Santé, chômage, pensions… La sécurité sociale pourrait-elle être encore la cible d’économies dans le futur?

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Quand les citoyens applaudissent les soignants tous les soirs à 20 h, quand les entreprises ont recours au chômage économique pour des centaines de milliers de travailleurs, la sécurité sociale peut-elle, demain, être encore la cible d’économies ?

Protégez-vous, soignez-vous, aidez-vous… Ces imprécations entendues des milliers de fois ces derniers jours, c’est le travail quotidien de la sécurité sociale. Evidemment, ce travail a un prix : 80 milliards d’euros, salariés et indépendants additionnés. Des chiffres tirés des bilans 2018, les derniers en date des institutions concernées. Les gouvernements successifs ont cherché à grappiller, certains plus que d’autres, des économies dans cette impressionnante masse financière. Pourront-ils continuer à agir de la sorte après l’épidémie de coronavirus ? Non, répondent en choeur nos interlocuteurs. ” Tout le monde réalise que sans la sécurité sociale, nous ne serions pas en capacité de faire face à ce genre de crise, estime Olivier Valentin, secrétaire national de la CGSLB (syndicat libéral). La sécurité sociale et les services publics sont au coeur de notre modèle de société. Cela va être durablement ancré dans la conscience des citoyens et, par conséquent, dans l’esprit des politiques. ”

Bruno Colmant, CEO de la Banque Degroof:
Bruno Colmant, CEO de la Banque Degroof: ” On ne peut pas gérer un Etat comme une entreprise, l’objectif n’est pas de maximiser le profit mais d’organiser une forme de tempérance sociale. “© BELGAIMAGE

On voit effectivement mal Maggie De Block ou une autre future ministre de la Santé réclamer de nouvelles économies dans les soins de santé. La question se posera pourtant assez vite, en raison d’une nouvelle loi de financement qui produira ses pleins effets à partir de 2021. Elle revoit notamment le mécanisme de la dotation d’équilibre de la sécurité sociale. Cette dotation représentait 2,3 milliards en 2018, après avoir dépassé les 6 milliards certaines années. Elle était accordée de manière quasi automatique. Désormais, elle dépendra d’une série de facteurs de ” responsabilisation ” (lutte contre la fraude, bonne application des mesures gouvernementales, etc.) et sera donc directement à la merci des objectifs ministériels. ” La manière dont cette dotation d’équilibre sera déterminée en 2021 constituera un bon indicateur des leçons que le monde politique aura tirées de l’épidémie de coronavirus “, pointe François Perl, directeur général du service Indemnités de l’Inami (assurance maladie).

La santé, variable d’ajustement budgétaire

Bruno Colmant, CEO de la Banque Degroof, veut croire que les paradigmes auront changé et que les temps ne seront plus aux économies tous azimuts. ” Les dépenses sociales vont augmenter, dit-il. Chacun réalise aujourd’hui les bienfaits de l’Etat social. La mission première est d’assumer le bien-être de la population, pas de respecter les critères de Maastricht. Cela n’est vraiment plus essentiel car la dette publique est financée à des taux négatifs. ” L’économiste Maxime Fontaine, chercheur au Dulbea (ULB) et spécialiste de la sécurité sociale, nuance ce point de vue. ” Réduire les budgets des soins de santé et de la recherche dans ces domaines, cela va effectivement être compliqué, explique-t-il. Mais nous allons au-devant d’une crise économique très importante, l’Etat devra trouver des marges de manoeuvre. Il y a, selon moi, un vrai risque que l’on soit nettement plus attentifs aux dépenses dans les branches chômage et incapacité de travail de la sécurité sociale. ” Par le passé, poursuit-il, la variable d’ajustement des budgets de la sécurité sociale fut plutôt les soins de santé (d’où les nombreux mouvements de grogne dans le secteur). Pour une raison assez simple : en matière de pension ou de chômage, le gouvernement fixe les règles du jeu et les partenaires sociaux, qui cogèrent la sécurité sociale, ne peuvent que s’y conformer. ” Leur seule vraie marge de manoeuvre, c’est la santé, dit Maxime Fontaine. Cela met beaucoup de pression sur le secteur. ”

Santé, chômage, pensions... La sécurité sociale pourrait-elle être encore la cible d'économies dans le futur?

Si les soins de santé étaient dans le viseur budgétaire, c’est aussi parce qu’ils représentent 48% des dépenses de l’ONSS et qu’une partie des acteurs (lisez les sociétés pharmaceutiques et une partie du corps médical) gagnent très bien leur vie. Les dépenses de chômage ont, elles, diminué de 30% en 10 ans et sont désormais sous les 7 milliards. Cela s’explique par les créations d’emploi et la diminution des prépensions (les gens sont alors à charge de l’Onem, pas des Pensions) mais aussi par un glissement vers l’invalidité, dont les indemnités ont crû de 78% en 10 ans.

