’entretien qu’il nous a accordé, le professeur de la LSE se refuse à émettre toute prévision. Mais il met en garde contre plusieurs dangers menaçants. Le premier est celui de l’inachèvement de la zone euro et la mécompréhension par les eurocrates de Berlin et Bruxelles du fonctionnement des marchés. Pour lui, le bail in, c’est-à-dire le fait que les directives européennes obligent désormais les créanciers importants, tels les détenteurs de gros dépôts, à payer pour sauver une banque est une ” fiction “.

Une autre menace provient du fait que le processus de globalisation de l’économie atteint ses limites, en raison des problèmes environnementaux qu’il suscite, mais aussi des inégalités qu’il a apportées. Il faut remédier à ces problèmes, ” sinon nous allons dans le mur “, prévient-il.

PAUL DE GRAUWE. Il y en a beaucoup. Le premier est en relation avec l’élection de Donald Trump et ses conséquences sur l’économie mondiale. Celles-ci ne sont pas encore très claires. Que va-t-il faire ? Va- t-il mettre à exécution sa menace de mener une politique protectionniste ? Si ce devait être le cas, ce serait naturellement une très mauvaise nouvelle puisque cela déboucherait sur une guerre commerciale dont personne ne sortirait vainqueur.

Le deuxième risque concerne le Brexit et l’incertitude qui l’entoure. Le Royaume-Uni ne sait pas comment conduire ce processus et cela crée pas mal d’incertitude dans le pays, mais aussi chez ses voisins.

Et puis il y a en troisième lieu une série d’élections importantes qui doivent advenir prochainement. La plus importante est l’élection présidentielle en France. Je n’ose pas y penser, mais si jamais Marine Le Pen la gagnait, ce serait une catastrophe. Bien sûr, on peut partir du principe que cela n’arrivera pas, mais on ne sait jamais…

Ce sont des risques essentiellement politiques ?

“Un économiste sérieux ne peut pas se lancer dans des prévisions. Et ceux qui en font discréditent le métier d’économiste.” © BELGA IMAGE

En effet, mais avec de fortes implications économiques. On peut ajouter un autre danger, c’est celui qui menace en Italie. Le système bancaire de ce pays reste fragile et il est possible que la crise de certaines institutions financières italiennes puisse se transformer en une crise systémique.

Quand on voit justement le risque important qu’une crise bancaire en Italie pourrait faire surgir dans toute l’Europe, on peut regretter que les solutions mises ne place en Europe ne soient pas encore complètes ni optimales.

Vous pensez au bail in ?

Entre autres.

Oui, c’est une très mauvaise idée. Ce bail in est une fiction politique, créée à Bruxelles et Berlin, mais il ne marchera jamais. Ceux qui l’ont proposé ne comprennent pas la problématique des banques et du marché. C’est une tentative de responsabiliser le marché lorsque survient une crise. Mais quand survient une crise, tout le monde fuit. Quand une crise systémique menace, les marchés s’effondrent. Vous ne pouvez donc pas vous reposer sur eux pour offrir une solution ! Seuls les pouvoirs publics peuvent agir. Vous pouvez toujours vous opposer et dire que vous n’êtes pas d’accord de faire payer les contribuables, mais c’est de la fiction.

Est-ce que nous ne souffrons pas aussi du fait que l’union bancaire n’est pas encore réalisée ? Il manque par exemple encore un fonds de garantie des dépôts commun à la zone euro ?

Profil

Paul De Grauwe, professeur à la London School of Economics.
Paul De Grauwe, professeur à la London School of Economics.© BELGA IMAGE

• Né le 18 juillet 1946 à Uccle.

• Docteur en économie (KU Leuven et Johns Hopkins University, Baltimore).

• Professeur émérite à la KU Leuven.

• A enseigné un peu partout dans le monde : Université de Paris IX Dauphine, Université de Tilburg, Wharton School, Collège d’Europe à Bruges.

• A effectué diverses missions pour la Commission européenne, le FMI, la Fed.

• De 1991 à 2003 : parlementaire VLD.

• Depuis 2012 : professeur à la London School of Economics.

Oui, c’est vrai. S’il y a une crise bancaire en Italie aujourd’hui, seuls les pouvoirs publics italiens sont à même de la résoudre. Il n’y a pas de solution commune européenne. Or vous avez raison, une union bancaire ne pourra exister que si une crise, quand elle survient, peut être résolue de manière commune et s’il existe une volonté des Etats d’agir de manière commune. Cela suppose donc de pouvoir organiser des transferts. Mais l’Allemagne y est viscéralement opposée. Donc vous ne pouvez pas avoir d’union bancaire aujourd’hui. Cela aussi est une fiction, une construction qui ne tient que sur papier…

Vous êtes pessimiste sur le futur de l’union monétaire ?

Oui, je suis pessimiste à ce sujet. Je crois que nous sommes loin d’une solution, d’une structure, d’une gouvernance qui pourrait protéger la zone euro, et donc si une nouvelle crise devait se déclencher, nous ne serions pas en mesure de pouvoir l’appréhender de la bonne manière.

Pour l’an prochain, cela signifie encore de la volatilité, des inquiétudes pour la zone euro ?

Oui, vraisemblablement.

Dans une tribune publiée par le journal ” De Morgen “, vous avez aussi été critique sur le rôle des médias joué notamment lors des élections présidentielles américaines et du référendum britannique.