La Belgique, championne des dépenses sociales publiques

La Belgique dépense-t-elle trop pour sa protection sociale ? On peut le penser à la lecture des statistiques comparatives de l’OCDE : notre pays est proportionnellement le deuxième plus dispendieux au monde (derrière la France), avec des dépenses sociales publiques qui atteignent 28,9% du PIB.

” Nous voyons aujourd’hui les atouts de la force publique, pointe Bruno Colmant. On ne peut pas gérer un Etat comme une entreprise, l’objectif n’est pas de maximiser le profit mais d’organiser une forme de tempérance sociale. ” Le système social belge se caractérise par sa très large accessibilité. La part payée directement par les patients dans les soins de santé est la plupart du temps dérisoire. Quand on additionne les parts publiques et privées du financement de la sécurité sociale, la Belgique reste dans le peloton de tête mais elle recule de quelques échelons. Le Danemark, la Finlande ainsi que des pays auxquels on se compare souvent comme l’Allemagne, l’Autriche et les Pays-Bas passent alors devant le nôtre. ” Aux Etats-Unis, les dépenses de santé représentent 15% du PIB mais seulement 50% des habitants y ont accès, dit Maxime Fontaine. Chez nous, elles représentent entre 10 et 11% du PIB et toute la population y a accès. Il me semble dès lors difficilement justifiable d’affirmer que le privé serait par nature plus efficace. ”

Maxime Fontaine, économiste au Dulbea (ULB)
Maxime Fontaine, économiste au Dulbea (ULB) ” Nous allons au-devant d’une crise économique très importante, l’Etat devra trouver des marges de manoeuvre.: “© PG

Le coût est donc celui de l’accessibilité mais aussi d’un certain dimensionnement pour réduire autant que possible l’engorgement. ” Si la Belgique a mieux résisté que d’autres à la crise de 2008, c’est grâce au rôle de stabilisateur automatique qu’a joué la sécurité sociale, estime François Perl. Dans la crise actuelle, notre taux de lits des soins intensifs, plus élevé qu’ailleurs, nous aidera peut-être à tenir plus longtemps et à limiter les effets de l’épidémie. ” A force d’optimaliser pour réduire les coûts (ce qui se fait aussi en Belgique, le personnel hospitalier l’a rappelé lors de plusieurs manifestations ces dernières années), l’infrastructure est rapidement dépassée dans des circonstances exceptionnelles. ” Notre système très décentralisé, qui laisse une marge de manoeuvre aux hôpitaux, me semble aussi un avantage dans la situation actuelle, poursuit ce directeur de l’Inami. Ils ont pu s’organiser et coopérer entre eux. ”

Des cotisations très souvent éludées

Si l’on veut préserver, voire développer, la solidarité à travers la sécurité sociale, il faut donc trouver des moyens. ” Il faudra s’assurer de l’équité dans le financement, insiste Olivier Valentin. Il existe déjà un financement alternatif provenant des recettes de la TVA et du précompte mobilier. Pourquoi ne pas élargir le financement, en particulier pour les soins de santé ? ” L’une des pistes pourrait être aussi de limiter les exceptions au régime général. La principale source de financement de la sécurité sociale, ce sont les cotisations versées par les employeurs (71% des recettes de l’ONSS). En 2018, elles ont dépassé les 60 milliards d’euros (en intégrant les vacances annuelles des ouvriers, le fonds de sécurité d’existence, etc). Diverses réductions de cotisations ont été accordées au fil du temps par l’Etat et les Régions, afin d’inciter les entreprises à embaucher. Elles représentent ensemble la coquette somme de 9,3 milliards d’euros, a recensé le Bureau du Plan.

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Les cotisations sociales sont aussi éludées par le recours à une série de rémunérations annexes (voitures de société, chèques-repas, etc.), au moins partiellement défiscalisées. Cela prive la sécurité sociale de 2,6 milliards d’euros de recettes, a calculé la FGTB sur la base d’un recensement de ces avantages extra-légaux opérés par le secrétariat social SD Worx. ” Il y a trop de régimes dérogatoires qui ne contribuent pas ou pas assez “, affirme le syndicat socialiste qui dénonce aussi le fait que ces avantages profitent surtout aux revenus déjà les plus élevés. D’où cette quadrature du cercle : sans ces allègements de cotisation, il n’y aurait sans doute pas eu autant de création d’emplois ces dernières années. Mais en raison notamment de ces allègements, ces créations d’emplois ne suffisent pas pour permettre à la sécurité sociale d’assumer les besoins croissants en pensions et en soins de santé.

Des forfaits à l’allocation universelle

Dans ces premières mesures de soutien aux entreprises et aux travailleurs forcés d’arrêter leurs activités en raison du confinement, les gouvernements ont opté pour des aides forfaitaires. C’est le cas du droit-passerelle pour les indépendants (1.291 euros, portés à 1.614 euros si le bénéficiaire a charge de famille) ou du complément de 150 euros apporté aux personnes en chômage économique, et qui ne toucheront dès lors plus que 70% de leur salaire. ” Une allocation universelle en temps de crise “, a aussitôt commenté le président du MR Georges-Louis Bouchez, farouche partisan du revenu de base.

Faut-il y voir un premier petit pas vers une évolution fondamentale de notre sécurité sociale et dans laquelle chacun contribuerait selon ses moyens pour recevoir la même chose en cas de besoin (chômage, pension, maladie) ? ” Cela ne cadrerait pas vraiment avec la logique assurantielle de notre système, répond Maxime Fontaine. Le gouvernement devait agir très vite. Le forfait lui permet de le faire, en ayant une bonne lisibilité du coût de la mesure. En outre, cela aide proportionnellement plus les personnes à faibles revenus. Ce qui, je pense, était l’un des buts. ” ” Il faut conserver ce lien avec le salaire et cette logique d’assurance, abonde Olivier Valentin. Cela n’empêche cependant pas d’y intégrer des mécanismes de solidarité, comme c’est le cas avec les plafonds, souvent assez bas, qui entrent en compte dans le calcul des allocations. ”

Bruno Colmant, en revanche, est convaincu que l’évolution de la protection sociale passera par une forme ou une autre de revenu de base. Et peut-être plus vite qu’on ne le pense. Au vu de l’ampleur de la crise qui s’annonce dans les prochains mois, il imagine ” l’octroi d’une allocation universelle à tous les Belges afin qu’ils puissent subvenir à leurs besoins de première nécessité si le lock-down se prolonge “. ” En 2021, cette allocation serait automatiquement déclarée à l’impôt des personnes physiques, mais taxée de 0 à 100 % selon que le niveau des autres revenus est faible ou élevé et du contexte de l’économie, précise-t-il. La justice sociale serait effectuée par une correction fiscale. ”

“Les solidarités spontanées doivent être cadrées pour pouvoir durer”

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Professeur de sociologie à l’université de Liège, Bruno Frère distingue la solidarité primaire qui s’exprime aujourd’hui dans la population ou les entreprises et la solidarité secondaire, construite à plus grande échelle à travers la sécurité sociale.

TRENDS-TENDANCES. De nombreuses initiatives citoyennes ont émergé, notamment via les réseaux sociaux, pour faciliter la vie en cette période d’épidémie. Ces nouvelles solidarités vont-elles avoir un effet à plus long terme ?

BRUNO FRÈRE. Ces initiatives sont salutaires, belles, démocratiques, heureuses. Elles montrent que notre société n’est pas aussi individualiste qu’on ne le dit. Mais très franchement, je ne pense pas que ces initiatives spontanées laisseront des traces au-delà de l’épidémie. A moins qu’elles ne s’institutionnalisent, qu’elles donnent naissance à des formes de nouvelles formes de gestion de la collectivité et de la vie sociale. Il faut qu’elles soient organisées et cadrées légalement pour perdurer.

Vous dites pourtant que notre société n’est pas si individualiste que cela…

Il ne faut pas se leurrer. Ce que nous voyons, c’est ce que les sociologues appellent la solidarité primaire, envers la famille, les proches, le quartier, etc. On n’a jamais construit de solidarité à grande échelle en partant de cette solidarité primaire. Il a fallu passer par des luttes sociales, par des combats syndicaux pour que l’Etat intervienne et exige un certain partage des richesses pour construire la sécurité sociale et tout ce que nous connaissons en matière de pensions, de soins de santé ou d’allocations de chômage. Donc, ne nous berçons pas d’illusions. Aider ses voisins en faisant leurs courses, c’est très bien mais ça ne changera jamais la face de la société.

Ces actions spontanées ne montrent-elles pourtant pas que nos sociétés ont envie de solidarité ? Le monde politique ne pourrait-il pas s’appuyer là-dessus, sur cette solidarité primaire, pour construire une solidarité secondaire ?

Ce qu’il ne faudrait surtout pas faire, c’est partir de cette solidarité primaire pour se dire ” les collectifs de quartier s’organisent très bien, on peut continuer à prendre des mesures d’économie dans la sécurité sociale “. La base du raisonnement, pour beaucoup, c’est que les soins de santé coûtent cher et qu’il faut diminuer ce coût. J’espère que cette crise va réveiller la classe politique, qu’elle va réaliser que nous possédons, en Belgique, un véritable bijou avec notre sécurité sociale et nos soins de santé. Ce bijou, il faut des moyens pour l’entretenir. Et si nous faisons cela, alors, ce sera de la vraie solidarité.

Et donc, la crise et les réactions de la population auront réussi à infléchir le cours des choses pour la sécurité sociale…

Nous pouvons évidemment espérer que les ministres de la Santé cesseront de clamer que le système coûte trop cher et que celles et ceux qui réclameront encore des économies et des rationalisations auront de grosses inquiétudes à se faire pour la suite de leur carrière. Les élus doivent reprendre la barre et gouverner, en Belgique comme dans toute l’Europe. C’est à eux qu’il revient de gouverner l’économie et non l’inverse, c’est à eux et non à l’économie de diriger les services publics. Cette terrible pandémie est peut-être une occasion de replacer les choses dans le bon ordre et d’entretenir ce bijou que nous avons en Belgique.

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