La dynamique de globalisation a atteint ses limites. Et les limites sont l’environnement et la distribution inégale des richesses.”

Je voulais surtout mettre en lumière la multiplication de fausses nouvelles sur les réseaux sociaux, qui redirigeaient les internautes vers des sites de fake news, de fausses informations, des sites qui ont vu leurs revenus publicitaires augmenter parce que tout le monde cliquait sur leurs pages. Le danger est que les médias classiques, face à la concurrence de ces sites de ” désinformation “, soient poussés eux aussi à donner de la publicité aux mensonges les plus extravagants. De là à ce que ce phénomène s’observe aussi dans le monde des médias belges, il y a encore de la marge. Il existe néanmoins un risque potentiel.

Sur plus long terme, on voit que la croissance reste faible. Nous sommes encore plongés dans une grande stagnation ?

Cela reste une donnée structurelle. La baisse de la productivité est observable depuis un certain temps, et cela tient à ce que le secteur privé, mais aussi le secteur public, n’investissent pas suffisamment. Les investissements publics ont très fortement diminué. Il n’y a cependant pas de fatalisme. Si nous sommes prêts à dépenser davantage en investissements publics, nous pouvons aider la croissance à repartir. Ce n’est toutefois pas ce à quoi nous assistons aujourd’hui.

Relancer l’investissement public, c’est l’une des propositions de Donald Trump !

En effet. Mais c’est la seule proposition positive de son programme. Les autres mesures fortement teintées de protectionnisme sont très négatives.

C’est d’ailleurs curieux cette réaction des marchés à la victoire du candidat républicain. Comme si les investisseurs ne retenaient que le côté positif (les investissements), et oubliaient l’impact négatif sur la croissance que les mesures protectionnistes devraient avoir.

J’ai cessé de m’interroger sur le sujet. Les marchés financiers sont mus par des éléments irrationnels, aberrants. Il n’y a pas de tendance ou de leçons à en tirer !

Vous dites aussi que l’impact sur l’environnement de l’accroissement du commerce mondial (la multiplication des transports et la hausse des émissions de gaz à effet de serre) et les inégalités dans la distribution des richesses sont des obstacles à la poursuite de la globalisation de l’économie. Pourquoi ?

Cette dynamique de globalisation a en effet atteint ses limites. Et les limites sont en effet l’environnement et la distribution inégale des richesses. Ce dernier point a joué un grand rôle ces dernières années. Certes, pour un certain nombre, la globalisation a été une bonne nouvelle. Mais pour d’autres, pas du tout. Tant que nous n’aurons pas de mécanisme permettant de compenser les pertes subies par les perdants de la globalisation, nous aurons un problème. Or, nous avons fait l’inverse ces dernières années : la répartition des richesses a été réalisée au profit des très riches, qui ont aussi profité de la baisse des tarifs fiscaux. Ce qui a mis dans nos pays le financement de la sécurité sociale sous pression. Il faut absolument changer cela, sinon le libre-échange sera rejeté par une partie de la population. Je ne suis pas en faveur d’un retour au protectionnisme, au contraire. Mais si nous ne corrigeons pas ces tendances, nous risquons d’avoir un retour de bâton politique et social qui nous ramènera dans la mauvaise direction, celle du protectionnisme.

La solution ?

Cela suppose par exemple de remonter les barèmes fiscaux pour les revenus les plus élevés. Dans les années 1980, aux Etats-Unis ou au Royame-Uni, les tranches les plus élevées étaient ponctionnées à plus de 90 %. Aujourd’hui on est à 30 ou 40 %. La progressivité de l’impôt a baissé de manière dramatique. Il faudrait la restaurer. Prenez les joueurs de football, ces jeunes qui frappent sur une balle et ne paient pratiquement pas d’impôt, il faut corriger cela, sinon nous risquons tôt ou tard de nous diriger droit dans le mur.

Vous ne croyez pas qu’il faille préserver des incitants pour les entrepreneurs qui créent de la valeur ?

Allons, il faut être sérieux ! Je ne crois pas qu’il faille verser des millions d’euros de rémunération aux footballeurs pour qu’ils jouent mieux. De même, si l’on fait retomber la rémunération d’un top manager de 30 millions à 2 millions, ne je crois pas qu’il fera moins d’effort ! Les incentives sont justifiés pour les travailleurs de la classe moyenne, mais pas pour ceux qui sont au sommet.

Mais certaines rémunérations sont le résultat d’une innovation. Il n’y a pas de différences entre un entrepreneur qui invente un nouveau produit et un haut manager d’une entreprise ?

Je n’ai pas de problème avec un entrepreneur qui gagne des millions parce qu’il a inventé quelque chose. Mais à partir du moment ou un patron gagne des milliards, si. Il y a des limites à poser, d’autant que, la plupart du temps, ces milliards sont le résultat du hasard, comme l’évolution favorable du marché boursier. Je crois qu’il faut d’autant plus y mettre des limites que cela menace la démocratie. Ces grandes fortunes peuvent se servir de leur argent pour acheter le pouvoir politique, pour mettre leur intérêt à l’abri. Certains milliardaires se servent de leur fortune pour faire de la politique et pour défendre leur intérêt personnel via la mise en place d’une certaine politique… Il n’y a dès lors plus de démocratie.

On peut vous demandez si vous avez quelques prévisions pour 2017 ?

(Rires) Non, non. Un économiste sérieux ne peut pas se lancer dans des prévisions. Et ceux qui en font discréditent le métier d’économiste.

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